jeudi 10 mai 2012

Aldous Huxley : Connaissance et compréhension


On accède à la connaissance lorsqu'on réussit à formuler une expérience nouvelle dans un système de concepts fondé sur des expériences anciennes. On accède à la compréhension quand on se libère de ce qui est ancien et qu'on rend possible un contact direct et immédiat, moment après moment, avec la nouveauté et le mystère de notre existence.


La nouveauté nous est donnée à tous les niveaux de notre expérience: perceptions, émotions- et pensées, états de conscience illimitée, relations aux choses et aux personnes. L'ancien est le système d'idées et de formules qui nous est propre. C'est le stock des objets fabriqués sans mystère par la mémoire, le raisonnement analytique, l'habitude et les associations automatiques qui découlent des notions admises. Connaître, c'est avant tout connaître ces objets. Comprendre, c'est avant tout avoir directement conscience du matériau brut.
La connaissance s'exprime toujours en termes conceptuels et peut se transmettre par les mots ou par d'autres symboles. La compréhension n'est pas d'ordre conceptuel et ne peut donc être transmise. C'est une expérience immédiate, et l'expérience immédiate ne peut être que commentée (très inadéquatement) mais jamais partagée. Nul ne peut ressentir réellement la douleur ou le chagrin d'un autre, l'amour, la joie ou la faim d'un autre. De même, nul ne peut partager la compréhension qu'un autre a d'un événement ou d'une situation. On peut, bien sûr, avoir connaissance de cette compréhension, et cette connaissance peut être transmise de manière orale ou écrite ou par d'autres symboles. Une telle connaissance transmissible sert à ne pas oublier qu'il a existé des compréhensions spécifiques par le passé et qu'il est possible de comprendre à n'importe quelle époque. Mais il nous faut toujours nous souvenir qu'avoir connaissance de la compréhension n'est pas comprendre et que la compréhension est le matériau brut de la connaissance. Il y a entre connaissance et compréhension autant de différence qu'entre une ordonnance qui prescrit la pénicilline et la pénicilline elle-même.
La compréhension n'est pas plus une chose innée qu'elle n'est une chose laborieusement acquise. C'est une chose qui, lorsque les circonstances sont favorables, vient à nous, pour ainsi dire, de sa propre volonté. Nous sommes tous des êtres de connaissance, tout le temps ; mais ce n'est qu'occasionnellement et en dépit de nous-mêmes que nous comprenons le mystère de la réalité qui s'offre à nous. En conséquence, nous sommes rarement tentés de soutenir que connaissance équivaut à compréhension. Parmi les hommes et les femmes exceptionnels qui comprennent en toute situation, la plupart sont assez intelligents pour voir que connaître n'est pas comprendre et que les systèmes conceptuels fondés sur les expériences passées sont aussi nécessaires à la conduite de la vie que le sont les échappées spontanées vers des expériences nouvelles. C'est pourquoi l'erreur d'identifier la compréhension à la connaissance est rarement commise et ne pose donc aucun problème sérieux.
Le cas de l'erreur inverse - erreur qui consiste à supposer que la connaissance est identique à la compréhension et interchangeable avec elle - est très différent. Tout adulte possède un large stock de connaissances. Une partie de cette connaissance est correcte, une autre est incorrecte, une autre encore ressemble à une connaissance et n'est ni correcte ni incorrecte ; elle n'a simplement aucun sens. Ce qui donne ns à une proposition, ce ne sont pas (pour citer un éminent philosophe contemporain, Rudolf Carnap) « les images ou s pensées qu'elle évoque, mais la possibilité d'en déduire s propositions d'ordre sensible, autrement dit la possibilité de la vérifier. Les images ne suffisent pas à donner sens ,à une proposition, elles ne sont même pas nécessaires. Nous n'avons pas d'image du champ magnétique ni même, ajouterai-je, du champ gravitationnel ; néanmoins, les propositions faites par les physiciens à propos de ces champs sont parfaitement sensées, parce que les propositions que nous fournissent nos sens en sont déductibles ». Les doctrines métaphysiques sont des propositions qui ne peuvent pas être vérifiées sur un mode opératoire, au moins au niveau de l'expérience ordinaire. Elles peuvent exprimer un état d'esprit, à la manière de la poésie lyrique, mais elles n'ont pas de signification précise. L'information qu'elles transmettent est une pseudo connaissance. Mais ceux qui formulent les doctrines métaphysiques et ceux qui croient à de telles doctrines commettent l'erreur de prendre cette pseudo connaissance pour de la connaissance et modifient leur comportement en conséquence. La pseudo connaissance dénuée de sens a toujours été l'une des principales motivations de l'action individuelle et collective. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles l'histoire humaine est si tragique et en même temps si étrangement grotesque. L'action fondée sur une pseudo connaissance dénuée de sens est toujours inappropriée, toujours à côté de la plaque, et engendre donc toujours ce genre de gâchis où l'humanité a toujours vécu, ce genre de gâchis qui fait pleurer les anges et ricaner les auteurs satiriques.
Correctes ou incorrectes, pertinentes ou dénuées de sens, la connaissance et la pseudo connaissance sont aussi communes que le charbon et donc tenues pour vraies. La compréhension, au contraire, est presque aussi rare que le diamant, et l'on en fait grand cas. Ceux qui connaissent aimeraient tant être ceux qui comprennent ! Mais, soit leur stock de connaissances ne contient pas la connaissance de ce qu'il faut faire pour devenir quelqu'un qui comprend, soit, ayant la connaissance théorique de ce qu'il faut faire, ils n'en continuent pas moins de faire le contraire. Dans les deux cas, ils se bercent de l'illusion que la connaissance et surtout la pseudo connaissance sont la compréhension même. Avec l'excès d'abstraction et la généralisation abusive qui lui sont proches, c'est le plus répandu et le plus dangereux des péchés intellectuels.
Sur l'ensemble des souffrances humaines, un tiers, me semble-t-il, est inévitable. C'est le prix à payer pour s'incarner et pour hériter de gènes qui sont sujets à des mutations délétères. C'est le loyer extorqué par la nature en échange du privilège de vivre à la surface d'une planète dont le sol est le plus souvent pauvre et le climat capricieux et inclément, et dont les habitants comptent parmi eux une multitude de micro-organismes capables de causer des maladies variées, mortelles ou débilitantes, chez l'homme, les animaux domestiques et les plantes cultivées. À ces souffrances d'origine cosmique, il faut ajouter la masse encore plus immense des désastres évitables que nous provoquons nous mêmes. Car les deux tiers au moins de nos souffrances sont dus à la stupidité humaine, à la méchanceté humaine et à ces grandes motivations et justifications de la stupidité et de la méchanceté que sont l'idéalisme, le dogmatisme et le zèle prosélyte pratiqués au nom d'idoles religieuses ou politiques. Mais le zèle, le dogmatisme et l'idéalisme n'existent que parce que nous ne cessons de commettre des péchés intellectuels. Nous péchons en attribuant une signification concrète à des pseudo connaissances dénuées de sens, nous péchons en étant trop paresseux pour penser en termes de causes multiples et en nous laissant aller à des simplifications abusives, à des généralisations abusives, à des abstractions abusives, et nous péchons en nous berçant de l'illusion fallacieuse mais agréable que la connaissance conceptuelle et surtout la pseudo connaissance conceptuelle sont identiques à la compréhension.
Quelques exemples évidents. Les atrocités commises par une religion instituée (et les religions instituées, ne l'oublions pas, font à peu près autant de mal que de bien) sont toutes dues, en dernière analyse, à l'erreur qui consiste à « prendre le doigt pour la lune », autrement dit à l'erreur de prendre la formulation pour le mystère auquel elle se réfère ou, le plus souvent, auquel elle semble se référer. C'est l'un des péchés originels de l'intellect, je l'ai dit, et c'est un péché dans lequel les théologiens se sont systématiquement vautrés avec une outrecuidance rationaliste aussi grotesque que détestable. L'indulgence pour cette forme de délinquance a engendré dans la plupart des grandes traditions religieuses du monde une fantastique surévaluation des mots. La surévaluation des mots ne mène que trop souvent à la fabrication et à l'adoration idolâtre de dogmes, au souci d'uniformiser la foi, à une exigence de consensus total et à un ensemble de propositions qui, bien qu'étant dénuées de sens, sont considérées comme sacrées. Ceux qui ne consentent pas à l'adoration idolâtre des mots doivent être « convertis » et, si cela s'avère impossible, ils doivent être soit persécutés, soit, dans le cas où les faiseurs de dogmes n'ont pas le pouvoir politique requis, montrés du doigt et frappés d'ostracisme. L'expérience immédiate de la réalité unit les hommes. Les croyances conceptualisées, parmi lesquelles il faut même ranger la foi en un Dieu d'amour et de justice, les divisent et, ainsi qu'en témoigne lugubrement l'histoire des religions, les font se sauter à la gorge les uns des autres depuis des siècles.
L'abus de simplification, l'abus de généralisation et l'abus d'abstraction sont trois autres péchés reliés à celui qui consiste à imaginer que la connaissance et la pseudo connaissance sont identiques à la compréhension. Celui qui abuse des généralisations et des simplifications affirme sans la moindre preuve que « tout X est Y » ou que « tout A procède d'une seule et même cause qui est B ». Celui qui abuse de l'abstraction ne veut pas s'embêter avec Dupont ou Durand en tant qu'individus mais s'exalte à parler avec éloquence de l'Humanité, du Progrès, de Dieu, de l'Histoire et de l'Avenir. Cette forme de délinquance intellectuelle est justifiée par tous les démagogues et par tous les croisés. Au Moyen Âge, la généralisation abusive la plus populaire affirmait que tous les infidèles étaient damnés. (Pour les musulmans, les infidèles sont les chrétiens, pour les chrétiens, les infidèles sont les musulmans.) Et presque aussi populaires étaient des propositions dénuées de sens comme : « tous les hérétiques sont inspirés par le diable », ou : « toutes les vieilles excentriques sont des sorcières ». Au XVI, et au XVII siècle, les guerres et les persécutions sont justifiées par la croyance simple et lumineuse que tous les catholiques romains (ou si l'on est papiste, tous les luthériens, tous les calvinistes, tous les anglicans) sont les ennemis de Dieu. De nos jours, Hitler proclame que tous les malheurs du monde n'ont qu'une seule cause, à savoir les juifs, et que tous les juifs sont des sous-hommes et des ennemis de l'humanité. Pour les communistes, tous les malheurs du monde n'ont qu'une seule cause, les capitalistes, et la classe moyenne qui les soutient est faite de sous hommes ennemis de l'humanité. Il apparaît clairement, quand on entend tout cela, qu'aucune de ces généralisations abusives, aucun de ces jugements à l'emporte-pièce ne peut prétendre à être vrai. Mais le besoin de pécher intellectuellement est effroyablement puissant. Tous sont soumis à la tentation et peu sont capables d'y résister.
Il y a, dans la vie, de très nombreuses situations où seule la connaissance conceptualisée, accumulée et verbalement transmise est d'un intérêt pratique. Si, par exemple, je veux fabriquer de l'acide sulfurique ou gérer les comptes d'un banquier, je ne vais pas commencer par les rudiments de la chimie ou de l'économie, je vais commencer par ce qui constitue l'aboutissement actuel de ces sciences. Autrement dit, je vais fréquenter une école qui enseigne les connaissances utiles à ces matières et lire les livres qui exposent toute l'expérience accumulée dans ces domaines particuliers. Je peux acquérir les compétences d'un gestionnaire ou d'un ingénieur chimiste grâce à la seule connaissance. Pour ce faire, je n'ai pas besoin de comprendre à fond les situations concrètes qui se sont présentées, moment après moment, depuis les profondeurs mystérieuses de notre existence. Ce qui va compter pour moi, en tant que professionnel, c'est de m'être familiarisé avec toutes les connaissances conceptuelles propres à mon domaine. Dans la civilisation industrielle qui est la nôtre, aucune société ne peut prospérer sans une élite de scientifiques de haut niveau secondée par une armée d'ingénieurs et de techniciens. L'acquisition et la propagation d'une grande quantité de connaissance pertinente et spécialisée est devenue une, condition primordiale de la survie des nations. Aux États-Unis, on semble avoir oublié ce fait depuis les vingt ou trente dernières années. Les enseignants professionnels se sont emparés des théories de John Dewey, « apprendre en faisant » et « l'éducation comme adaptation à la vie », et les ont appliquées de telle manière qu'aujourd'hui, dans beaucoup d'écoles américaines, on agit sans apprendre et on dispense des cours d'adaptation à tout sauf à ce fait fondamental du XX siècle que, dans le monde où nous vivons, l'ignorance de la science et de ses méthodes est le plus sûr et le plus court chemin vers un désastre national. Au cours des cinquante dernières années, toutes les autres nations ont fait de grands efforts pour dispenser plus de connaissance à des jeunes de plus en plus nombreux. Aux États-Unis, les enseignements ont choisi la voie opposée. Au détour du siècle, 56 % des lycéens étudiaient l'algèbre ; aujourd'hui, moins d'un quart d'entre eux sont initiés à cette discipline. En 1955, 11 % des jeunes Américains étudiaient la géométrie ; vingt ans auparavant, ils étaient 27 %. 4 % d'entre eux étudient aujourd'hui la physique contre 19 % en 1900. Dans 50 % des lycées américains, il n'y a pas de cours de chimie, et dans 53 %, pas de cours de physique. Ce déclin précipité de la connaissance ne s'accompagne pas d'un accroissement de la compréhension, car il va sans dire que les cours d'adaptation à la vie dispensés au lycée n'enseignent pas la compréhension. Ils n'enseignent que l'art de se conformer aux comportements personnels et collectifs admis. Il n'y a pas de substitut à la connaissance correcte et, dans le processus d'acquisition de la connaissance correcte, il n'y a pas de substitut à la concentration et à la pratique assidue. Sauf si l'on est spécialement doué, il faut travailler dur pour apprendre, quelle que soit la méthode. Hélas, nombreux sont les enseignants qui semblent penser qu'il ne faut jamais demander aux enfants de travailler dur. Quand les méthodes d'éducation se fondent sur ce principe, les enfants n'acquièrent en fait que peu de connaissances ; et, en l'espace d'une ou deux générations soumises à ces méthodes, la société qui les tolère tombe dans le déclin le plus complet.

En théorie, on peut corriger le déficit des connaissances en changeant les programmes. Dans la pratique, le changement des programmes ne corrige pas grand-chose, à moins que les enseignants changent de point de vue. Car le problème des enseignants américains, comme l'écrit l'un de leurs distingués collègues, le docteur H. L. Dodge, est qu'ils « considèrent que, pour se réaliser à titre individuel, toutes les disciplines, depuis la formation personnelle jusqu'à la philosophie, se valent ou sont interchangeables. Cette anarchie des valeurs a conduit à remplacer l'enseignement des sciences et des humanités par celui de ces nouvelles disciplines ». La question reste posée de savoir si les enseignants peuvent changer leur attitude. Si cela s'avère impossible, nous retomberons dans la pensée confortable que le temps ne s'arrête jamais et que nul n'est immortel. Ce que la persuasion et la crainte du déclin national n'auront pu accomplir, le retrait du monde, la tension artérielle et la mort l'accompliront, plus lentement certes, mais beaucoup plus sûrement.
La propagation de la connaissance correcte est l'une des fonctions essentielles de l'éducation, et si nous la négligeons c'est à nos risques et périls. Mais il va de soi que l'éducation est plus qu'un outil destiné à transmettre la connaissance correcte. Elle doit aussi enseigner ce que Dewey appelle l'adaptation à la vie et la réalisation de soi. Mais, précisément, comment promouvoir la réalisation de soi et l'adaptation à la vie ? À cette question, les éducateurs modernes ont apporté de nombreuses réponses. La plupart de ces réponses appartiennent à l'une ou à l'autre des deux grandes options de l'éducation, l'option progressiste et l'option classique. Les réponses de type progressiste s'expriment à travers des disciplines comme « vie de famille, économie domestique, information sur les métiers, santé mentale et physique, formation à la citoyenneté mondiale et à la conduite des affaires mondiales, et enfin, et nous craignons que ce soit la cinquième roue du carrosse [je cite toujours Dodge], formation aux disciplines de base ». Là où l'on préfère les réponses de type classique, les enseignants assurent des cours de latin, de grec, de littérature européenne contemporaine, d'histoire mondiale et de philosophie (pour des raisons qui nous échappent) exclusivement occidentale. Shakespeare et Chaucer, Virgile et Homère nous paraissent lointains et irrévocablement morts. Alors, pourquoi prendre la peine d'enseigner les classiques ? On en a exposé mille fois les raisons, mais rarement avec autant de force et de lucidité que dans les Mémoires d'un homme superflu d'Albert Jay Nock. « Les littératures de la Grèce et de Rome nous offrent le compte rendu le plus complet et le plus suivi de ce qui a occupé cette étrange créature qu'est l'homo sapiens dans les domaines de l'activité spirituelle, intellectuelle et sociale. D'où le fait que l'esprit qui a établi ce compte rendu est bien plus qu'un esprit discipliné ; c'est un esprit qui a de l'expérience. Il en vient, comme le dit Emerson, à éprouver un sentiment d'immense longévité, et il voit instinctivement l'homme contemporain et ses oeuvres dans la perspective de cette profonde et puissante expérience. C'est à juste titre que ces études sont dites formatrices, parce que, bien plus que toutes les autres, elles engendrent une profonde maturation. Cicéron dit la vérité pure et simple quand il affirme que ceux qui n'ont pas connaissance de ce qui s'est passé avant eux resteront toujours des enfants. Et si l'on souhaite caractériser l'esprit collectif de cette époque, ou, à vrai dire, de toutes les époques, et l'usage qu'elle fait de ses pouvoirs d'observation, de réflexion et d'inférence logique, on ne saurait trouver de meilleur mot que celui d'immaturité. »
L'approche progressiste et l'approche classique de l'éducation ne sont pas incompatibles. Il est parfaitement possible de combiner une éducation à la culture locale traditionnelle avec une formation mi-professionnelle, mi-psychologique aux conventions de la vie sociale, et d'associer encore tout cela à l'enseignement des sciences, autrement dit à l'inculcation de la connaissance correcte. Mais cela suffit-il ? Une telle éducation peut-elle aboutir à la réalisation de soi qui est son but ? La question résiste à l'examen le plus minutieux. Nul, bien sûr, ne peut douter de l'importance de l'expérience accumulée pour guider la conduite individuelle et sociale. Si nous sommes humains, c'est parce que, à un stade très ancien de l'histoire de l'espèce, nos ancêtres ont trouvé le moyen de conserver et de propager le fruit de leur expérience. Ils ont appris à parler et sont devenus capables de traduire ce qu'ils percevaient et ce qu'ils inféraient des faits et de leur imaginaire dans un ensemble de concepts qui s'est enrichi au fil des générations et a été légué à la postérité sous la forme d'un trésor fait de sens et de non-sens. Pour reprendre les termes de Nock : « L'esprit qui a établi ce compte rendu est un esprit qui a de l'expérience. » Le seul problème, pour nous, est que l'expérience qui dérive de l'étude des classiques est, sous certains aspects, totalement inadaptée aux faits du XX siècle. Bien sûr, le monde moderne ressemble sur bien des points au monde qu'habitaient les hommes de l'Antiquité. Mais, sur d'autres points, il en diffère radicalement. Le monde antique, par exemple, changeait de manière extrêmement lente alors que, dans le nôtre, le progrès technologique engendre un état de révolution chronique. Les Anciens admettaient l'infanticide (Thèbes était la seule cité grecque qui interdisait l'exposition des nouveau-nés) et jugeaient l'esclavage non seulement nécessaire à leur mode de vie, mais intrinsèquement naturel et juste. Nous sommes les héritiers de l'humanitarisme des XVIII et XIX siècles, et il nous appartient de résoudre nos problèmes économiques et démographiques autrement qu'en nous inspirant des horribles et récentes pratiques totalitaires. Parce que les esclaves faisaient tous les travaux salissants, les Anciens considéraient toute forme d'activité manuelle comme essentiellement indigne d'un gentleman et, par conséquent, n'ont jamais soumis leurs théories hyperabstraites et hyperrationnelles à l'épreuve de l'expérimentation. Nous nous avons appris, ou nous apprenons à penser de manière opératoire. Ils méprisaient les « barbares » et ne se souciaient pas d'apprendre une langue étrangère, ce pourquoi ils considéraient naïvement que les règles de la grammaire et de la syntaxe grecques étaient les lois de la pensée. Nous commençons à comprendre la nature du langage, le danger qu'il y a à prendre les mots trop au sérieux et l'importance de l'analyse linguistique. Ils ne savaient rien du passé et étaient donc, comme le dit Cicéron, des enfants. (Thucydide, le grand historien de l'Antiquité, commence son histoire des guerres du Péloponnèse en affirmant d'une plume cavalière que rien d'important ne s'est passé avant son époque.) Depuis quatre ou cinq générations, nous avons acquis une connaissance du passé de l'humanité qui couvre plus d'un demi million d'années et s'étend à l'activité des tribus et des nations de tous les continents. Ils ont développé des institutions politiques qui, dans le cas de la Grèce, se sont révélées d'une instabilité désespérante et, dans celui de Rome, d'une agressivité et d'une brutalité inamovibles. Ce dont nous avons besoin, nous, c'est de créer une société entièrement nouvelle, durable mais aventureuse, forte mais humaine, hautement organisée mais privilégiant la liberté, souple et adaptable. Dans ce domaine, Rome et la Grèce ne nous donnent que des exemples négatifs en nous montrant, chacune à leur manière, ce qu'il convient de ne pas faire.
Il ressort clairement de tout cela que l'enseignement d'humanités vieilles de deux mille ans doit être complété par la formation aux humanités d'aujourd'hui et de demain. Les progressistes préconisent un tel enseignement ; mais, à coup sûr, nous avons besoin de quelque chose d'un peu plus informatif et d'un peu plus utile que des cours d'économie domestique et d'information sur les métiers, dans le monde vertigineusement changeant qui est le nôtre. Mais, même si un enseignement adéquat des humanités du passé, du présent et de l'avenir prévisible était mis au point et tenu à la disposition de tous, les buts de l'éducation, en tant qu'elle est distincte de l'instruction factuelle et théorique, seraient-ils pour autant atteints ? Ceux qui recevraient une telle éducation seraient-ils plus proches de ce but qu'est la réalisation de soi ? Je crains que la réponse soit non. Car, arrivés à ce point, nous nous trouverions confrontés à l'un de ces paradoxes qui participent de l'essence même de notre étrange existence d'amphibiens qui habitent, sans y appartenir complètement, des mondes innombrables, parmi lesquels le monde des concepts, le monde des données, le monde objectif et le monde subjectif, le monde de la conscience personnelle et le monde de l'inconscient. En ce qui concerne l'éducation, le paradoxe est que le médium de l'éducation, le langage, est absolument nécessaire mais aussi absolument fatal, que la matière de l'éducation, l'accumulation conceptualisée de l'expérience passée, est indispensable mais constitue aussi un obstacle qu'il faut surmonter. « L'existence précède l'essence. » Contrairement à la plupart des propositions métaphysiques, ce slogan existentialiste peut être vérifié. Les « enfants loups » adoptés par des mères animales et élevés dans un environnement animal ont une forme d'être humain mais ne sont pas humains. Il est évident que l'essence de l'humanité n'est pas une chose avec laquelle nous naissons ; c'est une chose que nous acquérons, que nous construisons. Nous apprenons à parler, nous accumulons des connaissances et des pseudo connaissances conceptualisées, nous imitons nos aînés, nous construisons des modes de pensée, de sentiment et de comportement et, à travers ce processus d'humanisation, nous devenons des personnes. Mais les choses qui nous rendent humains sont précisément les mêmes qui entravent la réalisation personnelle et empêchent la compréhension. Nous nous humanisons en imitant les autres, en apprenant leurs paroles et en acquérant la connaissance accumulée que le langage nous rend accessible. Mais nous ne comprenons qu'en nous libérant de la tyrannie des mots, des réflexes conditionnés et des conventions sociales, au moment où nous établissons un contact direct, immédiat, avec l'expérience. Le plus grand paradoxe de notre existence consiste en ceci que pour comprendre nous devons nous encombrer de tout un bagage intellectuel et émotionnel qui fait obstacle à notre compréhension. Les animaux ne comprennent pas les situations, sauf peut-être d'une manière atténuée, préconsciente, même si, par instinct inné, ou par un acte ad hoc d'intelligence, ils sont capables d'y réagir de manière parfaitement appropriée, comme s'ils les comprenaient. La compréhension consciente est le privilège de l'homme, et c'est un privilège qu'il a gagné, assez étrangement, en acquérant des habitudes utiles ou délinquantes, des stéréotypes de perception, de pensée et de sentiments, tout un stock de connaissances et de pseudo connaissances dont la possession constitue le plus grand obstacle à la compréhension. « Apprendre, dit Lao-Tseu, consiste à augmenter son stock jour après jour. Pratiquer le Tao consiste à le diminuer. » Cela ne signifie évidemment pas que nous devions vivre seulement en diminuant. Apprendre est aussi nécessaire que désapprendre. Là où l'on a besoin de compétences techniques, il est indispensable d'apprendre. De la jeunesse à la vieillesse, de génération en génération, nous devons continuer d'enrichir le stock de connaissances utiles et pertinentes. C'est le seul moyen grâce auquel nous pouvons espérer gérer l'environnement physique et les idées abstraites qui permettent à l'homme de se frayer un chemin dans la complexité de la civilisation et de la technologie. Mais ce n'est pas le bon moyen de gérer nos réactions personnelles vis-à-vis de nous-mêmes et des autres. Dans ces situations, il faut désapprendre les concepts accumulés ; il faut répondre à chaque nouveau défi non pas avec nos vieux conditionnements, non pas à la lumière de la connaissance conceptuelle fondée sur le souvenir des différents événements passés, non pas en fonction de la loi du plus grand nombre, mais avec une conscience nue et une pensée nouvellement née. Là encore, nous sommes confrontés au grand paradoxe de la vie humaine. C'est notre conditionnement qui développe notre conscience, mais pour faire pleinement usage de cette conscience développée, il nous faut commencer par nous débarrasser de ce conditionnement qui lui a permis de se développer. En additionnant la connaissance conceptuelle à la connaissance conceptuelle, nous rendons possible une compréhension consciente ; mais cette compréhension potentielle ne peut s'actualiser que si l'on Ôte tout ce qu'on a ajouté.
C'est parce que nous avons des souvenirs que nous sommes convaincus de notre identité en tant que personne et membre d'une société donnée.
L'enfant est le père de l'homme ; Et je peux espérer voir mes jours Reliés l'un à l'autre par la piété naturelle.
Celui qui enseigne la compréhension pourrait décrire ce que Wordsworth nomme « piété naturelle » comme une complaisance envers des souvenirs porteurs d'une charge émotionnelle et reliés à l'enfance et à la jeunesse. La mémoire factuelle - celle qui, par exemple, permet de retrouver le meilleur moyen de fabriquer de l'acide sulfurique ou de gérer des comptes - est une pure bénédiction. Mais la mémoire psychologique (pour reprendre les termes de Krishnamurti), la mémoire qui porte une charge émotionnelle, que celle-ci soit positive ou négative, est, au pire, la source des névroses et des troubles mentaux (la psychiatrie est pour beaucoup l'art de débarrasser les patients des incubes que constituent leurs souvenirs) et, au mieux, la source des distractions qui nous détournent de la compréhension - distractions qui, bien que socialement utiles, n'en sont pas moins des obstacles qu'il nous faut surmonter ou éviter. Les souvenirs émotionnellement chargés cimentent les liens de la vie familiale (ou, parfois, rendent celle-ci impossible) et servent, lorsqu'ils sont conceptualisés et conçus comme tradition culturelle, à maintenir la cohésion des communautés. Au niveau de la compréhension, au niveau de la charité et, dans une certaine mesure, au niveau de l'expression artistique, l'individu possède en lui le pouvoir de transcender sa tradition sociale et d'outrepasser les liens de la culture dans laquelle il a été élevé. Au niveau de la connaissance, des manières et des coutumes, il ne peut guère s'éloigner de la persona créée pour lui par sa famille et par sa société. La culture dans laquelle il vit est une prison, mais une prison qui permet à tout prisonnier qui le désire de gagner sa liberté, une prison à laquelle, pour cette raison et pour d'autres, ses pensionnaires doivent beaucoup de gratitude et de loyauté. Mais, bien qu'il soit de notre devoir d'« honorer nos père et mère », il est aussi de notre devoir de « haïr nos père et mère, nos frères et soeurs et, en vérité, notre propre vie », cette vie socialement conditionnée que nous acceptons. Bien qu'il nous soit nécessaire d'augmenter notre stock culturel jour après jour, il nous est aussi nécessaire de le diminuer encore et encore. Il existe, pour reprendre le titre de l'essai posthume de Simone Weil (L'Enracinement), un grand besoin d'« enracinement » ; mais il existe aussi, à l'occasion, le besoin tout aussi pressant d'un déracinement total. Dans le contexte qui est le nôtre, le livre de Simone Weil et la préface que T. S. Eliot a rédigée pour l'édition anglaise sont particulièrement instructifs. Simone Weil était une femme douée d'une grande compétence, d'une vertu héroïque et d'une aspiration spirituelle illimitée. Mais, hélas pour elle autant que pour ses lecteurs, elle était accablée d'un fardeau de connaissances et de pseudo connaissances que sa quasi manie de surévaluer les mots et les notions rend intolérablement pesant. Un ami religieux rapporte que « Simone Weil, en dépit de son vertueux désir d'objectivité, ne cédait jamais dans une discussion ». Elle était si profondément enracinée dans sa culture qu'elle en venait à croire que les mots sont suprêmement importants. D'où son amour de la discussion et l'obstination avec laquelle elle s'accrochait à ses opinions. D'où son étrange incapacité, en de si nombreuses occasions, à distinguer la lune du doigt qui la désigne. « Mais pourquoi bavarder à propos de Dieu ? » demande maître Eckhart ; et, du fond de sa compréhension de la réalité, il ajoute : « Quoi que vous disiez de Lui, c'est faux. » Nécessairement faux ; car « la vérité qui sauve n'a jamais été prêchée par le Bouddha », ni par un autre.
Il y a bien des manières de définir la vérité. Mais quand on la définit comme compréhension (et c'est ainsi que tous les maîtres de la vie spirituelle l'ont définie) il est alors clair que « la vérité doit être vécue, et qu'il n'y a rien à ajouter à cet enseignement ; tout ce qu'on pourrait ajouter ne pourrait qu'aller contre ». Voilà quelque chose qu'Emerson savait bien et qu'il mettait régulièrement en pratique. Il refusait de répondre quoi que ce soit à l'exaspération presque frénétique de son aîné Henry James, tripatouilleur pugnace de notions religieuses. De même pour William Law, qui écrit : « Au diable les fictions et les arguments de la raison discursive pour ou contre le christianisme ! Ce ne sont qu'impudeurs d'un esprit ignorant de Dieu et insensible à sa propre nature et à sa propre condition... car ni Dieu, ni le ciel, ni l'enfer, ni le diable, ni la chair ne peuvent être connus en vous et par vous que par leur manifestation même en vous. Et celui qui prétend connaître ces choses autrement n'est qu'un aveugle qui parle d'une lumière qu'il n'a jamais vue. » Cela ne signifie évidemment pas que la raison discursive et ses arguments soient dénués de toute valeur. En ce qui concerne la connaissance, ils ne sont pas seulement valables, ils sont indispensables. Mais la connaissance n'est pas identique à la compréhension. Si nous voulons comprendre, nous devons nous déraciner de notre culture, court circuiter le langage, nous débarrasser de nos souvenirs émotionnellement chargés, haïr nos père et mère, diminuer encore et encore notre stock d'émotions. « Les besoins, écrit maître Eckhart, doivent être comme une vierge qui reçoit Jésus. Autrement dit, une vierge est quelqu'un qui est vide de toute image étrangère, quelqu'un qui est aussi libre que quand il n'existait pas. »
Simone Weil doit avoir connu ce besoin de virginité culturelle et de déracinement total sur le plan théorique. Mais elle était hélas trop enfoncée dans ses propres idées et dans celles des autres, elle avait une croyance trop superstitieuse dans la magie des mots, qu'elle maniait avec tant d'habileté, pour être capable d'agir sur cette connaissance. La nourriture qu'une collectivité fournit à ceux qui la constituent, écrit-elle en substance, n'a pas d'équivalent dans l'univers. (Dieu merci ! pourrions-nous ajouter, après avoir respiré la nourriture spirituelle que nous ont fournie les collectivités aujourd'hui disparues.) De plus, la nourriture que fournit une collectivité n'est pas destinée aux seules âmes des vivants mais aussi aux âmes de ceux qui ne sont pas encore nés. En fin de compte, « la collectivité est le seul intermédiaire qui préserve les trésors spirituels accumulés par les défunts, le seul intermédiaire par lequel les morts peuvent s'adresser aux vivants. Et la seule réalité terrestre qui soit reliée à l'éternelle destinée de l'homme est la lumière qui irradie de ceux qui sont devenus pleinement conscients de cette destinée transmise de génération en génération ».
Cette dernière phrase ne peut avoir été écrite que par quelqu'un qui a toujours pris à tort la connaissance pour la compréhension et les concepts pour la réalité. Il est souhaitable, bien sûr, de prendre connaissance de ce que ceux qui sont morts ont dit de leur compréhension de la réalité. Mais affirmer que connaître la compréhension d'autrui équivaut pour nous à comprendre ou nous amène directement à comprendre est une erreur contre laquelle tous les maîtres de la vie spirituelle nous ont toujours mis en garde. Selon saint Paul, la lettre est pleine de « vieillesse ». Elle n'a, par conséquent, aucune pertinence quant à la réalité toujours renouvelée, qui ne peut être comprise que dans « la vie de l'Esprit ». Il faut laisser les morts enterrer les morts. Car les plus grands des prophètes et des avatars du passé n'ont jamais enseigné la vérité qui sauve. Il va sans dire que nous ne devons pas négliger ce qu'ont compris ceux qui sont morts. Au contraire, nous devons tout en connaître. Mais tout en connaître sans le prendre trop au sérieux. Nous devons tout en connaître sans oublier qu'une telle connaissance n'équivaut pas à la compréhension et que la compréhension ne vient à nous que si nous diminuons ce que nous connaissons, que si nous nous rendons vides et vierges, aussi libres que quand nous n'existions pas.
En passant du corps du livre à sa préface, nous trouvons un exemple encore plus frappant de cette surévaluation absurde des mots et des notions si fatalement chère aux gens instruits et cultivés. « Je ne sais pas, écrit Eliot, si elle [Simone Weill lisait les Upanishads en sanscrit ni, si tel est le cas, quel était son degré de maîtrise de ce qui n'est pas seulement une langue très élaborée mais une manière de penser d'autant plus difficile pour un Européen qu'il s'applique à la comprendre. » Comme toutes les grandes oeuvres de la philosophie orientale, les Upanishads ne sont pas un système purement spéculatif où priment les subtilités de langage. Elles ont été écrites par ce que l'on pourrait appeler les « pragmatistes » de la transcendance pour répandre une doctrine destinée à faire fonctionner une théorie métaphysique qui puisse être mise à l'épreuve non seulement de la perception, mais de -l'expérience directe de l'homme tout entier, à tous les niveaux de son être. Il n'est pas nécessaire d'être un grand spécialiste du sanscrit pour comprendre ce que veut dire Tat tvam asi, « Tu es Cela » (de même qu'il n'est pas nécessaire d'être très calé en hébreu pour comprendre ce que veut dire « Tu ne tueras point »). La compréhension de la doctrine (par opposition à la connaissance conceptuelle de la doctrine) n'est donnée qu'à ceux qui choisissent d'accomplir les opérations permettant à Tat Nain asi de devenir un fait d'expérience directe et immédiate. Simone Weil parlait-elle sanscrit ou non ? La question n'est pas là. En ce qui concerne les Upanishads comme en ce qui concerne toute autre oeuvre de la philosophie hindouiste ou bouddhiste, il n'y a qu'une seule question à prendre vraiment au sérieux. C'est celle-ci : comment des mots tels que Tat tvam asi ou une proposition métaphysique comme « nirvana et samsara sont un » peuvent-ils devenir l'expérience directe et immédiate d'un fait ? Comment éviter le langage et l'imbécillité des érudits pour que l'âme individuelle puisse finalement comprendre que le Cela, malgré tous les efforts que l'on fait pour nier ce fait primordial, est identique au Tu ? Plus précisément, faut-il suivre les méthodes de Patanjali, ou celles des moines hinayana, celles des tantrikas de l'Inde du Nord ou du Tibet, celles des taoïstes d'Extrême-Orient ou des adeptes du Zen, celles de saint Jean de la Croix ou celles de l'auteur du Nuage d'inconnaissance ? Si l'étudiant européen veut rester enfermé dans la prison de ses désirs et dans le mode de pensée hérité de ses prédécesseurs, qu'il se plonge alors par tous les moyens dans l'étude du sanscrit, du pali, du chinois ou du tibétain, dans l'étude verbale d'une « manière de penser d'autant plus difficile pour un Européen qu'il s'efforce de la comprendre ». Si, à l'inverse, il veut se transcender lui-même en comprenant réellement le fait primordial décrit ou évoqué par les Upanishads ou par l'es autres écrits appartenant à ce que, faute de mieux, nous appellerons « religion spirituelle », qu'il ignore alors les problèmes du langage et de la philosophie spéculative ou que, au moins, il leur assigne un rôle secondaire et concentre son attention sur les moyens pratiques lui permettant de passer au mieux de la connaissance à la compréhension.
Des souvenirs collectifs positivement chargés et organisés en tradition culturelle ou religieuse, revenons aux souvenirs individuels positivement chargés que les individus organisent en systèmes de « piété naturelle ». Nous n'avons pas plus le droit de nous vautrer dans la piété naturelle - c'est-à-dire dans le cher souvenir de nos bonheurs passés et de nos amours enfuies - que de nous lamenter sur nos vieilles souffrances ou de nous tourmenter avec le remords des offenses que nous avons faites. Et nous n'avons pas plus le droit de gaspiller l'instant présent en savourant d'hypothétiques plaisirs à venir que nous n'avons le droit de le gaspiller dans l'appréhension de possibles désastres. « Il n'est pas de plus grande douleur, dit Dante, que de se rappeler les jours heureux quand on est dans la souffrance. » « Alors, cessez de vous rappeler les jours heureux et acceptez votre souffrance présente », répondraient ceux qui ont atteint la compréhension. Saint Jean de la Croix considère que se défaire de ses souvenirs est un bien qui s'ensuit de l'union à Dieu mais que c'est aussi la condition indispensable d'une telle union.

On peut traduire le mot Bouddha par « éveillé ». Ceux qui ne font que connaître les choses, ou qui croient seulement les connaître, vivent dans un état de somnambulisme conditionné par eux-mêmes et par leur culture. Ceux qui comprennent la réalité telle qu'elle se présente, moment après moment, sont tout à fait éveillés. Les souvenirs chargés d'émotions plaisantes sont des soporifiques ou, mieux, des inducteurs de transe. C'est ce qu'a découvert empiriquement un hypnotiseur américain, le docteur W. B. Fahnestock, dont le livre, Le Statuvolisme, ou somnambulisme artificiel, a été publié en 1871. « Lorsque des gens veulent entrer dans cet état [de somnambulisme artificiel], je les fais s'asseoir sur un siège où ils sont parfaitement à leur aise. Je les invite ensuite à projeter leur esprit dans un lieu familier, peu importe lequel, où ils sont déjà allés et où ils désirent retourner, même par la pensée. Lorsqu'ils ont projeté leur esprit dans le lieu ou sur l'objet désiré, je les encourage à plusieurs reprises à y fixer leur esprit... Il faut insister un certain temps. » À la fin, « on induit un état de clairvoyance ». Tous ceux qui ont fait l'expérience de l'hypnose, ou qui ont vu un hypnotiseur induire une transe chez un sujet difficile, savent à quel point la méthode de Fahnestock peut être efficace. Dans un autre contexte médical, le docteur W. H. Bates, un oculiste qui invitait ses patients à fermer les yeux et à se remémorer des scènes agréables, a découvert incidemment le pouvoir relaxant des souvenirs chargés positivement. C'est un moyen de réduire les tensions musculaires et mentales et de permettre au patient d'utiliser ses yeux et son esprit de manière plus détendue et donc plus efficace. Il ressort clairement de tout cela que, si les souvenirs positivement chargés peuvent être utilisés dans des buts thérapeutiques spécifiques, on ne doit pas se laisser aller à la piété naturelle, car cette tendance engendre un état voisin de la transe, état qui est l'opposé même de cet éveil total qu'est la compréhension. Ceux qui vivent avec des souvenirs déplaisants deviennent des névrosés et ceux qui vivent avec des souvenirs agréables deviennent des somnambules. À chaque jour suffit son mal ; et aussi son bien.
Dans la mythologie grecque, les muses étaient filles de la mémoire, et tout écrivain, à l'exemple de Marcel Proust, s'embarque dans un voyage sans espoir à la recherche du temps perdu. Mais le bon écrivain est celui qui sait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu». Grâce à ce sens plus pur, les lecteurs réagissent aux mots de l'écrivain avec un degré de compréhension bien plus grand qu'ils ne le feraient s'ils réagissaient, à leur manière ordinaire, conditionnés par eux-mêmes et par leur culture, aux événements évoqués par ces mots. Un grand poète doit brasser trop de souvenirs s'il veut comprendre mieux que de manière sporadique ; mais il doit savoir aussi comment s'exprimer pour amener les autres à comprendre. Le temps perdu ne se rattrape jamais, mais il peut révéler aux lecteurs qui partent à sa recherche des visions fugitives de la réalité temporelle.
Contrairement au poète, le mystique est « fils du temps présent ». « Le passé et le présent dissimulent Dieu à notre vue », écrivait Djalal AI-din Rumi qui était d'abord soufi et secondairement poète, grand poète. « Embrassez-les tous les deux. Combien de temps les laisserez-vous vous couper en deux comme une anche de roseau ? Aussi longtemps qu'elle reste coupée en deux, l'anche n'a pas connaissance des secrets et ne chante pas sous l'impulsion des lèvres et du souffle. » Tout comme l'anticipation de l'avenir, qui en est le reflet dans le miroir, le souvenir émotionnellement chargé est une barrière qui nous ferme à la compréhension.
La piété naturelle devient facilement piété artificielle, car certains souvenirs émotionnellement chargés sont communs à tous les membres d'une même société et tendent à s'organiser en traditions religieuses, culturelles et politiques. A chaque génération, ces traditions sont enfoncées dans la tête des jeunes et jouent un rôle important dans l'interminable drame qui les conditionne à la citoyenneté. Parce que les souvenirs communs à un groupe sont différents des souvenirs partagés par un autre, la solidarité sociale créée par la tradition est toujours partielle et exclusive. Dans tout ce qui nous appartient, la piété naturelle et artificielle est associée au soupçon, à la détestation et au mépris de ce qui appartient aux autres.
Il y a deux moyens de fabriquer, d'organiser et de renforcer la piété artificielle : la répétition de formules verbales de foi et d'adoration et l'accomplissement d'actes symboliques et rituels. Comme on peut s'y attendre, la seconde méthode est la plus efficace. Quel est, pour un sceptique, le moyen le plus facile d'acquérir la foi ? Pascal a répondu à cette question il y a trois cents ans. Le non-croyant doit agir « comme s'il croyait, prendre de l'eau bénite, faire dire des messes, etc. Cela vous amènera naturellement à croire et vous abêtira ». Nous devons nous faire stupides, insiste le professeur Jacques Chevalier en prenant la défense de son héros contre les critiques choqués par le langage carré de Pascal ; nous devons abrutir notre intelligence, car « l'orgueil intellectuel nous prive de Dieu et nous ravale au rang de la bête ». Ce qui, bien sûr, est tout à fait vrai. Mais cette vérité n'implique pas que nous devions nous abêtir de la manière prescrite par Pascal et tous les propagandistes de toutes les religions. On peut soigner l'orgueil intellectuel simplement en dévaluant les grands mots, en se débarrassant de la pseudo connaissance et en s'ouvrant à la réalité. La piété artificielle ne fait que transférer l'orgueil intellectuel de l'individu outrecuidant sur une Église plus outrecuidante encore. À ce détail près, l'orgueil demeure intact. Pour le croyant convaincu, la compréhension, ou le contact direct avec la réalité est excessivement difficile. D'autant plus que le simple fait d'éprouver un fort sentiment de respect pour une chose, une personne ou une proposition sanctifiée, ne garantit ni l'existence de la chose, ni l'infaillibilité de la personne, ni la véracité de la proposition. Dans ce contexte, on comprend à quel point est instructive l'expérience entreprise par le plus imaginatif et le plus versatile des éminents victoriens, sir Francis Galton. Le but de l'expérience, écrit-il dans son autobiographie, était « d'avoir un aperçu des sentiments abjects éprouvés par les barbares en face d'images qu'ils savaient être fabriquées par l'homme. J'ai fait mon possible pour pénétrer ces sentiments... Il me fut difficile de trouver un objet propre à l'expérience, parce qu'il devait s'agir d'un objet qui fût en soi incapable de faire naître des sentiments de dévotion. Je fixai mon choix sur une image comique, celle de Polichinelle, et je fis mine de croire qu'il était doté d'attributs divins. Je m'adressai à lui avec beaucoup de respect, comme s'il avait le pouvoir de récompenser ou de punir les hommes, et je n'eus guère de peine à ignorer que c'était impossible. L'expérience fut un succès. Je commençai à éprouver et conservai longtemps pour cette image une bonne part des sentiments que les barbares éprouvent pour leurs idoles, et j'appris à juger de l'énorme pouvoir qu'elles exercent sur eux ».
La nature du réflexe conditionné est telle que, lorsque la sonnette retentit, le chien salive. Lorsque l'image adorée est vue, lorsque le credo, la litanie ou le mantra sont prononcés, le coeur du croyant s'emplit de respect et son esprit s'emplit de foi. Et cela ne dépend ni du contenu de la phrase qu'on répète, ni de la nature de l'image à laquelle on rend hommage. Ce n'est pas à une réalité donnée que répond spontanément le croyant, mais à une chose, à un mot, ou une posture qui met en jeu automatiquement une suggestion posthypnotique préalablement implantée. Maître Eckhart, le plus pénétrant des psychologues religieux, reconnaît clairement ce fait. « Celui qui s'imagine naïvement gagner davantage Dieu par ses pensées, ses prières, ses oeuvres pies, etc., au lieu de rester au coin du feu ou dans l'étable, en vérité il gagne tout sauf Dieu, il Lui fourre la tête dans un sac et Le fait passer sous la table. Car celui qui cherche Dieu dans les formes établies s'empare de la forme et manque le Dieu qui y est caché. Mais celui qui cherche Dieu en dehors des formes établies, Dieu se livre à lui tel qu'Il est en Lui-même, et celui-là vit avec le Fils et il est la vie elle-même. »
« Si vous cherchez le Bouddha, vous ne trouverez pas le Bouddha. » « Si vous tentez délibérément de devenir Bouddha, votre Bouddha sera samsara. » « Si quelqu'un cherche le Tao, il perd le Tao. » « Si vous tentez de vous mettre en accord avec l'ainséité aussitôt vous vous en écartez. » « Celui qui veut gagner sa vie la perdra. » Telle est la loi de l'effort contraire. Plus nous nous appliquons à une chose avec notre volonté consciente, moins nous réussissons. La compétence et les fruits de cette compétence ne sont donnés qu'à ceux qui ont appris l'art paradoxal d'agir sans agir, de combiner relaxation et activité, de s'abandonner pour que l'élément inconnu immanent et transcendant puisse s'emparer d'eux. Nous ne pouvons pas comprendre par nous-mêmes ; le mieux que nous puissions faire est de nourrir un état d'esprit dans lequel la compréhension vient à nous. Quel est cet état d'esprit ? Il est clair que ce n'est pas un état où la conscience est limitée. La réalité, telle qu'elle se livre à nous moment après moment, ne peut être comprise par un esprit qui agit sous l'influence d'une suggestion posthypnotique ou qui est conditionné par des souvenirs émotionnellement chargés, en sorte qu'il répond au vivant maintenant comme si c'était un jadis mort. Elle ne peut pas non plus être comprise par un esprit entraîné à la concentration et mieux équipé pour comprendre la réalité. Car la concentration n'est qu'une exclusion systématique, une fermeture de la conscience à tout sauf à une seule pensée, un seul idéal et une seule image, ou une négation de toutes les pensées, de tous les idéaux et de toutes les images. Mais, même s'ils sont vrais, même s'ils sont élevés, même s'ils sont saints, ni une pensée, ni un idéal, ni une image ne peuvent contenir la réalité ou mener à la compréhension de la réalité. Pas plus que la négation de la conscience ne peut mener à la conscience totale qui est nécessaire à la compréhension. Au mieux, tout cela ne peut mener qu'à un état de dissociation extatique d'où l'on peut appréhender un aspect de la réalité qu'on appelle l'aspect spirituel. Pour comprendre la réalité dans sa totalité, telle qu'elle se livre à nous moment après moment, il faut une conscience qui n'est limitée ni délibérément par la piété ou la concentration, ni involontairement par l'absence de pensée et la force de l'habitude. La compréhension nous vient lorsque nous sommes totalement conscients, conscients des limites de nos potentialités physiques et mentales. Cela, bien sûr, est une doctrine très ancienne. « Connais-toi toi-même » est un conseil qui est aussi vieux que la civilisation, et probablement beaucoup plus vieux. S'il veut suivre ce conseil, l'homme ne doit pas se contenter de se laisser aller à l'introspection, Si je veux me connaître moi-même, je dois connaître mon environnement; car, en tant que corps, je fais partie de cet environnement, objet naturel parmi d'autres objets naturels ; et, en tant qu'esprit, je suis constitué en grande partie des réactions immédiates à l'environnement et des réactions secondaires à ces réactions primaires. En pratique, le « connais-toi toi-même » est une invitation à la conscience totale. Que révèle la conscience totale à ceux qui la pratiquent ? Elle révèle avant tout les limitations de ce que chacun d'entre nous nomme « je » et la complète absurdité des prétentions du « je ». « Je suis maître de mon destin », écrit le pauvre Henley en conclusion d'une célèbre pièce de rhétorique, « je suis le capitaine de mon âme ». Rien n'est plus éloigné de la vérité. Je ne peux pas maîtriser mon destin ; je ne peux que collaborer avec lui et, dans une certaine mesure, le diriger. Je ne suis pas non plus le capitaine de mon âme ; je n'en suis que le passager le plus bruyant, un passager qui n'est pas assez important pour siéger à la table du capitaine et ne sait pas, même par oui-dire, à quoi ressemble le vaisseau de l'âme, ni comment il avance, ni où il va. En un mot, la conscience totale commence par la reconnaissance de mon ignorance et de mon impuissance. Comment les événements électrochimiques qui se produisent dans mon cerveau peuvent-ils devenir la perception d'un quatuor de Haydn ou une pensée consacrée, disons, à Jeanne d'Arc ? Je n'en ai pas la moindre idée ; ni moi ni personne. Prenons un problème plus simple. Puis-je lever la main droite ? La réponse est non. Je peux seulement en donner l'ordre ; le mouvement réel est accompli par quelqu'un d'autre. Qui ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Je ne sais pas. Quand j'ai mangé, qui digère le pain et le fromage ? Quand je me coupe, qui cicatrise la plaie ? Quand je dors, qui redonne force à mon corps fatigué, qui ramène à la normale mon esprit névrosé ? Tout ce que je puis dire, c'est que « je » ne fais aucune de ces choses. On pourrait ainsi augmenter à l'infini le catalogue de ce que je ne sais pas et de ce que je suis incapable de faire. Même l'affirmation que je pense n'est que partiellement vérifiée par les faits. Lorsqu'on l'examine de près, la conviction fondamentale de Descartes, « Je pense, donc je suis », se change en proposition contestable. En réalité, est-ce bien « je » qui pense ? Ne serait-il pas plus juste de dire : « Les pensées naissent et il arrive parfois que j'en sois conscient » ? Le langage, cette caverne au trésor des observations fossiles et de la philosophie latente, nous suggère que c'est bien cela qui se produit. Quand je me trouve en l'état de penser mieux qu'à l'ordinaire, je suis capable de dire : « Une idée m'est venue », ou: « Il m'est venu à l'esprit », ou : « J'ai vu clairement que... » Dans tous les cas, ces expressions impliquent que les pensées ont leur origine hors de moi, dans quelque chose qui, au niveau mental, est analogue au monde extérieur. Et la conscience totale confirme les intuitions de ces expressions idiomatiques. Dans sa relation au « je » subjectif, l'essentiel de l'esprit se trouve au-dehors. Mes pensées constituent un ensemble de faits mentaux et pourtant extérieurs. Je n'invente pas les meilleures de mes pensées, je les trouve.
La conscience totale révèle donc les faits suivants : je suis profondément ignorant et désespérément impuissant, et le meilleur de ma personnalité est fait d'éléments inconnus, d'objets mentaux « du dehors » qui échappent plus ou moins complètement à mon contrôle. À première vue, cette découverte peut sembler humiliante et déprimante. Mais si j'accepte ces faits de bon coeur, ils deviennent une source de paix, une raison d'être serein et gai. Je suis ignorant et impuissant et pourtant, d'une manière ou d'une autre, je suis - malheureux, certes et profondément insatisfait, mais vivant et plein de vigueur. Malgré tout, je survis, je me débrouille et parfois même je progresse. De ces deux ensembles de faits - d'un côté, ma survie et, de l'autre, mon ignorance et mon impuissance - je puis déduire que le « non-je » qui veille sur mon corps et me donne mes meilleures idées doit être remarquablement intelligent, remarquablement bien informé, remarquablement fort. En tant que moi centré sur moi-même, je fais le maximum pour entraver les actions bénéfiques du non-je. Mais, en dépit de mes dégoûts et de mes préférences, malgré ma méchanceté et l'anxiété qui me ronge, bien que je surestime les mots, bien que je m'obstine à vivre comme un abruti non dans la réalité présente mais dans le souvenir de l'anticipation, ce non-je auquel je suis associé ne cesse de me soutenir, de me préserver et de m'offrir de nouvelles chances. Nous ne savons que bien peu et nous ne pouvons accomplir que bien peu, mais nous avons la liberté, si nous le voulons, avec un plus grand pouvoir et avec une connaissance plus complète, avec un élément à la fois immanent et transcendant, à la fois physique et mental, à la fois subjectif et objectif. Si nous coopérons, tout ira bien, même si c'est le pire qui nous attend. Si nous refusons de coopérer, tout ira mal, même si les circonstances nous sont très favorables.
Ces conclusions ne sont que les premiers fruits de la conscience totale. D'autres moissons, plus riches, sont à venir. Dans mon ignorance, je suis persuadé d'être éternellement moi-même. Cette conviction s'enracine dans mes souvenirs émotionnellement chargés. Comme le dit saint Jean de la Croix, ce n'est qu'en vidant ma mémoire que je peux échapper à mon isolement radical et me préparer, moment après moment, à une compréhension de tous les niveaux. Mais la mémoire ne peut être vidée ni par un acte volontaire, ni par une discipline systématique, ni par la concentration - pas même par la concentration sur l'idée du vide. Elle ne peut être vidée que par la conscience totale. Ainsi, si je suis conscient de mes distractions - qui sont essentiellement des souvenirs émotionnellement chargés ou des fantasmes inspirés par ces souvenirs - le carrousel mental s'arrêtera automatiquement et la mémoire se videra, au moins pour un moment. Là encore, si je deviens totalement conscient de mon envie, de mon ressentiment et de mon absence de charité, ces sentiments feront place, le temps que durera mon état d'éveil, à des réactions plus réalistes aux événements qui m'environnent. Bien sûr, cette conscience ne doit être contaminée ni par l'approbation ni par la condamnation. Les jugements de valeur sont des réactions conditionnées et verbalisées aux réactions primaires. La conscience totale est une réponse primaire, non orientée et impartiale à la situation présente prise comme un tout. On ne trouve pas en elle de ces réactions conditionnées qui limitent la réaction primaire et la pure appréhension cognitive de la situation. Si des formules de louange ou de blâme font leur apparition dans la conscience, elles doivent faire l'objet d'un examen impartial, au même titre que toute autre donnée. Les moralistes professionnels font confiance à la volonté superficielle, ils croient en l'efficacité des punitions et des récompenses ; ils sont intoxiqués à l'adrénaline et n'aiment rien tant qu'une bonne orgie d'indignation vertueuse. Les maîtres de la vie spirituelle ont peu de foi en la volonté superficielle ou en l'utilité des punitions et des récompenses pour parvenir à leurs fins et ne se laissent pas aller à l'indignation vertueuse. L'expérience leur a appris que, par la nature même des choses, on n'atteint jamais le souverain bien en moralisant. « Ne pas juger pour n'être pas jugé » est leur mot d'ordre et la conscience totale est leur méthode.
Et voici que deux ou trois mille ans après, une poignée de psychiatres contemporains redécouvre cette méthode. « Socrate, écrit le professeur Carl Rogers, a développé des idées neuves qui se sont révélées socialement constructives. » Pourquoi ? « Parce qu'il ne se tenait pas sur la défensive et qu'il était ouvert à l'expérience. Le raisonnement qui sous-tend tout cela est fondamentalement basé sur la découverte que, en psychothérapie, si nous pouvons ajouter à l'expérience sensorielle et viscérale propre à tout le règne animal l'essence d'une conscience libre et non distordue, dont seul l'animal humain semble pleinement capable, nous aurons alors un organisme aussi conscient des exigences de la culture qu'il est conscient de ses propres exigences en matière de sexe et de nourriture, un organisme aussi conscient de son désir de relations amicales qu'il est conscient du désir de se grandir lui-même ; aussi conscient de sa tendresse délicate et sensible envers les autres qu'il est conscient de son hostilité envers les autres. Quand l'homme n'est pas pleinement homme, quand il dénie à la conscience la perception des aspects multiples de son expérience, nous avons toutes les raisons de nous méfier de lui et de ses comportements, comme en témoigne la situation du monde actuel. Mais, lorsqu'il est pleinement homme, lorsqu'il est un organisme complet, lorsqu'il est conscient de son expérience, cet attribut spécifiquement humain fonctionne pleinement et on peut avoir confiance en l'homme et en ses comportements. » Mieux vaut tard que jamais ! Il est réconfortant de constater que les éternels lieux communs de la sagesse mystique réapparaissent sous la forme d'une découverte toute neuve en psychothérapie. Gnosce teipsum - connais-toi toi-même. Connais-toi toi-même dans tes intentions manifestes comme dans tes motifs cachés, dans tes pensées comme dans ton fonctionnement physique, et connais ce grand non-moi qui voit que, malgré tous les sabotages perpétrés par le moi, la pensée est raisonnablement pertinente et le fonctionnement pas trop anormal. Sois totalement conscient de ce que tu fais et de ce que tu penses des gens avec qui tu es en relation, et des événements qui t'animent à chaque instant de ton -existence. Sois conscient avec impartialité et avec réalisme, sans juger, sans réagir de manière conditionnée à tes réactions cognitives présentes. Si tu agis ainsi, ta mémoire se videra, la connaissance et la pseudo connaissance seront remises à leur juste place et tu atteindras la compréhension - autrement dit, tu seras à chaque instant en contact direct avec la réalité. Mieux encore, tu découvriras ce que Carl Rogers appelle ta « tendresse sensible et délicate à l'égard d'autrui ». Et pas seulement ta tendresse, mais la tendresse cosmique, l'aspect fondamental de l'univers - en dépit de la mort, en dépit de la souffrance. « Bien qu'Il me tue, j'ai confiance en Lui. » Ainsi s'exprime celui qui est totalement conscient. Et il s'exprime également ainsi : « Dieu est amour. » Pour le sens commun, la première de ces propositions n'est que la divagation d'un fou et la seconde contredit l'expérience et est manifestement fausse. Mais le sens commun ne se fonde pas sur la conscience totale ; ce n'est que le produit des conventions, le souvenir organisé des paroles d'autrui, de eur expérience personnelle limitée par les passions et les jugements de valeur, des notions révélées à tort et de l'intérêt personnel. La conscience totale ouvre la voie à la compréhension, et quand toute situation est comprise, la nature de toute réalité devient manifeste et les propositions insensées des mystiques apparaissent comme la vérité ou, au minimum, aussi proches de la vérité que peut l'être une expression verbale de l'ineffable. L'Un est dans tout et tout est dans l'Un ; samsara et nirvana sont semblables ; le multiple est un et l'un n'est pas tant l'un qu'il est le non-deux ; tout est vacuité et pourtant, tout est le corps du dharma du Bouddha ; et ainsi de suite. Pour la connaissance conceptuelle, de telles propositions sont absolument dénuées de sens. Elles ne font sens que lorsqu'il y a compréhension. Car, là où il y a compréhension, il y a expérience de la fusion entre la fin et les moyens, entre la sagesse, qui est conscience intemporelle de ainséité, et la compassion, qui est la sagesse en action. De tous les mots souillés et galvaudés de notre vocabulaire, « amour » est certainement le plus malpropre, le plus malodorant, le plus boueux. Braillé du haut des chaires, susurré lascivement par les chanteurs de charme, c'est devenu un outrage au bon goût et aux sentiments décents, une obscénité qu'on hésite à prononcer. Et pourtant, il faut le prononcer car, après tout, c'est le mot de la fin.

Dieu et moi, Aldous Huxley
Mot de la fin ou du début ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire