jeudi 10 mai 2012

Buchbner : La marche dans le paysage



Montserrat

Le froid était humide; l'eau ruisselait des roches, rejaillissait sur le sentier. Les branches des sapins pendaient alourdies dans l'atmosphère pluvieuse. Au, ciel filaient de grises nuées, mais tout si épais - et puis le brouillard montait en volutes et passait au travers des buissons, moite et pesant, avec paresse, avec lourdeur.
Lui avançait avec indifférence, peu lui importait le chemin, une fois vers le haut, une fois vers le bas.
De lassitude il n'en sentait aucune; mais il trouvait parfois désagréable de ne pouvoir aller sur la tête.
Au début, des lancées dans la poitrine, quand les pierres soudain se détachaient, quand la grisaille de la forêt frémissait à ses pieds et que le brouillard, tour à tour, noyait les formes ou mettait à nu un fragment de leurs membres puissants; des lancées en lui. Il cherchait, comme on cherche des songes effacés, mais quoi? et ne trouvait rien. Tout lui était si étroit, si près de son corps, si trempé; il avait envie de mettre la terre à sécher derrière un poêle. Il ne comprenait pas qu'il fallût si longtemps pour dévaler telle pente, atteindre tel point fixe au loin; cela, il pensait le franchir en quelques pas. Parfois seulement, lorsque la bourrasque jetait les nuages dans les ravines et que leur vapeur remontait, accrochée aux forêts; et que les voix s'éveillaient dans les rochers, d'abord assourdies comme des otages expirant au loin, puis approchant leurs puissants grondements comme si leurs accents sonores avaient voulu, en leur sauvage allégresse, entonner un hymne à la terre; et que les nuées accouraient en délivrant la horde hennissante de leurs fougueuses cavales; et quand le soleil les déchirait de ses rayons, et surgissait et passait son étincelante épée sur les plans neigeux, si bien qu'un trait d'éclatante lumière tranchait les monts de la cime aux gorges -, ou bien lorsque la rafale chassait les nuages en les rabattant et en y trouant des lacs d'un bleu lucide, et qu'alors le vent semblait rendre l'âme et, très bas, au fond des ravins, et à la pointe des sapins, fredonnait des berceuses et des carillons, et qu'une faible rougeur teintait le bleu profond, et que de petits nuages y passaient comme des plumes argentées; et que tous les sommets, précis et tranchants, s'illuminaient à la ronde et jetaient des éclairs au-dessus du paysage - alors sa poitrine se déchirait, il penchait le corps un peu en avant, haletant, la bouche ouverte et les yeux dilatés, il imaginait devoir attirer en lui la tempête, enfermer tout en lui, s'allongeait et restait à même la terre, il se laissait glisser dans l'immensité, et c'était une volupté qui faisait mal; ou encore il s'arrêtait, posait son front dans la mousse, fermait les yeux à demi, alors tout partait au loin, la terre cédait sous lui, s'amenuisait en un astre errant et s'immergeait dans un fleuve mugissant qui charriait en dessous ses flots clairs. Mais ce n'étaient que des rapts de temps; ensuite il se relevait, désenivré, résolu, paisible, comme délivré de ce jeu d'ombres - il ne se souvenait de rien.
Vers le soir, il parvint au sommet de la montagne, sur un champ de neige d'où l'on redescendait à l'ouest vers la plaine. En haut il s'assit. Le calme était venu avec le soir, les nuages s'étalaient sur le ciel, immobiles; à perte de vue, des cimes aux larges pentes inclinées, et tout si gris, silencieux, crépusculaire? Il se sentit effroyablement solitaire; il était seul, absolument seul. Il voulut parler avec lui-même, mais ne le put, à peine osait il respirer; ses pieds, qu'il infléchissait sur le sol, faisaient résonner un bruit de tonnerre : il fallut s'asseoir. Une angoisse indicible s'empara de lui au milieu de ce néant : partout sous lui le vide! Il bondit sur ses jambes et dévala la pente.
L'obscurité s'était installée, terre et ciel étaient fondus. C'était comme si quelque chose le poursuivait quelque chose d'effrayant qui allait l'atteindre quelque chose d'insoutenable aux hommes, comme si les coursiers de la Folie lui donnaient la chasse.

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