vendredi 16 décembre 2011

L’Ascenseur de Ste Thérèse de Lisieux

Vous le savez, ma Mère, j’ai toujours désiré d’être une sainte, mais hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé aux pieds des passants.
Au lieu de me décourager, je me suis dit : le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c’est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections, mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d’inventions, maintenant ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection. Alors j’ai recherché dans les livres saints l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir, et j’ai lu ces mots sortis de la bouche de la Sagesse éternelle : Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi (Pr 9,4). Alors je suis venue, devinant que j’avais trouvé ce que je cherchais et voulant savoir, ô mon Dieu ! ce que vous feriez au tout petit qui répondrait à votre appel, j’ai continué mes recherches et voici ce que j’ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ! » (Is 66,13.12) Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l’ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. »

Extrait d' Histoire d’une âme; Ste Thérèse de Lisieux

dimanche 11 décembre 2011

Marie de Hennezel

"Sans doute nous faut-il faire le deuil de la beauté objective de nos corps. Ils s'useront. C'est certain! Malgré les progrès de la chirurgie esthétique, de la cosmétique, de l'hygiène. Même si nous faisons du sport, que nous surveillons notre alimentation. Nous ne pouvons pas faire l'économie de ce deuil.
Lorsqu'on accepte de perdre quelque chose, autre chose vient. C'est la dynamique du deuil. Ce n'est pas une consolation, c'est une réalité. Mais on l'oublie. Aussi je crois sincèrement que nous parviendrons à nous aimer sous nos rides, sous les plis et les poches de notre peau. Nous guérirons de nos blessures narcissiques et les autres verront en nous une autre beauté."

"La chaleur du coeur empêche nos corps de rouiller" "vieillir sans être vieux"
Marie de Hennezel

mardi 6 décembre 2011

Tibhirine : Testament spirituel du Père Christian de Chergé

QUAND UN A-DiEU S’ENVISAGE...

Prieur des moines cisterciens de Tibhirine en Algérie, égorgés le 21 mai 1996.
 
S’il m’arrivait un jour - et ça pourrait être aujourd’hui - d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNEE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat. Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui- là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cour à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut- être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Eglise, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes soeurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Incha Allah !
Alger, l décembre 1993.
Tibhirine. l janvier 1994.

Ma vie

"Ma vie a pour leitmotiv la lutte contre les faux scintillements qui éclipsent la vraie lumière, contre la complexité qui tue la simplicité, contre les apparences vulgaires qui diminuent la vraie grandeur."

Maxime Gorki

Les pieds sur terre

Amis pèlerins régalez vous.

«Méditer sur les pieds c’est méditer sur les fondements de notre commune humanité. Je suis devenu plus attentif à tout ce que permettent les pieds. Ils ont notamment deux fonctions merveilleuses : à l’arrêt, ils permettent le maintient de l’équilibre vertical ; dans le mouvement de marche, ils inaugurent un déséquilibre du corps qui se récupère dans un nouvel équilibre, et ainsi de suite. Garder ou trouver l’équilibre suppose une subtile coordination de tous les muscles du pied, entre eux et avec tous ceux du reste du corps. Je saisi mieux pourquoi l’expression « il a bien les pieds sur terre » a fini par désigner quelqu’un qui fait preuve d’un bon équilibre personnel, c’est-à-dire qui a un juste rapport à sa propre condition humaine. […] Ma tête écoute-t-elle le message de mes pieds qui me redisent que tout en moi est issu du sol, puis de l’animalité, et sans cesse en communication vitale avec le cosmos ; ou au contraire ma tête élabore-t-elle des élucubrations par trop coupées des humbles réalités ?
Ces quelques réflexions m’invitent à relire l’épisode du buisson ardent en Ex 3,1-16. En effet, Moïse, en train de faire paître le troupeau de son beau-père, fait un détour pour voir de plus près cette chose étonnante : un buisson qui brûle sans se consumer ! Alors Dieu l’appelle du milieu du buisson, et, avant de lui révéler son nom (Ex 3,14), lui demande de retirer ses sandales, c’est-à-dire de mettre ses pieds au contact direct du sol. Je sais bien que le motif donné par Dieu pour exiger ce geste est « que le lieu où se tient Moïse est une terre sainte » (Ex 3,5). Mais j’aime méditer sur le fait que l’oreille n’est apte à entendre ce qui est le plus sublime, à savoir la révélation du nom même de Dieu, que si les pieds sont bien sur terre. Le récit va d’ailleurs plus loin, car, avant de prononcer son nom, « Je suis qui je serai », Dieu décrit à Moïse la situation de détresse qui est celle des Hébreux : « J’ai vu la misère de mon peuple en Egypte, et je l’ai entendu crier sous les coups de ses gardes-chiourmes » (Ex 3,7). Ainsi, on est capable d’entendre en vérité le nom du Seigneur que si, gardant les pieds au contact du sol, à partir duquel on a été façonné, on ouvre d’abord les yeux, en compagnie de Dieu, sur les aliénations et les conflits de ce monde.
Bien plus, une telle vision doit non seulement provoquer la compassion, mais aussi rendre disponible à une mission de libération : « Va, auprès de Pharaon, libérer mon peuple » (Ex 3,9-10). Pas de communion avec Dieu qui ne se traduise par une compassion envers celui qui est méprisé ou exploité. Pas de mystique authentique qui ne remette les pieds du croyant dans les conflits des hommes, et ne s’efforce avec eux de les résoudre. Jésus, nouveau Moïse, en est l’illustration parfaite. »

Xavier Thévenot « Avance en eau profonde ! » (DDB, 1997)

mercredi 6 avril 2011

A l’écoute des rires et de la tendresse

Il faut savoir que  les gestes de la tendresse sont plus fragiles que des boutons fraichement éclos à l’aube d’un printemps, mais que leurs effets restent longtemps inscrits dans le souvenir de toutes nos saisons.
Nous sommes tous des nostalgiques de la tendresse, et notre mémoire,  en garde la trace vivace aux creux de nos errances.
Les gestes de la tendresse s’offrent dans la simplicité d’un regard, dans l’émerveillement d’un accueil, dans l’imprévisible d’un abandon.
S’il arrive à la tristesse de suinter comme un cri silencieux, chez ceux qui ont vécu l’abandon ou l’incompréhension, la tendresse, elle, rayonne et répand sa générosité plus loin que le présent.
Il faut apprivoise la tendresse, elle n’est pas acquise dans nos cultures, mais si vous la laissez pénétrer, alors ses rires vous porteront vers le meilleur de vous même.
A l’écoute des rires de la tendresse, la vie retrouve son mouvement le plus naturel, elle dansera en vous.

Lettres à l’intime de soi
Jacques Salomé

mardi 29 mars 2011

La grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite

Imaginez une marmite remplie d’eau froide, dans laquelle nage tranquillement une grenouille. Le feu est allumé sous la marmite. L’eau se chauffe doucement. Elle est bientôt tiède. La grenouille trouve cela plutôt agréable et continue de nager.
La température commence à grimper. L’eau est chaude. C’est un peu plus que n’apprécie la grenouille, mais elle ne s’affole pas pour autant, surtout que la chaleur tend à la fatiguer et à l’engourdir.
L’eau est vraiment chaude, maintenant. La grenouille commence à trouver cela désagréable, mais elle est aussi affaiblie, alors elle support, elle s’efforce de s’adapter et ne fait rien.
La température de l’eau va ainsi continuer de monter progressivement, sans changement brusque, jusqu’au moment où la grenouille va tout simplement finir par cuire et mourir, sans jamais s’être extraite de la marmite.
Plongée d’un coup dans une marmite à 50°, la même grenouille donnerait immédiatement un coup de pattes salutaire et se retrouverait dehors.

Cette expérience est riche d’enseignements. Elle nous montre qu’une détérioration suffisamment lente échappe à la conscience et ne suscite, la plupart du temps, pas de réaction, pas d’opposition, pas de révolte de notre part. N’est ce pas précisément ce que nous observons aujourd’hui dans de nombreux domaines ?
La santé par exemple, peut se détériorer insensiblement mais surement. La maladie est souvent le résultat d’une alimentation dévitalisée, industrialisée, encrassante –voir toxique-, couplée avec le manque d’exercice, le stress et une gestion maladroite de nos émotions et de notre vie relationnelle. Certaines maladie mettent ainsi dix, vingt ou trente ans à se mettre lentement en place, le temps que notre, corps et notre psyché parviennent à saturation de toxines, de tensions, de blocages, de non-dits, de refoulements. Notre accoutumance à certains désagréments mineurs, ajoutée à la perte de sensibilité et de vitalité, fait que nous ne réagissons pas à cet insensible affaiblissement de notre santé avant que n’apparaissent des pathologies plus profondes, plus graves, plus lourdes à traiter…
… Au plan social, on observe un déclin régulier et constant des valeurs, de la morale et de l’éthique. D’année en année, cette dégradation s’effectue assez lentement pour que peu d’entre nous s’en offusquent. Pourtant, comme la grenouille que l’on plonge brusquement dans de l’eau à 50°, il suffirait de prendre le Français moyen du début des années 80 et, par exemple, de lui faire regarder la TV d’aujourd’hui ou lire les journaux actuels pour observer de sa part une réaction certaine de stupéfaction et d’incrédulité. Il peinerait à croire que l’on puisse un jour écrire des articles aussi médiocres dans le fond et irrespectueux dans la forme que ceux qu’on lit fréquemment aujourd’hui, ou que puissent passer à l’écran le genre d’émissions débiles qu’on nous propose quotidiennement. L’augmentation de la vulgarité et de la grossièreté, l’évanouissement des repères et de la moralité, la relativisation de l’éthique, se sont effectués de telle façon - au ralenti - que bien peu l’ont remarqué ou dénoncé. De même, si nous pouvions être subitement plongés en l’an 2025 et y observer ce que le monde sera devenu d’ici là, s’il continue dans la même direction, sans doute serions nous encore plus interloqués, tant il semble que le phénomène s’accélère (accélération rendue possible par la vitesse à laquelle nous sommes bombardés d’informations nouvelles, nous en perdons tout repère stable). Notons, d’ailleurs, que les films futuristes s’accordent à nous présenter un futur avenir " hyper-technologique " des plus noirs…
….Ce que nous enseigne l’allégorie de la grenouille, c’est que chaque fois qu’une détérioration est lente, faible, presque imperceptible, il nous faut une conscience très aiguisée pour nous n rendre compte, ou encore une bonne mémoire, un étalon fiable d’après lequel évaluer l’état de la situation. . Or il semble que ces facteurs soient tous trois aujourd’hui chose rare.
1. Sans conscience, nous devenons moins qu’humain, mus par les seuls instincts et automatisées. La conscience est donc une condition sine qua non de notre humanité : pas de vraie pensée, pas de réflexion, pas de libre arbitre sans conscience. Inconscient, l’homme est dot, au propre comme au figuré. C’est pourquoi l »éveil » est au cœur de toutes les formes de spiritualité.

2. Privé de mémoire, nous pourrions passer chaque jour de la clarté à la nuit (et inversement) sans nous en apercevoir le moins du monde, car les changements d’intensité lumineuse sont trop lents pour être perçus par la pupille humaine. C’est la mémoire qui nous fait prendre conscience a posteriori de l’alternance du jour et de la nuit, comme c’est elle qui nous permet de mesurer toutes ces évolutions subtiles qui ont lieu en nous et autour de nous, à un rythme très lent. Sans mémoire, pas de comparaison, pas de discernement, donc pas d’évolution possible.

3. Enfin, l’une des raisons pour lesquelles la grenouille finit par cuire, pourrait-on dire, c’est qu’elle na pas de thermomètre autre que sa peau pour apprécier l’élévation progressive de la température : elle n’a pas d’étalon fiable à l’aune duquel apprécier l’évolution de la situation. Et nous, quels sont nos étalons ? Comment évaluons-nous la température ambiante ? D’après quelles références déterminons-nous la qualité de notre vie, celle de notre santé, celle de la société ?...
….Sans horizon vers lequel tendre, à quoi bon nous bouger ? L’idéal est un remède à la fois au statu quo et au déclin.
Résultat :
- Abrutie par un excès de stimulations sensorielles, la conscience s’endort.
- Gavée par trop d’informations inutiles, la mémoire s’émousse.
- Privé d’étalon, nous n’avons plus de repères stables.
- Asphyxié sous le matérialisme et le consumérisme, notre idéal se ratatine et meurt.
Inconsciente, amnésique et blasée, la grenouille n’a dès lors plus qu’à se laisser cuire…Et c’est ainsi qu’une part de la société s’enfonce ainsi dans l’obscurité morale et spirituelle, avec le délitement social, la dégradation environnementale, la dérive faustienne de la génétique et des biotechnologies, et l’abrutissement de masse - entre autres symptômes - par lesquels cette évolution se traduit.
Le principe de la grenouille dans la marmite d’eau est un piège dont nous ne nous méfierons jamais trop si nous avons pour idéal la recherche de la qualité, de l’évolution, du perfectionnement, si nous refusons la médiocrité, le statu quo, le laisser-faire. En effet, la loi de la matière, livrée à elle-même, est l’entropie. Ce dont on ne prend soin, ce qui est laissé à l’abandon décline, se dégrade, qu’il s’agisse du corps, d’une relation, d’un jardin, de l’organisation sociale d’un pays, etc...Tout demande de l’entretien, de l’énergie, de la vigilance, des efforts...
…De manière plus générale, comment ne pas succomber au piège de la grenouille dans la marmite d’eau, individuellement ou collectivement ?
En ne cessant d‘élargir et d’accroître notre conscience, d’une part, en aiguisant notre mémoire pour conserver des éléments de comparaison entre le passé et le présent, ainsi qu’en ayant recours , d’autre part, à des talons fiables pour évaluer les changements, étalons que l’on prendra soin de choisir parmi les moins sujets aux fluctuations des modes, des époques et des tendances. Enfin, en faisant d’idéaux élevés le carburant d’un constant dépassement de soi. Ce n’est pas un hasard si l’entraînement et le développement de la conscience sont l’un des points communs de toutes les pratiques spirituelles : conscience de soi, conscience du corps, conscience du langage, conscience de ses pensées, conscience de ses émotions, conscience d’autrui, état de conscience supérieur. Au-delà de tout dogme, de toute doctrine, de toute idéologie, nous devrions d‘ailleurs considérer l’élargissement et l’accroissement de notre conscience - bien plus que le développement des seules facultés intellectuelles - comme un comportement fondateur de notre statut d’humains et comme un moteur indispensable à notre évolution...


La grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite et autres contes : Olivier Clerc


La légende du grand inquisiteur de Dostoïevski.

Le grand roman des ''Frères Karamazov'' de Dostoïevski se déroule en six jours. Il met en scène différents aspects du mal amenant au crime, à la folie, à l’athéisme. Au livre cinquième, Ivan Karamazov, qui incarne l’athée révolté par le silence de Dieu devant la souffrance de l’innocent et le mal, raconte à son jeune frère Aliocha une légende qu’il a imaginée. Jésus revient sur terre et comme la première fois est condamné à mort. La veille de son exécution, le cardinal Grand Inquisiteur lui rend visite et lui dit : « Je sais qui tu es, je te reconnais. Mais que viens-tu faire ? Depuis ton passage sur terre, l’institution a corrigé ce que ton message avait d’anarchique. Nous avons canalisé les germes de désordre qu’il y avait dans ton message de liberté. Tu nous a apporté la liberté, nous l’avons séquestrée, mais en échange nous avons donné du pain aux hommes ».
Comme Judas, le cardinal est prêt à se damner pour maintenir l’ordre aux dépens de la liberté.

Extrait : ''Le Grand inquisiteur''

'' Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. [...] As-tu le droit de nous révéler ne fut-ce qu’un seul des secrets du monde dont tu viens ? '' et, sans attendre la réponse, il ajoute aussitôt : '' Non, tu n’en as pas le droit, tu ne dois rien ajouter à ce qui a été dit dans le passé afin de ne pas priver les hommes de cette liberté que tu prisais si haut au temps où tu vécus sur la terre. Tout révélation nouvelle que tu apporterais constituerait une atteinte à la liberté de la foi, car elle paraîtrait miraculeuse. Or, tu jugeais, il y a quinze siècles, qu’il était essentiel d’assurer la liberté de la foi. […] L’Esprit redoutable et profond, l’Esprit de la destruction et du néant, t’a parlé dans le désert, et les Écritures nous rapportent qu’il t’a tenté, n’est-ce pas ? Peut-on imaginer, en fait, de plus grandes vérités que celles qu’il t’a présentées dans ses trois questions ? Tu les as repoussées alors et les Livres saints les ont qualifiées de “tentations”. Pourtant, s’il y eut jamais sur la terre un grand miracle, un miracle authentique, ce fut ce jour-là qu’il se réalisa, et dans ces trois tentations. Le seul fait d’avoir posé ces trois questions constituait un miracle. […] Elles attestent qu’il ne s’agissait pas d’une intelligence humaine ordinaire, mais d’un Esprit éternel et absolu. Car elles contiennent en elles, car elles englobent toute l’histoire ultérieure de l’humanité et offrent trois symboles dans lesquels se résolvent les contradictions insolubles de la nature humaine. [...] Tout avait été prévu dans ces trois questions et elles se sont réalisées si complètement qu’on ne pourrait rien y ajouter ou en retrancher désormais.Juge toi-même par conséquent : Qui avait raison de toi ou de celui qui t’interrogeait ? Souviens-toi de la première de ces questions, pas textuellement mais de son sens général : “Tu veux aller vers les hommes et tu vas vers eux les mains vides, avec, seulement, la promesse d'une liberté qu’ils sont incapables de comprendre dans leur simplicité et leur indignité natives, dont ils ont peur par surcroît, car il n’y a et il n’y a jamais eu d’état plus intolérable aux hommes et à la société que la liberté. Vois-tu ces pierres dans le désert aride et brûlant ? Change-les en pains, et l’humanité accourra vers toi tel un troupeau affamé ; elle te sera reconnaissante et soumise, mais tremblera sans cesse de te voir retirer tes mains et d’être privée de pain.” Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et tu as rejeté l’offre, en te disant qu’il n’y aurait plus de vraie liberté là où l’obéissance s’achèterait par le pain. Tu as répondu que l’homme ne vit pas de pain seulement. Ne savais-tu donc pas que l’Esprit de la terre se dresserait contre toi au nom de ce pain terrestre précisément, qu’il lutterait contre toi et te vaincrait ? […] Des siècles s’écouleront et un jour viendra où la sagesse et la science humaines proclameront l’inexistence du mal et, par suite, du péché, affirmant qu’il y a seulement des affamés. “Nourris-les et tu les rendras vertueux !” C’est avec ce cri qu’on lèvera l’étendard contre toi et qu’on détruira ton temple. […] Ils finiront par jeter leur liberté à nos pieds en nous* disant : “Asservissez-nous, mais nourrissez-nous.” Ils comprendront eux-mêmes que la liberté n’est pas compatible avec le pain terrestre et ne leur permet pas d’en avoir chacun à suffisance, car jamais ils ne parviendront à le partager équitablement […].Mais qu’est-il arrivé ? Au lieu de te rendre maître de la liberté humaine, tu as voulu l’accroître encore. As-tu donc oublié que l’homme attache plus de prix à la tranquillité de son âme et même à la mort qu’à la faculté du libre choix dans la connaissance du bien et du mal ? Rien de plus séduisant à première vue que la liberté de conscience, mais rien n’est plus torturant en réalité. […] Au lieu de maîtriser la liberté humaine, tu l’as amplifiée et tu as multiplié ainsi à l’infini les tourments qu’elle engendre dans l’âme des hommes. Tu voulais que les hommes te donnent librement leur amour et qu’ils te suivent de leur plein gré, charmés et séduits par ta personne. Tu as aboli la dure, mais solide loi antique, et l’homme devait discerner lui-même désormais, par le jugement spontané de son cœur, le bien et le mal, n’ayant pour se guider dans ses hésitations que ton image devant ses yeux. Ne prévoyais-tu pas que, ployant sous le terrible fardeau de leur libre arbitre, les hommes en viendraient un jour à rejeter ton image et à mettre en doute ton enseignement ? Ils finiront pas proclamer que la Vérité n’était pas en toi, car il était impossible de les livrer à une plus grande confusion et à de plus terribles tourments que tu ne l’as fait en leur laissant tant d’inquiétude et de problèmes insolubles. Tu leur as fourni toi-même des armes pour détruire ton Royaume, et tu ne dois donc accuser personne de sa ruine.Est-ce cela pourtant qu’on t’avait proposé ? Il n’existe que trois forces sur la terre, trois forces seules qui soient capables de vaincre pour les siècles la conscience de ces faibles révoltés et de la subjuguer pour leur propre bonheur. Ce sont le miracle, le mystère et l’autorité. Tu les as repoussées toutes les trois. […] Je te le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne le croyais ! Est-il capable, lui l’infime, d’accomplir ce que tu as accompli ? En lui témoignant tant de respect, tu t’es comporté comme si tu avais perdu ta compassion pour lui, car tu lui as trop demandé, toi qui l’as aimé plus que toi-même ! Si tu l’avais moins estimé, tu aurais moins exigé de lui, et cette attitude eût été plus proche de l’amour, car sa tâche aurait été moins lourde. L’homme est faible et lâche. […] Nous avons corrigé ton renoncement héroïque au miracle et nous avons fondé ton action sur le surnaturel, le mystère et l’autorité. Les hommes se sont réjouis d’être de nouveau conduits comme un troupeau et d’être délivrés du don funeste que tu leur avais fait, cause de tant de tourments pour eux. […] Sous notre houlette, par contre, les hommes seront heureux et renonceront à se révolter. Ils ne s’extermineront plus comme ils le font aujourd’hui partout à la faveur de la liberté que tu leur a léguée. Nous saurons les convaincre d’ailleurs qu’ils ne seront libres qu’à partir du moment où ils auront renoncé à faire usage de leur liberté et nous l’auront sacrifiée dans un esprit de soumission sans retour. […] Nous donnerons un bonheur humble et paisible à ces êtres faibles et lâches, le seul qui leur convienne. […] Nous leur permettrons même de pécher puisqu’ils sont si faibles et ils nous aimeront comme des enfants à cause de notre tolérance. […] ''S’étant tu, le Grand inquisiteur attendit une réaction de son prisonnier. Son silence lui pesait. Le captif s’était borné, pendant qu’il parlait, à fixer sur lui un regard doux et pénétrant, visiblement résolu à ne pas entrer en discussion. Le vieillard aurait préféré qu’il lui répondît quelque chose, fût-ce en lui disant des choses amères ou terribles. Sans prononcer un mot, il s’approcha soudain du vieillard et l’embrassa avec douceur sur ses lèvres exsangues de nonagénaire. Ce fut toute sa réponse. L’inquisiteur tressaille sous ce baiser, et quelque chose tremble aux coins de sa bouche. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et lui dit : ''Va, maintenant, et ne reviens plus… plus du tout… plus jamais, jamais !''

Dostoïevski

L’homme qui plantait des arbres

Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant un caractère inoubliable.

Il y a environ une quarantaine d'années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence. Cette région est délimitée au sud-est et au sud par le cours moyen de la Durance, entre Sisteron et ; au nord par le cours supérieur de la Drôme, depuis sa source jusqu'à Die ; à l'ouest par les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du Mont- Ventoux. Elle comprend toute la partie nord du département des Basses-Alpes, le sud de la Drôme et une petite enclave du Vaucluse. C'était, au moment où j'entrepris ma longue promenade dans ces déserts, des landes nues et monotones, vers 1 200 à 1 300 mètres d'altitude. Il n'y poussait que des lavandes sauvages. Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, après trois jours de marche, je me trouvais dans une désolation sans exemple. Je campais à côté d'un squelette de village abandonné. Je n'avais plus d'eau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces maisons agglomérées, quoiqu’en ruine, comme un vieux nid de guêpes, me firent penser qu'il avait dû y avoir là, dans le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais sèche. Les cinq à six maisons, sans toiture, rongées de vent et de pluie, la petite chapelle au clocher écroulé, étaient rangées comme le sont les maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais toute vie avait disparu.

C'était un beau jour de juin avec grand soleil, mais sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalité insupportable. Ses grondements dans les carcasses des maisons étaient ceux d'un fauve dérangé dans son repas.

Il me fallut lever le camp. À cinq heures de marche de là, je n'avais toujours pas trouvé d'eau et rien ne pouvait me donner l'espoir d'en trouver. C'était partout la même sécheresse, les mêmes herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc d'un arbre solitaire. À tout hasard, je me dirigeai vers elle. C'était un berger. Une trentaine de moutons couchés sur la terre brûlante se reposaient près de lui.

Il me fit boire à sa gourde et, un peu plus tard, il me conduisit à sa bergerie, dans une ondulation du plateau. Il tirait son eau – excellente – d'un trou naturel, très profond, au-dessus duquel il avait installé un treuil rudimentaire.

Cet homme parlait peu. C'est le fait des solitaires, mais on le sentait sûr de lui et confiant dans cette assurance. C'était insolite dans ce pays dépouillé de tout. Il n'habitait pas une cabane mais une vraie maison en pierre où l'on voyait très bien comment son travail personnel avait rapiécé la ruine qu'il avait trouvé là à son arrivée. Son toit était solide et étanche. Le vent qui le frappait faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur les plages.

Son ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son parquet balayé, son fusil graissé ; sa soupe bouillait sur le feu. Je remarquai alors qu'il était aussi rasé de frais, que tous ses boutons étaient solidement cousus, que ses vêtements étaient reprisés avec le soin minutieux qui rend les reprises invisibles.

Il me fit partager sa soupe et, comme après je lui offrais ma blague à tabac, il me dit qu'il ne fumait pas. Son chien, silencieux comme lui, était bienveillant sans bassesse.

Il avait été entendu tout de suite que je passerais la nuit là ; le village le plus proche était encore à plus d'une journée et demie de marche. Et, au surplus, je connaissais parfaitement le caractère des rares villages de cette région. Il y en a quatre ou cinq dispersés loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs, dans les taillis de chênes blancs à la toute extrémité des routes carrossables. Ils sont habités par des bûcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits où l'on

vit mal. Les familles serrées les unes contre les autres dans ce climat qui est d'une rudesse excessive, aussi bien l'été que l'hiver, exaspèrent leur égoïsme en vase clos.

L'ambition irraisonnée s'y démesure, dans le désir continu de s'échapper de cet endroit.

Les hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent. Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle douche écossaise. Les femmes mijotent des rancœurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que pour le banc à l'église, pour les vertus qui se combattent entre elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée générale des vices et des vertus, sans repos.

Par là-dessus, le vent également sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux cas de folies, presque toujours meurtrières.

Le berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et déversa sur la table un tas de glands. Il se mit à les examiner l'un après l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais. Je fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était son affaire. En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce travail, je n'insistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il eut du côté des bons un tas de glands assez gros, il les compta par paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore les petits fruits ou ceux qui étaient légèrement fendillés, car il les examinait de fort près.

Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il s'arrêta et nous allâmes nous coucher.

La société de cet homme donnait la paix. Je lui demandai le lendemain la permission de me reposer tout le jour chez lui. Il le trouva tout naturel, ou, plus exactement, il me donna l'impression que rien ne pouvait le déranger.

Ce repos ne m'était pas absolument obligatoire, mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il fit sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de partir, il trempa dans un seau d'eau le petit sac où il avait mis les glands soigneusement choisis et comptés.

Je remarquai qu'en guise de bâton, il emportait une tringle de fer grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre cinquante. Je fis celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il laissa le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers l'endroit où je me tenais. J'eus peur qu'il vînt pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du tout : c'était sa route et il m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de mieux à faire. Il allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur.

Arrivé à l'endroit où il désirait aller, il se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non. Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait que c'était une terre communale, ou peut être, était-elle propriété de gens qui ne s'en souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires. Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême.

Après le repas de midi, il recommença à trier sa semence. Je mis, je crois, assez d'insistance dans mes questions puisqu'il y répondit. Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du fait des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chênes qui allaient pousser dans cet endroit où il n'y avait rien auparavant.

C'est à ce moment là que je me souciai de l'âge de cet homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il s'appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une ferme dans les plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa femme. Il s'était retiré dans la solitude où il prenait plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jugé que ce pays mourait par manque d'arbres. Il ajouta que, n'ayant pas d'occupations très importantes, il avait résolu de remédier à cet état de choses.

Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune âge, une vie solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes des solitaires. Cependant, je commis une faute.

Mon jeune âge, précisément, me forçait à imaginer l'avenir en fonction de moi-même et d'une certaine recherche du bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chênes seraient magnifiques. Il me répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans trente ans, il en aurait planté tellement d'autres que ces dix mille seraient comme une goutte d'eau dans la mer.

Il étudiait déjà, d'ailleurs, la reproduction des hêtres et il avait près de sa maison une pépinière issue des faînes. Les sujets qu'il avait protégés de ses moutons par une barrière en grillage, étaient de toute beauté. Il pensait également à des bouleaux pour les fonds où, me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques mètres de la surface du sol.

Nous nous séparâmes le lendemain.

L'année d'après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je fus engagé pendant cinq ans. Un soldat d'infanterie ne pouvait guère y réfléchir à des arbres. À dire vrai, la chose même n'avait pas marqué en moi : je l'avais considérée comme un dada, une collection de timbres, et oubliée.

Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d'une prime de démobilisation minuscule mais avec le grand désir de respirer un peu d'air pur. C'est sans idée préconçue – sauf celle-là – que je repris le chemin de ces contrées désertes.

Le pays n'avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort, j'aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m'étais remis à penser à ce berger planteur d'arbres. « Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace ».

J'avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer facilement la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant que, lorsqu'on en a vingt, on considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste plus qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s'était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses plantations d'arbres.

Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s'était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter.

Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant. J'étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.

Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m'arrivaient aux épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient drus et avaient dépassé l'âge où ils étaient à la merci des rongeurs ; quant aux desseins de la

Providence
elle-même, pour détruire l'œuvre créée, il lui faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me montra d'admirables bosquets de bouleaux qui dataient de cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de l'époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où il soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés.

La création avait l'air, d'ailleurs, de s'opérer en chaînes. Il ne s'en souciait pas ; il poursuivait obstinément sa tâche, très simple.

Mais en redescendant par le village, je vis couler de l'eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d'homme, avaient toujours été à sec.

C'était la plus formidable opération de réaction qu'il m'ait été donné de voir. Ces ruisseaux secs avaient jadis porté de l'eau, dans des temps très anciens. Certains de ces villages tristes dont j'ai parlé au début de mon récit s'étaient construits sur les emplacements d'anciens villages gallo-romains dont il restait encore des traces, dans lesquelles les archéologues avaient fouillé et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits où au vingtième siècle, on était obligé d'avoir recours à des citernes pour avoir un peu d'eau.

Le vent aussi dispersait certaines graines. En même temps que l'eau réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.

Mais la transformation s'opérait si lentement qu'elle entrait dans l'habitude sans provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui montaient dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des sangliers avaient bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils l'avaient mis sur le compte des malices naturelles de la terre. C'est pourquoi personne ne touchait à l'œuvre de cet homme. Si on l'avait soupçonné, on l'aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui aurait pu imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle obstination dans la générosité la plus magnifique ?

À partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d'un an sans rendre visite à Elzéard Bouffier. Je ne l'ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse !

Je n'ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre l'adversité ; que, pour assurer la victoire d'une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix mille érables. Ils moururent tous. L'an d'après, il abandonna les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que les chênes.

Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il ne faut pas oublier qu'il s'exerçait dans une solitude totale ; si totale que, vers la fin de sa vie, il avait perdu l'habitude de parler. Ou, peut-être, n'en voyait-il pas la nécessité ?

En 1933, il reçut la visite d'un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima l'ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle. C'était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu'on voyait une forêt pousser toute seule. À cette époque, il allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le trajet d'aller-retour – car il avait alors soixante-quinze ans – il envisageait de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses plantations.

Ce qu'il fit l'année d'après.

En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage des

Eaux et Forêts, un député, des techniciens.

On prononça beaucoup de paroles inutiles.

On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l'État et interdire qu'on vienne y charbonner. Car il était impossible de n'être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même.

J'avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquai le mystère. Un jour de la semaine d'après, nous allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l'endroit où avait eu lieu l'inspection.

Ce capitaine forestier n'était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur des choses.

Il sut rester silencieux. J'offris les quelques œufs que j'avais apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la contemplation muette du paysage.

Le côté d'où nous venions était couvert d'arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et régulier, l'air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l'âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C'était un athlète de Dieu.

Je me demandais combien d'hectares il allait encore couvrir d'arbres.

Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d'ici paraissait devoir convenir. Il n'insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d'une heure de marche – l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d'être heureux ! »

C'est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers pour cette protection et il les terrorisa de telle façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons pouvaient proposer.

L'œuvre ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les automobiles marchant alors au gazogène, on n'avait jamais assez de bois. On commença à faire des coupes dans les chênes de 1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers que l'entreprise se révéla très mauvaise au point de vue financier. On l'abandonna. Le berger n'avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là, continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait ignoré la guerre de 14.

J'ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin 1945. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J'avais donc repris la route du désert, mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce moyen de transport relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus les lieux de mes dernières promenades. Il me semblait aussi que l'itinéraire me faisait passer par des endroits nouveaux. J'eus besoin d'un nom de village pour conclure que j'étais bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée. Le car me débarqua à Vergons.

En 1913, ce hameau de dix à douze maisons avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse au piège : à peu près dans l'état physique et moral des hommes de la préhistoire. Les orties dévoraient autour d'eux les maisons abandonnées. Leur condition était sans espoir. Il ne s'agissait pour eux que d'attendre la mort : situation qui ne prédispose guère aux vertus.

Tout était changé. L'air lui-même. Au lieu des bourrasques sèches et brutales qui m'accueillaient jadis, soufflait une brise souple chargée d'odeurs. Un bruit semblable à celui de l'eau venait des hauteurs : c'était celui du vent dans les forêts. Enfin, chose plus étonnante, j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant dans un bassin. Je vis qu'on avait fait une fontaine, qu'elle était abondante et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près d'elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras, symbole incontestable d'une résurrection.

Par ailleurs, Vergons portait les traces d'un travail pour l'entreprise duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était donc revenu. On avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les gueule-de-loup, les céleris et les anémones. C'était désormais un endroit où l'on avait envie d'habiter.

À partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous sortions à peine n'avait pas permis l'épanouissement complet de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flans abaissés de la montagne, je voyais de petits champs d'orge et de seigle en herbe ; au fond des étroites vallées, quelques prairies verdissaient.

Il n'a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque pour que tout le pays resplendisse de santé et d'aisance. Sur l'emplacement des ruines que j'avais vues en

1913, s'élèvent maintenant des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées par les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler.

On en a canalisé les eaux. À côté de chaque ferme, dans des bosquets d'érables, les bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se vend cher s'est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de l'esprit d'aventure. On rencontre dans les chemins des hommes et des femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on compte l'ancienne population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur et les nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à Elzéard Bouffier.

Quand je réfléchis qu'un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu de constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu.

Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l'hospice de Banon.

Jean Giono

Être ou avoir ?

La question est aussi vieille que l’histoire de la pensée. Et pourtant elle se pose aujourd’hui avec une acuité toute particulière. Nous sommes en effet plongés dans une crise économique d’une ampleur rare, qui devrait remettre en cause notre modèle de développement fondé sur une croissance permanente de la production et de la consommation. N’étant pas économiste, je ne saurais me prononcer sur les tenants et les aboutissants de la situation actuelle. Mais, d’un point de vue philosophique, je pressens qu’elle peut avoir un effet positif, et ce malgré des conséquences sociales dramatiques que beaucoup subissent et que nous observons tous.
Le mot « crise », en grec, signifie »décision », « jugement », et renvoi à l’idée d’un moment charnière où « ça doit se décider ». Nous traversons une période cruciale où des choix fondamentaux doivent être faits, sans quoi le mal ne fera qu’empirer, cycliquement peut-être, mais sûrement. Ces choix doivent être politiques, à commencer par un nécessaire assainissement et un encadrement plus efficace et plus juste du système financier aberrant dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ils peuvent aussi concerner plus directement l’ensemble des citoyens par une réorientation de la demande de l’achat de biens plus écologiques et plus solidaires. La sortie durable de la crise dépendra certainement d’une vraie détermination à changer les règles du jeu financier et nos habitudes de consommation. Mais ce ne sera sans doute pas suffisant. Ce sont nos modes de vie, fondés sur une croissance constante de la consommation, qu’il faudra modifier.
Depuis la révolution industrielle, et bien davantage encore depuis les années 60, nous vivons en effet dans une civilisation qui fait de la consommation le moteur du progrès. Moteur non seulement économique, mais aussi idéologique : le progrès, c’est posséder plus. Omniprésente dans nos vies, la publicité ne fait que décliner cette croyance sous toutes se forme. Peut –on être heureux sans avoir la voiture dernier cri. Le dernier modèle de lecteur DVD ou de téléphone portable ? Une télévision et un ordinateur dans chaque pièce ? Cette idéologie n’est pour ainsi dire presque jamais remise en cause : tant que c’est possible, pourquoi pas ? Et la plupart des individus à travers la planète lorgnent aujourd’hui vers ce modèle occidental qui fit de la possession, de l’accumulation et du changement permanent des biens matériels le sens ultime de l’existence. Lorsque ce modèle se grippe, que le système déraille ; lorsqu’il apparait que l’on ne pourra pas continuer à consommer indéfiniment à ce rythme effréné, que les ressources de la planète sont limitées et qu’il devient urgent de partager : quand il apparait que cette logique st non seulement réversible mais qu’elle produit des effets négatifs à court et à long terme, on peut enfin se poser les bonnes questions. On peut s’interroger sur le sens de l’économie, sur la valeur de l’argent, sur les conditions réelles de l’équilibre d’une société  et du bonheur individuel.
En cela je crois que la crise  peut et se doit d’voir un impact positif ; elle peut nous aider à refonder notre civilisation, devenue pour la première fois planétaire, sur d ‘autres critères que l’argent et la consommation. Cette crise n’est pas seulement économique et financière, mais aussi philosophique et spirituelle. Elle renvoie à des interrogations universelles : qu’est-ce qui rend l’être humain heureux ? Qu’est ce qui peut être considéré comme un progrès véritable ? Qu’elles sont les conditions de vie sociale harmonieuse ?
Les traditions religieuses ont tenté d’apporter des réponses à ces questions fondamentales. Mais parce qu’elles se sont enfermées dans des postures théologiques et morales trop rigides, parce qu’elles n’ont pas toujours été non plus des modèles de vertu et de respect de l’être humain, les religions, en particulier les monothéismes, ne parlent plus à nombre de nos contemporains. Force est de constater qu’aujourd’hui encore de nombreux conflits et bien des violences exercées sur les personnes sont le fait, direct ou indirect, des religions. L’inquisition médiévale ou le gouvernement islamiste de l’Iran actuel donnent l’exemple de l’impossible réconciliation entre humanisme et théocratie. Et, par delà le modèle théocratique, partout dans le monde, les institutions religieuses peinent à répondre à la demande de sens des individus, leur offrant davantage du dogme et de la norme.
La question du bonheur véritable, de la vie juste, du sens de l’existence, s’est posé pour moi assez tôt. J’étais adolescent. La lecture des dialogues de Platon fut une véritable révélation. Socrate y parlait de la connaissance de soi, de la recherche du vrai, du beau, du bien, de l’immortalité de l’âme. Il abordait sans détours des questions qui me taraudaient. Et il le faisait d’une manière qui me paraissait convaincante, à l’inverse des réponses toutes faites et insatisfaisantes du catéchisme de mon enfance. Et puis, quelques années plus tard, je devais voir 16 ans, ce fut la découverte de l’Inde et particulièrement de Bouddha. Divers ouvrages initiatiques et romanesques – Siddhârta de Hermann Hesse ou Le troisième Œil de Lobsang Rampa – me conduisirent à un remarquable petit ouvrage : L’Enseignement du Bouddha d’après les textes les plus anciens, de Walpola Rahula. Nouveau déclic : le passage de Bouddha me parlait autant  que celui de Socrate par sa justesse, sa profonde cohérence, sa rationalité, son exigence pleine de douceur. J’aurais pu en rester là, tant ces deux maitres nourrissaient mon esprit. Pourtant, j’allais bientôt faire une troisième rencontre décisive : à 19 ans j’ouvris les Evangiles pour la première fois. Je tombai par hasard sur l’Evangile de Jean, et ce fut un choc profond. Non seulement les paroles de Jésus s’adressaient à mon intelligence, mais elles touchaient aussi mon cœur. ; Je mesurai alors le décalage parfois abyssal entre les paroles d’une incroyable audace qui libèrent l’individu en le responsabilisant et le discours moralisateur de tant de chrétiens qui enferment l’individu en le culpabilisant.
Depuis plus de 25 ans, le Bouddha, Socrate et Jésus sont mes maitres de vie. J’ai appris à les fréquenter, à me frotter à leur pensée, à méditer leurs actes leurs différences et leurs convergences.  Ces dernières m’apparaissent finalement plus importantes. Car, malgré la distance géographique, temporelle et culturelle qui les sépare, leurs vies et leurs enseignements se recoupent sur les points essentiels. Ce témoignage et ce message, qui m’aide à vivre depuis tant d’années, j’ai eu envie de les faire partager. Je suis convaincu qu’ils répondent aux questions et aux besoins les plus profonds de la crise planétaire que nous traversons.
Car la vraie question qui se pose à nous est la suivante : l’être humain peut il être heureux et vivre en harmonie avec autrui dans une civilisation entièrement construite autour d’un idéal de l’ »avoir » ? Non, répondent avec force Bouddha, Socrate et Jésus. L’argent et l'acquisition de biens matériels ne sont que des moyens, certes précieux, mais jamais une fin en soi. Le désir de possession est par nature insatiable. Et il engendre la frustration et la violence. L’être humain est ainsi fait qu’il désir sans cesse procéder ce qu’il na pas, quitte à le prendre par la force chez son voisin. Or, une fois ses besoins matériels essentiels assurés-se nourrir, avoir un toit et de quoi vivre décemment -, l’homme a besoin d’entrer dans une autre logique que celle de l’ »avoir » pour être satisfait et devenir pleinement humain : celle de l’ »être ». Il doit apprendre à se connaitre et à se maitriser, à appréhender le monde qui l’entour et à le respecter. Il doit découvrir comment aimer, comment vivre avec les autres, gérer ses frustrations, acquérir la sérénité, surmonter les souffrances inévitables de la vie, mais aussi se préparer à mourir les yeux ouverts. Car si l’existence est un fait, vivre est un art. Un art qui s’apprend, en interrogeant les sages et en travaillant sur soi.
Socrate, Jésus et Bouddha nous apprennent à vivre. Le témoignage de leur vie et l’enseignement qu’ils proposent est, me semble-t’il, universel et d’une étonnante modernité. Leur message est centré sue l’être individuel et sa croissance, sans jamais nier sa nécessaire inscription dans le corps social. Il propose un savant dosage de liberté et d’amour, de connaissance de soi et de respect d’autrui. Même s’il s’enracine diversement dans un fond de croyance religieuse, il n’est jamais froidement dogmatique : il donne toujours du sens et fait appel à la raison. Il parle aussi au cœur....
.....Bouddha, Socrate et Jésus sont les fondateurs de ce que j’appellerais un « humanisme spirituel ». Le philosophe Karl Jasper leur a consacré le premier tome de son histoire de la philosophie (en y ajoutant Confucius) et les considère comme « ceux qui ont donné la mesure de l’humain ». Quoi de plus nécessaire et d’actuel face à l’urgente refondation d’une civilisation devenue planétaire ? Une planète par trop tiraillée entre une vision purement mercantile et matérialiste d’un coté, un fanatisme et dogmatisme religieux de l’autre. Deux tendances contraires en apparence et que pourtant tout rassemble pour conduire le monde au chaos en maintenant l’être humain dans la logique de l’ »avoir », de l’obéissance infantilisante et de la domination. Je suis convaincu que seule la recherche de l’ »être » et de la responsabilité – individuelle et collective- peut nous sauver de nous-mêmes. C’est ce que nous enseignent, depuis plus de deux millénaires, chacun à sa manière, Socrate, le philosophe athénien, Jésus, le prophète juif palestinien et Siddhârta, dit « le Bouddha », le sage indien.

Socrate, Jésus, Bouddha
Trois maitres de vie 
Fréderic Le noir

Saädi le poète

Saädi le poète persan, raconte ceci :

Un promeneur curieux d’esprit demanda à un vers luisant :
- Pour quelle raison ne brilles-tu que pendant la nuit ?
Le vers, dans son langage particulier, lui fit cette réponse lumineuse :
- Je reste dehors le jour comme la nuit, mais quand le soleil est dans le ciel, je ne suis rien.

Tiré du cercle des menteurs de Jean Claude Carrière.

La grenouille et le scorpion

Un scorpion, qui désirait traverser un fleuve, s’adressa à une grenouille :
- Prends-moi sur ton dos.
- Que je te prenne sur mon dos ! Répondit la grenouille. Mais tu n’y penses pas ! Si je te prends sur mon dos, je te connais, tu vas me piquer et me tuer !
- Ne sois pas stupide, lui dit alors le scorpion. Ne vois-tu pas que si je te pique, tu vas couler au fond de l’eau, et moi aussi, qui ne sais pas nager, je vais me noyer ?
Les deux animaux argumentèrent de la sorte pendant un moment et le scorpion se montra si persuasif que la grenouille accepta de lui faire traverser le fleuve. Elle le chargea sur son dos glissant, où il se cramponna et ils commencèrent leur passage.
Parvenus au milieu du grand fleuve, là ou se creusent les gouffres, soudain, le scorpion piqua la grenouille. Celle-ci sentit le poison fatal se répandre dans son corps et, tout en coulant,  et en entrainant le scorpion, elle cria :
- Tu vois ! Je te l’avais dit ! Mais qu’est ce que tu as fait ?
- Je n’y peux rien, répondit le scorpion avant de disparaitre dans les eaux glauques. C’est ma nature.

Tiré du cercle des menteurs de Jean Claude Carrière.

Leçon donnée à un bossu

Un prédicateur, en chaire, aimait à démontrer que l’œuvre de Dieu est sans reproche.
L’histoire qui est Européenne, probablement française, raconte qu’un bossu, écoutant le prédicateur, avait de la peine à le croire. Il l’attendit  un jour à la sortie de l’église et lui dit :
-Vous prétendez que Dieu fait bien tout ce qu’il fait, mais regardez comme je suis bâti !
Le prédicateur l’examina un moment et lui répondit :
- Mais, mon ami, de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes très bien fait pour un bossu.

Tiré du cercle des menteurs de Jean Claude Carrière.

Le conte du jardinier d’amour

Des forces d’amour et des forces de destruction cohabitent en chacun de nous. Il est important et vital d’aider les forces d’amour, non seulement à trouver leur place, mais aussi à se développer à chaque instant de notre vie.

Peu de gens savent que dans les pays qui entrent dans une période de guerre, de famine, de catastrophe, où se déroulent des évènement terribles qui vont violenter, blesser, changer la vie de milliers, de dizaine de milliers parfois d’être humains, il y a des femmes, des enfants et des hommes qui se réveillent, se lèvent, se mettent en marche et vont devenir des jardiniers d’amour. Je ne sais comment cela se passe exactement, mais c’est ainsi : dans les moments de crise, des jardiniers d’amour apparaissent.

Car vous pouvez imaginer que chaque fois que le mal se répand, que la souffrance augmente, que la misère et l’injustice s’accroissent, l’amour est lui aussi en souffrance et en péril de disparaitre à jamais. C’est dans les périodes de guerre, de violence qu’il est le plus rejeté, oublié, piétiné, qu’il parait le plus ridicule et impuissant à changer le cours de l’histoire, à modifier le déroulement des évènements. C’est dans les moments où, le chaos suscite désarroi et violence sur son parcours, que la raison des hommes est emportée dans un tourbillon de folie aveugle qui dévaste tout sur son passage à l’extérieur comme à l’intérieur de chacun.

De plus, depuis quelques décennies, l’homme a décidé de violenter aussi la Terre qui l’a accueilli il y a bien longtemps, en créant entre autre des villes immenses qui repoussent la nature encore plus loin, en bétonnant les cotes des mers et des océans par des immeubles et des parking, en polluant les rivières et les fleuves, en transformant les montagnes et les iles en centres de loisirs bruyants et nauséabonds.

Vous vous interrogez certainement : « Mais que vont faire ces jardiniers d’amour ? Que peuvent-ils changer ? »

Je vais aller au plus simple et vous raconter l’histoire de l’un d’eux. Ce que fut sa vie et comment il réussit à implanter un peu plus d’amour autour de lui.

Cet homme là qui, dans un premier temps de sa vie, ne s’était pas préoccupé des désordres qui parsemaient le monde, dont pourtant les journaux, comme la radio et la télévision, se faisaient l’écho sans limites, se réveilla un matin avec le sentiment qu’il fallait faire quelque chose. Faire quoi ? Il ne savait pas encore. Mais à l’intérieur de lui vibrait comme un signal, un appel qui lui faisait comprendre qu’il devait ajouter quelque chose à sa vie. Ce sentiment d’urgence augmenta quand il vit un jour, en allant chercher son courrier, que les quartes beaux et vénérables platanes de la place de son village avaient été cisaillés au ras du sol et que le lendemain d’énormes bulldozers étaient déjà à l’œuvre pour défoncer la terre, en extraire les dernières racines et que, huit jours après, toute la place était recouverte d’un goudron noir, lisse, parfait avec des marques blanches pour indiquer les emplacement des futures voitures de ce nouveau parking. A la suite de cette découverte, il décida de planter quatre arbres, dans un petit terrain en friche, pas très loin de chez lui, et même d’ajouter un cinquième arbre pour tenir compagnie aux quatre premiers. C’est en allant les arroser régulièrement durant plusieurs mois qu’il imagina pouvoir introduire dans sa vie, un geste, une action, une conduite porteuse d’amour, de tendresse ou bien de bienveillance chaque fois qu’il aurait connaissance d’un abus, d’une injustice, d’une violence qui serait faite de par le monde à toute espèce vivante.

Dès le lendemain, son engagement fut mis à l’épreuve. Tout près, dans la ville voisine, une vieille dame avait été gravement agressée par un inconnu. Aussitôt il prit la décision d’aller voir cette femme, de l’écouter, puis de revenir lui offrir un livre après qu’elle lui eut dit qu’elle aimait lire.

Chaque jour allait lui révéler une action à entreprendre, un acte à poser comme pour colmater les excès et les dérives de l’humanité : préparer un repas léger pour cet homme qui venait de perdre sa femme, écrire une lettre à un critique qui avait malmené durement non seulement le livre d’un débutant, mais aussi sa personne en la bafouant publiquement, participer à une marche contre l’implantation d’une décharge de produits toxiques…

Vous allez me dire très certainement que ce genre d’actions- planter quelques arbres, offrir un livre, préparer un bol de soupe, écrire une lettre- ne représentent pas nécessairement un acte d’amour. Qu’il est facile de s’indigner, de protester, de manifester sans pour autant apporter plus d’amour au monde. Vous avez certainement raison, car je ne vous raconte là que le début d’un cheminement, la mise en place d’un processus d’éveil à l’amour. Il existe une grande variété de graines qui peuvent, si on les laisse germer, devenir les prémices d’un amour plus universel. D’un amour qui dépasse le singulier, le personnel et l’intime, celui que l’on peut éprouver envers une personne précise, pour s’ouvrir de façon plus large aux autres et parfois à l’humanité tout entière.

Ainsi, en commençant à déposer, autour de lui, quelques graines de bienveillance, de respect, de solidarité, d’attention, de sourire, celui qui allait devenir un jardinier de l’amour préparait le terrain. Il savait qu’il fallait arroser, sarcler, débroussailler, élaguer pour permettre à une toute petite graine, au départ d’aspect fragile, de germer, de pousser, de fleurir, pour donner d’autres graines à son tour, puis se répandre et ensoleiller le cœur de ceux et celles qui soudain se sentaient touchés, transformés, transportés, avec l’envie, pour quelque uns, de devenir, à leur tour, des jardiniers d’amour.

Je peux imaginer que certains d’entre vous, en me lisant, sentiront en eux qu’il leur est possible de devenir des jardiniers d’amour, qu’ils peuvent dès aujourd’hui commencer à planter une graine de tendresse, d’attention ou de bonté dans leur entourage.

Jacques Salomé

Le deserteur

Monsieur le président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C'est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m'en vais déserter

Depuis que je suis né
J'ai vu mourir mon père
J'ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j'étais prisonnier
On m'a volé ma femme
On m'a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J'irai sur les chemins

Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
« Refusez d'obéir
Refusez de la faire
N'allez pas à la guerre
Refusez de partir »
S'il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n'aurai pas d'armes
Et qu'ils pourront tirer

Boris Vian

Vous le savez, mon Dieu...

Vous le savez, mon Dieu, le Monde ne m'apparaît plus guère par les traits de sa multiplicité.
Quand je le contemple, j'y aperçois surtout un réservoir sans limites où les deux énergies contraires de la joie et de la souffrance, s'accumulent en quantités immenses, - pour la plus grande part inutilisées.
Cette masse hésitante et agitée, je la vois parcourue de courants psychiques puissants, formés d'âmes qu'entraînent la passion de l'Art et de l'Éternel Féminin, - la passion de la Science et de l'Univers dominé, - la passion de l'autonomie individuelle et de l'Humanité libérée.
Et ces courants, par moments, se rencontrent dans des crises redoutables. Ils bouillonnent dans leur effort à s'équilibrer.
Quelle gloire pour vous, mon Dieu, quel afflux de vie à votre Humanité, si toute cette puissance spirituelle s'harmonisait en vous!

Seigneur, je rêve de voir extrait de tant de richesses, inutilisées ou perverties, tout le dynamisme qu'elles renferment. Collaborer à ce travail, voilà l'œuvre à laquelle je veux me consacrer!

Prière de Teilhard de Chardin 

Brûlé, cet îlot...saluer poliment les étoiles et je dormais.

"Brûlé, cet îlot, comme une galette des rois trop longtemps laissée dans le four. Et vide, absolument, de plantes, d’êtres vivants, de constructions, l’endroit champion du monde catégorie désert, imbattable au Livre Guiness des records (chapitre « Rien »). Un plateau rocheux marron foncé, détergé, délavé, récuré… Tel était l’endroit de charme où nous avions débarqué.
Drôle de choix pour une excursion ! Monsieur Henri ne tarda pas à nous donner la raison de notre venue.
- Vous savez pourquoi les déserts avancent, un peu partout sur notre Terre ? … Il suffirait de fermer les paupières pour la voir avancer vers nous, cette terrible armée de sable. On nous parle de réchauffement de la planète, de forêts dévastées… C’est sans doute vrai. Mais l’on oublie l’essentiel. Ici, il y a cent ans, vivaient deux villages, avec tout ce qu’il faut pour être heureux, des plantes, des paillotes, de l’eau douce, des femmes, des hommes, des enfants, des animaux…
Je ne pouvais y croire.
Ici, de la vie ! Sur ce carré de la désolation . Allons donc ! Je forçais mon cerveau à imaginer mais il refusait, il renâclait, il me prenait pour une folle.
-… Un jour, une tempête aussi forte que la vôtre a soufflé sur cette île. Des arbres ont été arrachés, bien sûr, et des maisons se sont envolées. Mais tout le reste demeurait. Il suffisait de rebatir et l’existence aurait repris, comme avant, jusqu’à la prochaine tempête.
Depuis quelque temps, je voyais sur la mer se multiplier des triangles noirs. Ils tournaient et retournaient autour de nous comme une ronde. Je ne compris pas tout de suite que c’étaient les requins. Peut-être que ces bêtes-là ne se nourrissent pas seulement de chair fraîche mais aussi d’histoires sinistres ? Et celle que contait Monsieur Henri n’avait rien de gai.
- Les habitants s’étaient fait, comme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au lieu de venir chez nous les réapprendre, ils ont cru qu’ils pourraient vivre dans le silence. Ils n’ont plus rien nommé. Mettez-vous à la place des choses, de l’herbe, des ananas, des chèvres… A force de n’être jamais appelées, elles sont devenues tristes, de plus en plus maigres, et puis elles sont mortes. Mortes, faute de preuves d’attention ; mortes, une à une, de désamour. Et les hommes et les femmes, qui avaient fait le choix du silence, sont morts à leur tour. Le soleil les a desséchés. Il n’est bientôt plus resté de chacun d’entre eux qu’une peau, mince et brune comme une feuille de papier d’emballage, que le vent, facilement, a emportée.
Monsieur Henri s’est tu. Des larmes lui étaient montées. Sans doute avait-il des grands-mères, des grands-pères parmi les desséchés ? Il nous a reconduits à la pirogue. Les requins, après la fin de l’histoire, avaient disparu.
- Vous savez combien de langues meurent chaque année ?
Comment, privés des mots et encore plus des chiffres, aurions-nous pu lui répondre ? Je vous rappelle qu’après les cahots de la tempête et les agressions du vent, nos pauvres têtes ne pouvaient plus fabriquer la moindre phrase ! Nous parvenions tout juste à comprendre ce qu’on nous disait.
-Vingt-cinq ! Vingt-cinq langues meurent chaque années ! Elles meurent, faute d’avoir été parlées. Et les choses que désignent ces langues s’éteignent avec elles. Voilà pourquoi les déserts peu à peu nous envahissent. A bon entendeur, salut ! Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin.
Il nous regardait fixement, l’un puis l’autre, Thomas et moi. Sa gaité, sa gentillesse s’étaient évanouies, avalées par une gravité terrible. Il marmonnait pour lui-même, d’une main il tenait le hors-bord, de l’autre il comptait sur ses doigts vingt-cinq de moins chaque année, comme il reste cinq mille langues vivantes sur la Terre, en 2100, il n’en restera plus que la moitié, et après ?
La nuit en tombant, lui retira sa colère. Comme si l’obscurité était, avec la musique, la seule vraie maison de Monsieur Henri, l’endroit où il pouvait vivre à sa guise sans plus craindre aucun danger.
Une fois touchée la plage, il nous laissa ranger la pirogue et partit rejoindre un orchestre, un peu plus haut, à la lisière des arbres.
Le temps de m’allonger sur le sable, de saluer poliment les étoiles et je dormais. »

Eric Orsena - La grammaire est une chanson douce

Les mots dormaient...

Les mots dormaient.
Ils s’étaient posés sur les branches des arbres et ne bougeaient plus. Nous marchions doucement sur le sable pour ne pas les réveiller. Bêtement, je tendais l’oreille : j’aurais tant voulu surprendre leurs rêves. J’aimerais tellement savoir ce qui se passe dans la tête des mots. Bien sûr, je n’entendais rien. Rien que le grondement sourd du ressac, là-bas, derrière la colline. Et un vent léger. Peut-être seulement le souffle de la planète Terre avançant dans la nuit.
Nous approchions d’un bâtiment qu’éclairait mal une croix rouge tremblotante.
-Voici l’hôpital, murmura Monsieur Henri.
Je frissonnai.
L’hôpital ? Un hôpital pour les mots ? Je n’arrivais pas à y croire. La honte m’envahit.
Quelque chose me disait que, leurs souffrances nous en étions, nous les humains, responsables. Vous savez, comme ces Indiens d’Amérique morts de maladies apportées par les conquérants européens.
Il n’y a pas d’accueil ni d’infirmiers dans un hôpital de mots ; Les couloirs étaient vides. Seule nous guidaient les lueurs bleues des veilleuses. Malgré nos précautions, nos semelles couinaient sur le sol.
Comme en réponse, un bruit très faible se fit entendre. Par deux fois. Un gémissement très doux. Il passait sous l’une des portes, telle une lettre qu’on glisse discrètement, pour ne pas déranger.
Monsieur Henri me jeta un bref regard et décida d’entrer.
Elle était là, immobile sur son lit, la petite phrase bien connue, trop connue :
Je t’aime
Trois mots maigres et pâles, si pâles. Les sept lettres ressortaient à peine sur la blancheur des draps. Trois mots reliés chacun par un tuyau de plastique à un bocal plein de liquide.
Il me sembla qu’elle nous souriait, la petite phrase.
Il me sembla qu’elle nous parlait :
-Je suis un peu fatiguée. Il paraît que j’ai trop travaillé. Il faut que je me repose.
-Allons, allons, Je t’aime, lui répondit Monsieur Henri, je te connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pied.
Il la berça longtemps de tous ces mensonges qu’on raconte aux malades. Sur le front de Je t’aime, il posa un gant de toilette humecté d’eau fraîche.
-C’est un peu dur la nuit. Le jour, les autres mots viennent me tenir compagnie.
« Un peu fatiguée », « un peu dur », Je t’aime ne se plaignait qu’à moitié, elle ajoutait des « un peu » à toutes ses phrases.
-Ne parle plus. Repose-toi, tu nous as tant donné, reprends des forces, nous avons trop besoin de toi.
Et il chantonna à son oreille le plus câlin de ses refrains.
La petite biche est aux abois
Dans le bois se cache le loup
Ouh ouh ouh ouh
Mais le brave chevalier passa
Il prit la biche dans ses bras
La la la la
-Viens Jeanne, maintenant. Elle dort. Nous reviendrons demain.
-Pauvre Je t’aime. Parviendront-ils à la sauver ?
Monsieur Henri était aussi bouleversé que moi.
Des larmes me venaient dans la gorge.
Elles n’arrivaient pas à monter jusqu’à mes yeux. Nous portons en nous des larmes trop lourdes. Celles-là, nous ne pourrons jamais les pleurer.
-… Je t’aime. Tout le monde dit et répète « je t’aime ». Tu te souviens du marché ? Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ ? Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s’usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. Tu veux rendre visite à d’autres malades ?
Il me regarda.
-Tu ne vas pas t’évanouir, quand même ?
Il me prit le bras et nous quittâmes l’hôpital.

Eric Orsena - La grammaire est une chanson douce

Mourir sans histoire.....le sel de l’existence.

Mourir sans histoire, comme vous dites joliment, n’est-ce pas accepter de mourir, renoncer à l’immortalité, à toute espérance transcendante ou eschatologique ? Je sais bien que les sciences ne répondent pas à ces questions.
C’est pourquoi je disais que la curiosité reste insatisfaite.
Qu’y avait-il avant le big bang, qui aura-t-il après la mort ?
Les sciences ne répondent pas, elles ne peuvent pas répondre. Mais vous m’accorderez sans doute qu’on ne peut pas se contenter des problèmes que les sciences se posent ou sont susceptibles de résoudre.
Personnellement, quelle est votre attitude devant la question de l’être "Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et devant la mort ? Vous semblez récuser l’idée que la mort du corps soit nécessairement la mort de l’âme et en même temps vous donnez comme modèle une feuille qui meurt « sans histoire » et, selon toute vraisemblance, totalement. Je sais bien qu’il y aura d’autres feuilles au printemps.
Mais cela suffit-il à vous consoler ? A vous rassurer ?
Ou bien avez-vous une autre croyance ?
Une autre espérance ?
Une autre foi ?
Je suis entièrement d’accord avec votre attitude ; la science laisse forcément de côté les questions les plus vitales. Pour reprendre le bon mot de Galilée, la science nous dit « comment va le ciel » et non « comment on va au ciel ». En termes plus modernes, on dirait : elle nous apprend comment la nature fonctionne mais non si la vie a un sens, s’il y a quelque chsose au-delà de ce qui se laisse percevoir et quels seraient nos devoirs en tant qu’êtres humains. Plus brièvement : à quoi tout cela rime-t-il, à supposer que cela rime à quelque chose ? Voilà des questions fondamentales qui obsèdent les humains sans doute depuis l’apparition de la conscience chez nos plus lointains ancêtres et sur lesquelles la science est muette.
Bien sûr, comme tout le monde, j’ai peur de la mort. L’idée que, dans un avenir pas très éloigné, je devrai quitter ce monde me peine et me frustre énormément. Etre privé du cycle des saisons, des floraisons précoces, des chants qui annoncent le retour des oiseaux migrateurs et des merveilleux coloris de la forêt canadienne me paraît d’une grande cruauté. Quand j’ai planté des cèdres et des séquoias, c’était, je le sens bien maintenant, pour qu’ils soient mes représentants et mes messagers dans ces temps où je ne serai plus. La nature de notre relation aux arbres est mystérieuse. Les arbres sont à la fois intensément présents mais jamais envahissants, jamais perturbants. Contrairement aux êtres humains qui nous astreignent à nous extraire de notre monde interne, à nous mettre en représentation et en interaction, ils créent une nouvelle intimité en nous-mêmes, enirichie de leurs présences.
Est-ce que j’ai une foi ? Une espérance ? Je suis partagé entre deux visions du monde bien difficiles à concilier.
D’une part, la vision émergeant de la « belle histoire » que nous raconte aujourd’hui l’astronomie me réjouit profondément. Cette croissance de la complexité dans l’univers, à partir d’un Big Bang chaotique jusqu’à l’apparition de la vie et de l’intelligence, ne peut pas, me semble-t-il, être sans signification. C’est là que j’attache toute mon espérance sans pourtant en comprendre le sens.
L’autre vision vient de la lamentable histoire des êtres humains. Les chroniques des historiens antiques ou modernes sont désespérantes. Cette monotone succession de malheurs, de guerres, de massacres et de sang donne l’impression d’un immense ratage. Les Grecs invoquaient l’image de la fatale moîra pesant sur l’humanité, interdisant aux hommes et aux nations de vivre en harmonie. Comment réconcilier ces deux faces du monde ? C’est bien pour moi le nœud du problème.
Notre question initiale : « La nature (Dieu, l’univers) s’intéresse-t-elle à nous ? Nous veut-elle du bien ? A-t-elle du « cœur » ? L’anthropomorphisme, s’il est reconnu comme tel, n’est pas nécessairement sans intérêt. Il peut parfois être fécond. A ces questions, les scientifiques répondent souvent : « La nature est ce qu’elle est, elle n’a que faire de nos états d’âmes et de nos angoisses. Elle n’a pas de sentiments ».
Pourtant, souscrire à cette position, n’est-ce-pas ignorer que la nature a engendré l’être humain qui, lui, peut avoir des sensations et des sentiments. Ce fait, on ne peut pas le gommer. En tout anthropomorphisme on on peut dire que, en créant l’être humain, la nature s’est donné un cœur. La compassion n’existe peut-être pas au niveau de l’ADN, mais certainement au niveau de la personne tout entière. Ce sentiment –ne pas être indifférent à la souffrance des autres- est pour moi le plus beau sentiment humain. La compassion « est » dans la nature ; elle a engendré un être capable de compatir et d’offrir son aide. Cette constatation me paraît passible de donner un sens et une orientation à l’existence humaine.
La vie est dure en elle-même. « Le malheur est profond, profond », écrit Aragon, « de temps en temps, la terre tremble. » On n’y peut rien. Mais il reste une marge dans laquelle on peut augmenter le malheur ou le diminuer. Notre action sur cette marge a un sens, indépendamment du projet, l’absence de projet, ou de l’impossibilité fondamentale de savoir s’il y a un projet .Au-delà de cette attitude pratique, les grandes questions restent sans réponse. Je me sens parfois comme celui qui lit un roman policier particulièrement embrouillé et qui ne comprend rien. Il attend avec impatience le dernier chapître où tout devrait s’éclairer. Si la mort n’est pas un anéantissement, y trouverons-nous les clefs qui nous font si cruellement défaut ? Je me prends quelquefois à le croire. Ce naïf espoir me donne du courage.
J’inverserais volontiers le paris de Pascal. Vivre comme s’il n’y avait rien après, mais laissant grande ouverte la possibilité qu’il y ait « quelque chose . Faire ce qui paraît mériter nos efforts même si l’issue devait être l’anéantissement. Pour ma part, je cherche à connaître et à faire connaître par l’écrit et la parole les enseignements de la science sur l’histoire de l’univers et sur notre insertion dans ce vaste mouvement de complexité cosmique.
Ai-je une foi ? Je ne suis pas matérialiste au sens ordinaire du mot. Je ne crois pas un seul instant que l’évolution cosmique et l’apparition de la conscience humaine soient le résultat du pur hasart. Mais je ne sais pas quoi mettre à la place. Aucune des religions traditionnelles ne me paraît avoir le monopole de la « vé&rité ». Elles ont chacune à leur façon développé des visions mutliples de la trancscendance. Il y a généralement peu d’éléments communs entre leurs visions. Cette constatation souligne surtout les limitation de l’esprit humain face à une réalité si mystérieuse. Les histoires saintes illustrent des facettes différentes de « l’au-delà ».
Mon rapport à la transcendance passe part l’art et en particulier par la musique. Mais non par les pratique religieuses. Les salles de concert sont mes églises. Et les quatuors de Schubert me parlent, plus éloquemment que les arguments philosophiques, d’un au-delà qui nous dépasse et nous entoure de toutes parts. Je rejoins Saint-John Perse : « Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ».
La science est incapable de répondre aux questions fondamentales de l’existence : Dieu existe-t-il ? Quel est le sens de notre existence ? Qu’y a-t-il après la mort ? A chacun de chercher les réponses qui lui conviennent sans s’appuyer sur les béquilles des certitudes imposées. Devenir adulte, c’est apprendre à vivre dans le doute et à développer, au travers des expériences, sa propre philosophie, sa propre morale. Eviter le « prêt-à-penser »
Je tourne encore en rond au seujet de l’après-mort. Nous savons aujourd’hui que l’espèce humaine est issue d’espèces antérieures et que le nombre d’espèces animales sur la Terre se chiffre par millions. Si les humains ont droit à une quelconque « résurrection », on peut supposer que ce privilège ne leur est pas réservé ? Mais l’idée que même les bactéries soient de la partie paraît-elle raisonnable ? Par ailleurs, même si on classe avec raison l’espèce humaine parmie les autres espèces vivantes, elle en diffère si considérablement qu’elle a peut-être droit à un statut différent. Quelle espèce animale a réussi à percer les secrets de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ? Quelle espèce compose de lam usique ou peint des tableaus ? Quelle espèce est capable de prendre conscience d’elle-même ?
Mais qui sait ce qui se passe dans la tête d’un chat ? En nous accordant un statut spécial, ne sommes-nous pas à la fois juge et partie ? Les critères de supériorité sont ceux que nous définissons nous-mêmes. Et on continue à tourner en rond.
(…) Les rencontres, amicales ou amoureuses, me paraissent être un élément fondamental de la réalité. Pour en percevoir la portée, replaçons-les dans un contexte élargi de temps et d’espace. Reculons loin dans le passé pour en retrouver les antécédents. Retournons jusqu’au Big Bang, au moment où l’univers se présente dans un état de chaos total. Au long de milliards d’années, les étoiles vont préparer les atomes qui, sur la Terre, vont s’assembler pour donner naissance à deux êtres humains. La rencontre, c’est l’événement par lequel ils se rejoignent et prennent conscience de leur existence mutuelle. Sans cette aptitude à prendre conscience de notre propre existence et de celle des autres (et en parallèle de savoir que nous allons mourir), toute rencontre serait impossible. L’immense richesse du monde des amitiés et des amours nous serait inaccessible. Il nous manquerait le sel de l’existence.

Hubert Reeves - Intimes Convictions