vendredi 5 juillet 2013

Eloge de la Fatigue


Vous me dites, Monsieur, que j'ai mauvaise mine,
Qu'avec cette vie que je mène, je me ruine,
Que l'on ne gagne rien à trop se prodiguer,
Vous me dites enfin que je suis fatigué. Oui je suis fatigué, Monsieur, et je m'en flatte.
J'ai tout de fatigué, la voix, le coeur, la rate,
Je m'endors épuisé, je me réveille las,
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m'en soucie pas.
Ou quand je m'en soucie, je me ridiculise.
La fatigue souvent n'est qu'une vantardise.
On n'est jamais aussi fatigué qu'on le croit !
Et quand cela serait, n'en a-t-on pas le droit ? Je ne vous parle pas des sombres lassitudes,
Qu'on a lorsque le corps harassé d'habitude,
N'a plus pour se mouvoir que de pâles raisons...
Lorsqu'on a fait de soi son unique horizon...
Lorsqu'on a rien à perdre, à vaincre, ou à défendre...
Cette fatigue-là est mauvaise à entendre ;
Elle fait le front lourd, l'oeil morne, le dos rond.
Et vous donne l'aspect d'un vivant moribond... Mais se sentir plier sous le poids formidable
Des vies dont un beau jour on s'est fait responsable,
Savoir qu'on a des joies ou des pleurs dans ses mains,
Savoir qu'on est l'outil, qu'on est le lendemain,
Savoir qu'on est le chef, savoir qu'on est la source,
Aider une existence à continuer sa course,
Et pour cela se battre à s'en user le coeur...
Cette fatigue-là, Monsieur, c'est du bonheur. Et sûr qu'à chaque pas, à chaque assaut qu'on livre,
On va aider un être à vivre ou à survivre ;
Et sûr qu'on est le port et la route et le quai,
Où prendrait-on le droit d'être trop fatigué ?
Ceux qui font de leur vie une belle aventure,
Marquant chaque victoire, en creux, sur la figure,
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus
Parmi tant d'autres creux il passe inaperçu. La fatigue, Monsieur, c'est un prix toujours juste,
C'est le prix d'une journée d'efforts et de luttes.
C'est le prix d'un labeur, d'un mur ou d'un exploit,
Non pas le prix qu'on paie, mais celui qu'on reçoit.
C'est le prix d'un travail, d'une journée remplie,
C'est la preuve, Monsieur, qu'on marche avec la vie. Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
J'écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ;
Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance,
Et ma fatigue alors est une récompense. Et vous me conseillez d'aller me reposer !
Mais si j'acceptais là, ce que vous me proposez,
Si j'abandonnais à votre douce intrigue...
Mais je mourrais, Monsieur, tristement... de fatigue. Robert Lamoureux

mercredi 22 mai 2013

SUR LA VERITE

A la question « Qu’est-ce que la vérité ? », voici ce que le Mahâtma GANDHI, apôtre de la non-violence, guide spirituel, grand dirigeant politique et leader du mouvement pour l’indépendance de l’Inde, répondit un jour :
 
« C’est une question difficile. Je l’ai résolue en disant que c’est ce que nous dit la voix intérieure. (….) Le mot « satya » (vérité) vient de « sat », qui signifie « être ». Dans la réalité, il n’en est rien ; il n’existe rien sauf la Vérité. C’est pourquoi « Vérité » est peut-être le nom le plus important de Dieu. En fait, dire que la Vérité est Dieu est plus juste que de dire que Dieu est Vérité. (…) Là où est la Vérité est aussi la Connaissance qui est vraie. Là où la vérité n’est pas, il ne saurait y avoir de Connaissance vraie. C’est pourquoi on associe le nom « Chit » ou « Connaissance » à celui de Dieu. Et là où se trouve la Connaissance vraie, il y a toujours de la joie (ânanda) ; il n’y a aucune place pour la douleur.

De même que la Vérité est éternelle, la joie qui en dérive est éternelle aussi. C’est pourquoi nous connaissons Dieu sous le nom de Sat-Chit-Ananda, c’est-à-dire : « Celui qui réunit en soi la Vérité, la Connaissance et la Joie ». (…) La Vérité doit constituer le centre de toutes nos activités. Elle devrait être le souffle même de notre vie. (…) La Vérité doit se manifester dans nos paroles et dans nos actions. Pour celui qui a réalisé la Vérité dans sa plénitude, il ne reste plus rien à apprendre, car toute connaissance est nécessairement comprise dans la Vérité. (…) Or, il ne peut y avoir de paix intérieure sans la Connaissance véritable. (…) La poursuite de la Vérité est donc le chemin qui mène à Dieu. (…)

Pour trouver la Vérité en tant que Dieu, la voie inévitable est l’Amour. (…) Or, puisque je crois finalement que le but et les moyens sont des termes interchangeables, je n’hésite pas à dire que Dieu est Amour. (…) Pour voir un jour, face à face, l’Esprit de Vérité qui pénètre l’univers tout entier, il faut arriver à aimer comme soi-même ce qu’il y a de plus insignifiant dans la Création. Pour cela, il ne faut se soustraire à aucune des dimensions de la vie ».

L’AMANDIER EN FLEUR


Extrait de « la Prière du cœur pour entrer dans le silence de Dieu »
(Aline Charest )
 

Prier implique que nous soyons étroitement unis à toute la Création, que nous nous sentions en communion avec notre sœur la nature et nos frères et sœurs les animaux. Car nous pouvons prier Dieu à travers un arbre, la lune ou les étoiles. « Si nous pouvons toucher à l’essence profonde d’un arbre, alors nous sommes connectés à l’Esprit profond et unique de Dieu. Car si être connectés à Dieu signifie que nous recevons son énergie, alors un pin ou un saule peut tout aussi bien nous transmettre son énergie », résume Thich Nath Hanh.

Voici une histoire qui montre cette interconnexion entre l’énergie de la nature et celle de Dieu :

Une journée d’hiver, saint François d’Assise, qui méditait sur la plénitude de la conscience tout en se promenant, arriva tout près d’un amandier. Il s’arrêta devant l’arbre, prit une respiration et pria en ces termes :

« Cher amandier, parle-moi de Dieu. »

Et soudain, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, l’amandier se mit à fleurir, en plein milieu de l’hiver. 

« Dans le contexte historique, qui est la réalité journalière et matérielle, l’amandier ne pouvait pas produire des fleurs dans cette saison de l’année. Mais dans une réalité supérieure et plus subtile, l’amandier était déjà en fleur pour des dizaines de milliers d’années », explique le moine. C’était là son essence profonde, sa vraie nature d’amandier qui reflétait sa nature divine. Ainsi, toucher à l’essence profonde de l’amandier est une manière de se connecter à l’énergie de Dieu.


Vous ne trouverez pas Dieu dans une idée abstraite. Et il est très important de comprendre cela. Dieu est ici, pour nous, présent dans les choses très concrètes.

samedi 26 janvier 2013

Il ne peut y avoir de frontière

« Il ne peut y avoir de frontière entre soi et les autres. Celui qui croit être le centre du monde, celui qui refuse de comprendre qu’il fait partie de l’ensemble des hommes, celui-là, un jour, connaît la douleur et l’extrême pauvreté. »
« L’homme n’est rien quand son cœur est vide »
« La haine est un alcool : elle réchauffe, elle pousse en avant, elle aveugle, elle aide à tuer et à mourir. »
« Chacun sait bien qu’il a en lui une voix qui parle, une voix simple et claire, qu’il étouffe trop souvent. Parce qu’elle est exigeante, nette comme une ligne droite. Cette voix, cette source qu’on obstrue, c’est elle qui dit le juste, elle qui donne les moyens d’atteindre l’équilibre et la libération de soi. Mais nous avons peur d’être nous-mêmes. »
« Les parents sont la semence de l’enfant et la terre dans laquelle il pousse. »
« Si on gonfle les jeunes voiles d’un enfant au souffle de la force, du courage et de la droiture, alors il vogue et sait affronter les tempêtes. »
« Saisis toujours la première chance qui se présente car une autre ne viendra peut-être pas. »
« Protéger un être, ce n’est jamais lui masquer les risques de l’existence. Protéger quelqu’un, c’est d’abord lui apprendre à voir, lui montrer le danger en lui, autour de lui. C’est le rendre capable de l’affronter et de le vaincre. »
« Un homme doit être un tout. Il est d’instinct et de raison. Il doit accepter le corps et l’esprit. L’arbre est fait d’écorce et de sève. Qu’on arrache l’écorce et l’arbre dépérit. Que la sève se tarisse et l’écorce pourrit et l’arbre meurt. Qui ne veut être que sève et qui ne connaît que l’écorce n’est pas vraiment un homme. »
« Le passé, pour un homme, ce doit être d’abord l’expérience et la leçon qu’il en tire. »
« L’homme ne peut nier ou effacer le passé. Il le porte toujours en lui, gravé. C’est son histoire personnelle, unique. Prendre appui sur cette expérience pour s’en éloigner sans trahir et sans oublier. Parce que la vie, c’est la marche vers l’avenir. Et il faut faire confiance à ce qui viendra. »
« Il y a toujours une chance qu’un homme soit meilleur qu’il n’y paraît. Car l’homme, s’il est lié au passé, est aussi un avenir. »
« L’esprit d’un homme peut être le diamant. On ne peut le briser. L’épreuve, pour un homme, c’est le moyen de se connaître et de grandir. La souffrance et le malheur, l’injustice, font briller le diamant qui est au cœur de l’homme vrai. Ils n’écrasent que celui qui n’a rien en lui. »
« Le but de l’homme, c’est d’être soi. Parce qu’être soi, c’est aller vers les autres. Comme la source va à la mer. »
« L’homme peut être seul au milieu des autres. Mais celui qui est ouvert au monde, celui qui sait demeurer fraternel, celui qui est solidaire des autres, celui-là, même solitaire, n’est jamais seul. »
« Si l’on demeure seul, à quoi cela sert-il d’être vivant ? »
« Il suffit du regard d’un homme pour briser la solitude. »
« Accuser les autres, c’est s’enfermer en soi. Se condamner à être seul. L’autre n’est pas d’abord un ennemi, mais un allié possible. Et même celui qui vous combat peut vous aider. Car chacun doit tirer de l’adversaire un enseignement. »
« Aider les autres, c’est encore la meilleure façon de s’aider soi-même. »
« Qui donne reçoit. »
« Il n’est pire solitude que celle qui naît de l’indifférence des autres. Alors, pourquoi ne pas tendre la main à celui qui est seul ? »
« La solitude est un miroir : on s’y découvre, tel que l’on a été, tel que l’on est. La solitude est une épreuve. La solitude révèle l’homme vrai. »
« L’autre, quand on l’aime, est l’eau qui désaltère et la soif qui donne envie de boire. »
« L’amour, c’est donner à l’autre la sécurité et la recevoir de lui. »
« Pour un être au moins, vous êtes l’irremplaçable qu’il cherche. Et il l’est pour vous. Seulement, beaucoup craignent d’aimer. »
« L’amour est emportement. L’amour est enthousiasme. L’amour est risque. N’aiment pas et ne sont pas aimés ceux qui veulent épargner, économiser leurs sentiments. L’amour est générosité. L’amour est prodigalité. Mais l’amour est échange. Qui donne beaucoup reçoit beaucoup en fin de compte. Car nous possédons ce que nous donnons. »
« L’amour est une vertu d’enfance en l’adulte. »
« Aimer, ce n’est pas mutiler l’autre, le dominer, mais l’accompagner dans sa course, l’aider. L’amour vrai est le contraire de la volonté de puissance. »
« Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre à deux. Il y a mille chemins qui conduisent au bonheur et à la paix. Chacun peut trouver sa route dès lors qu’il s’efforce de comprendre l’autre. Et pour comprendre l’autre, il faut le voir, imaginer qu’on est à sa place. Il faut sortir de soi, de ses rêves. Voir le réel tel qu’il est. »
« L’amour, chacun doit l’inventer pour soi. Il ne peut y avoir de modèle. »
« L’homme n’est pas qu’un corps. L’amour n’est pas qu’une rencontre de deux corps. Aimer c’est en même temps partager des mots, des regards, des espoirs et des craintes. Ceux qui mutilent l’amour l’ignoreront toujours. Il est, indestructiblement, fait de la joie des corps et de l’union des espérances. Indestructiblement liés, comme les branches d’un arbre qui n’existent que par ses racines. »
« Le visage de l’enfant, c’est le visage du couple. »
« L’avenir à construire ensemble, c’est la terre qui tient un couple droit, vivant, uni. »
« Il y a toujours plusieurs chemins pour le fleuve qui va à la mer. Mais il faut que le fleuve aille vers la mer et ne se perde pas dans les sables. Il faut qu’un couple soit ouvert aux autres sinon il se perd. Car l’amour qui s’enferme se dessèche et meurt, comme une plante sans lumière. »
« L’harmonie entre deux êtres, leur bonheur, c’est aussi le fruit de leur volonté commune de construire le bonheur et l’harmonie. L’amour n’est pas seulement un miracle né d’une rencontre, il est jour après jour ce que l’on veut qu’il soit. Et il faut décider de le réussir. »
« L’amour, c’est sentir qu’on est une partie agissante du monde. Et responsable de lui. L’amour, c’est comprendre qu’on vit des autres. Qu’on est un moment du monde. »

Extraits du « Livre de la vie » de Martin Gray

Prière du dimanche matin

rière du dimanche matin (12 juillet 1942). Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis resté éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille: je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m'inspire l'avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine.

Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire: ce n'est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour.

Il m'apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous. Il y a des gens - le croirait-on ? - qui au dernier moment tâche de mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : Moi je ne tomberai pas sous leurs griffes! Ils oublient qu'on est jamais sous les griffes de personne tant qu'on est dans tes bras.

Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en aurai beaucoup d'autres avec toi dans un avenir proche, t'empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sûrement des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, te te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.

Je ne manque pas de force pour affronter la grande souffrance, la souffrance héroïque, mon Dieu, je crains plutôt les mille petits souçis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante. Enfin, je me gratte désespérément et je me dis chaque jour : encore une journée sans problèmes, les murs protecteurs d'une maison accueillante glissent autour de tes épaules comme un vêtement familier, longtemps porté; ton couvert est mis pour aujourd'hui et les draps blancs et les couvertures douillettes de ton lit t'attendent pour une nuit de plus, tu n'as donc aucune excuse à gaspiller le moindre atome d'énergie à ces petits souçis matériels.

Utilise à bon escient chaque minute de ce jour, fais-en une journée fructueuse, une forte pierre dans les fondations où s'appuieront les jours de misère et d'angoisse qui nous attendent. Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin, ses fleurs blanches flottent éparpillées dans les flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu.

Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t'offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche de matin venteux et grisâtre je t'apporte même un jasmin odorant. Et je t'offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion, crois-moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : enfermée dans une étroite cellule et voyant un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t'apporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins j'en avais la force. Je ne puis rien garantir d'avance mais les intentions sont les meilleures du monde, tu vois.

Maintenant je vais me consacrer à cette journée. Je vais me répandre parmi les hommes aujourd'hui et les rumeurs mauvaises, les menaces m'assailliront comme autant de soldats ennemis une forteresse imprenable.

Hillesum, Etty. Une vie bouleversée

Etty Hillesum, Une vie bouleversée.

                              
Voici quelques extraits sélectionnés pour offrir un avant goût d’une lecture passionnante, bouleversante, étonnante. Le cheminement d’un être humain vers sa vérité la plus profonde. Un texte éblouissant de lumière, de vérité, de pureté.

Et puisque désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense. [... ]
Désormais, je vis et je respire par l’«âme». [... ]
Aujourd’hui, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécu et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien. [... ]
Ce qui importe en définitive, c’est l’âme, où l’être, comme on voudra, qui rayonne à travers la personne. [... ]

La source vitale doit toujours être la vie elle-même, non une autre personne. Beaucoup de gens, de femmes surtout, puisent leur force chez un autre être, c’est lui leur source vitale, non la vie elle-même. Situation fausse, défi à la nature. [...]

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour.
Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux mêmes. [... ]

Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure. Certitude de plus en plus ferme de ne devoir attendre des autres ni aide, ni soutien, ni refuge, jamais. Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que toi-même. Tu devras toujours être la plus forte. Je ne crois pas qu'il soit dans ta nature de trouver auprès d'un autre les réponses à tes questions. Tu seras toujours renvoyée à toi-même. Il n'y a rien d'autre. Le reste est fiction. Mais c'est dur d'être ramenée sans cesse à cette vérité. Surtout en tant que femme. Quelque chose te poussera toujours à te perdre dans un autre, dans  « l'être unique ». Encore une fiction - une belle fiction, certes. Deux vies ne sauraient coïncider. Pour moi, en tout cas. Tout au plus connait-on quelques moments de communion. Mais ces moments justifient-ils une association pour la vie ? Suffisent-ils à cimenter une vie commune ? Il y a aussi, tout de même, un sentiment fort. Et parfois heureux. Seule. Mon Dieu. Mais dure. Car le monde reste inhospitalier. Mon coeur est plein de passion, mais jamais pour un seul être. Pour tous. C'est un coeur très riche, semble-t-il. Autrefois je me voyais donnant ce coeur, un jour, à une seule personne. Mais c'est irréel. Et lorsqu'on découvre à vingt-sept ans des « vérités » aussi dures, cela vous remplit parfois de désespoir, de solitude et d'angoisse, mais vous donne aussi un sentiment d'indépendance et de fierté. Je suis confiée à ma seule garde et devrai me suffire à moi-même. L'unique critère dont on dispose, c'est soi même. Je ne cesse de le répéter. Et l'unique responsabilité dont tu pourras te charger dans cette vie, c'est celle de ta personne mais alors il faudra le faire pleinement. [... ]

Quelque chose est en train de se passer en moi, et j'ignore s'il s'agit d'un simple changement d'humeur ou d'une mutation essentielle. On dirait que d'un seul coup j'ai retrouvé une base solide. J'ai acquis un peu plus d'autonomie et d'indépendance. J'aimerais répéter ici ce que je me murmurais à part moi hier soir, en passant à bicyclette dans la froide et sombre rue De Lairessestraat :
Mon Dieu, prenez-moi par la main, je vous suivrai bravement, sans beaucoup de résistance. Je ne me dérobe à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces. Mais donnez-moi de temps à autre un court instant de paix. Et je n'irai pas croire, dans mon innocence, que la paix qui descendra sur moi est éternelle, j'accepterai l'inquiétude et le combat qui suivront. J'aime à m'attarder dans la chaleur et la sécurité, mais je ne me révolterai pas lorsqu'il faudra affronter le froid, pourvu que vous me guidiez par la main. Je vous suivrai partout et je tâcherai de ne pas avoir peur. Où que je sois j'essaierai d'irradier un peu d'amour, de ce véritable amour du prochain qui est en moi. (Mais ne va pas te targuer de cet « amour du prochain ». Tu ignores si tu le possèdes vraiment.) Je ne veux rien être de spécial. Je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi, mais cherche encore son plein épanouissement. Il m'arrive de croire que j'aspire à la retraite du couvent. Mais c'est dans le monde et parmi les hommes que j'aurai à me trouver.    
Et j'en ai bien l'intention, malgré le dégoût et la lassitude qui m'assaillent parfois. Mais je m'engage à épuiser les possibilités de cette vie et à progresser coûte que coûte. Il me semble parfois que ma vie ne fait que commencer.
Que les difficultés sont encore à venir, même si je crois en avoir affronté déjà un bon nombre. Je vais étudier, tâcher de pénétrer en profondeur la réalité, mais (J'y vois un devoir) je me laisserai égarer, détourner en apparence de ma voie, par tout ce qui fondra sur moi : à force de le faire, j'acquerrai à la longue des certitudes de plus en plus solides. Jusqu'au jour où plus rien ne pourra me troubler, où j'aurai développé un très grand équilibre, assez solide pour me  permettre d'évoluer dans toutes les directions. J'ignore si je suis capable d'une grande et bonne amitié. Et si ce n'est pas dans ma nature, voilà une vérité à regarder en face. En tout cas, ne jamais s'abuser soi-même sur quoi que ce soit. Et savoir garder la mesure. Et ta seule mesure, c'est toi-même. J'ai l'impression, jour après jour, d'être mise à fondre dans un grand creuset, et pourtant d'en ressortir à chaque fois.
Il est des moments où je pense : ma vie va complètement de travers, j'ai commis une faute quelque part, mais cela n'est vrai que si l'on a en tête un modèle de vie particulier,  en comparaison duquel la vie réelle, celle que l'on mène, paraît fautive. [... ]

Prise de conscience, et par là libération, des forces profondes qui étaient en moi. Moi aussi, avant, j’étais de ceux qui se disent de temps à autre : « Au fond, je suis croyante. » Et maintenant je sens la nécessité de m'agenouiller soudain au pied de mon lit, même dans le froid d'une nuit d'hiver. Être à l'écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. Et ce n'est qu'un début. Je le sais. Mais les premiers balbutiements sont passés, les fondements sont jetés. [... ]

Nous étions là de bonne heure, mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les évènements de nos vies étaient à cet instant précis exactement les mêmes. Nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureaux, et les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c'était l'attitude intérieure de chacun. L'oeil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l'air mécontent (et ne cherchant nullement à dissimuler son mécontentement), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs - « Pas de mains dans les poches  », etc. - Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu'il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l'étaient d'ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut mon tour de passer à son bureau, il me lança en rugissant: « Qu'est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici ? » J'avais envie de lui répondre : « A part vous,      rien ! », mais des considérations diplomatiques me firent juger préférable de ravaler cette réplique. « Vous n'arrêtez pas de rire ! » rugit-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent: « Je ne m'en rends pas du tout compte, c'est mon expression  habituelle. » Et lui : « Ne faites l'idiote et sortez immédiatement ! », le tout assorti d'une mimique qui signifiait: « On se retrouvera ! » c'était probablement le moment psychologique où j'aurais dû mourir de frayeur, mais j'ai tout de suite percé à jour son truc.
En fait, je n'ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave, mais j'ai le sentiment d'avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C'était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d'un misérable gestapiste, mais ; bien d’avoir pitié de lui au lieu de m'indigner, et d'avoir envie de lui demander: « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec une autre ? » Il avait l'air tourmenté et traqué, mais aussi, je dois le dire, très désagréable et très mou. J'aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu'ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l'humanité. Ce qui est criminel, c'est le système qui utilise des types comme ça.
Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu'en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu'elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L'effrayant c'est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l'homme, s'élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s'écrouler sur nous et nous ensevelir. [... ]

Il est tout de même réconfortant de penser que de tels moments sont possibles dans ce monde déchiré. Et il y a peut-être bien plus de choses possibles que nous ne voulons nous l'avouer. Qu'on puisse retrouver ainsi un amour de jeunesse en jetant un regard souriant sur le passé. Une réconciliation avec le passé. C'est ce que j'ai éprouvé. C'est moi qui donnais le ton ce soir, Max me suivait - et c'était déjà beaucoup.
On ne peut donc plus dire que tout est hasard, émaillé çà et là d'une amourette ou d'une aventure captivante. On a peu à peu le sentiment d'un destin où les faits s'organisent l'un après l'autre en une série significative. Quand je nous revois marchant dans la ville obscure, mûris et attendris par notre passé, sûrs d'avoir encore beaucoup à nous dire mais laissant dans le vague la date de notre prochaine rencontre (dans quelques années peut-être ?), la possibilité de tels moments dans une vie m'emplit de grave et profonde gratitude. Il est près de minuit et je vais me coucher. Oui, c'était très beau. A la fin de chaque jour, j'ai envie de dire : tout de même, la vie est très belle. Oui, je suis en train de me faire une opinion personnelle sur cette vie, et même une opinion que je me sens capable de défendre face à d'autres gens, et ce n'est pas peu dire pour la fille timide que j'ai toujours été. Et il y a des conversations comme celle d'hier soir avec Jan Polak, où la parole devient un témoignage. [... ]

Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu'on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d'autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d'humiliation, les humiliations infligées s'évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l'âme. Il faut éduquer les Juifs en ce sens. Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m'enchantais du vaste horizon que l'on découvre aux lisières de la ville et je respirais l'air frais qu'on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de-ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s'étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c'est nous mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d'être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu'on nous fait subir ; c'est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c'est nous-mêmes qui nous l'infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l'homme, j'ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n'est pas grave. Il faut commencer par « prendre au le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n'est pas faire preuve d'individualisme morbide. Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d'abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour ou est-ce trop demander ? C'est pourtant la seule solution. Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Ce petit morceau d'éternité qu'on porte en soi, on peut l'épuiser en un mot aussi bien qu'en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l'an de grâce 1942, la énième année de guerre. [... ]

De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens affectifs se détachent de moi ; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m'envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu'à la mort, de la beauté et du sens de cette vie: si elle est devenue ce qu'elle est, ce n'est pas le fait de Dieu mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d'épanouissement, mais n'avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu'à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd'hui hommes et peuples s'effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m'est devenue transparente, et le coeur humain aussi ; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j'ai une confiance en Dieu dont l'approfondissement rapide, au début, m'effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail. [... ]

Et si Dieu cesse de m'aider, ce sera à moi d'aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu'un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. [... ]

Quand on projette d'avance son inquiétude sur toutes sortes de choses à venir, on empêche celles-ci de se développer organiquement. J'ai en moi une immense confiance. Non pas la certitude de voir la vie extérieure tourner bien pour moi, mais celle de continuer à accepter la vie et à la trouver bonne, même dans les pires moments. Quand on projette d'avance son inquiétude sur toutes sortes de choses à venir, on empêche celles-ci de se développer organiquement. J'ai en moi une immense confiance. Non pas la certitude de voir la vie extérieure tourner bien pour moi, mais celle de continuer. [... ]

Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m'inspire l'avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous. Il y a des gens - le croirait-on ? - qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent - « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! » Ils oublient qu'on n'est jamais sous les griffes de personne tant qu'on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en aurai beaucoup d'autres avec toi dans un avenir proche, t'empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.

Je ne manque pas de force pour affronter la grande souffrance, la souffrance héroïque, mon Dieu, je crains plutôt les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante. Enfin, je me gratte désespérément et me dis chaque jour : encore une journée sans problèmes, les murs protecteurs d'une maison accueillante glissent autour de tes épaules comme un vêtement familier, longtemps porté ; ton couvert est mis pour aujourd'hui et les draps blancs et les couvertures douillettes de ton lit t'attendent pour une nuit de plus, tu n'as donc aucune excuse à gaspiller le moindre atome d'énergie à ces petits soucis matériels. Utilise à bon escient chaque minute de ce jour, fais-en une journée fructueuse, une forte pierre dans les fondations où s'appuieront les jours de misère et d'angoisse qui nous attendent. Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin, ses fleurs blanches flottent éparpillées dans les flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t'offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t'apporte même un jasmin odorant. Et je t'offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion, crois moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : enfermée dans une étroite cellule et voyant un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t'apporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins j'en avais la force. Je ne puis rien garantir d'avance mais les intentions sont les meilleures du monde, tu le vois.
Maintenant je vais me consacrer à cette journée. Je vais me répandre parmi les hommes aujourd'hui et les rumeurs mauvaises, les menaces m'assailliront comme autant de soldats ennemis une forteresse imprenable. [... ]

Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche – sentiment étrange. [... ]

Je suis un chemin et me sens guidée au long de ce chemin. Je retrouve toujours mes souvenirs et sais dès lors mieux que jamais comment agir. Où plutôt je sais que devant toute situation je saurai comment agir.
« Amour, je veux continuer à prier »
Je l'aime tant.
Je me demande une fois de plus aujourd'hui s'il ne serait pas plus facile de prier de loin pour quelqu'un en continuant à vivre avec lui intérieurement que de le voir souffrir à ses côtés. Advienne que pourra - je ne cours qu'un risque : que mon coeur ne résiste pas à mon amour pour lui.
Je voudrais lire encore un peu.
Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d'autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu'il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j'appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril. Pourtant je lui demanderai, demain, s'il lui arrive de prier pour lui-même ; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander qu'il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un, on lui transmet un peu de sa propre force. [... ]

Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J'aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l'humanité que j'ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C'est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancoeur, j'ai tant de force et d'amour en moi. J'aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi même ; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour ? [... ]

Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne- toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain. [... ]

En moi un immense silence, qui ne cesse de croître. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu'elles n'expriment rien.
Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d'expression. [... ]

A chaque instant de sa vie, il faut être prêt à une révision déchirante et à un nouveau départ dans un cadre entièrement différent. [... ]

Au-delà des gens, je ne souhaite plus m’adresser qu’à toi. Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux j’aime une parcelle de toi, mon Dieu.
Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi. Et j’essaie de te mettre au jour dans les cœurs des autres, mon Dieu. [... ]

Je continuerai à vivre avec cette part du mort qui a vie éternelle et je ramènerai à la vie ce qui, chez les vivants est déjà mort : ainsi n’y aura-t-il plus que la vie, une grande vie universelle, mon Dieu. [... ]

De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute, « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre, Dieu écoute Dieu. [... ]

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d'avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j'ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C'est là que mes difficultés commencent. Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le coeur des autres. Il faut dégager chez l'autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l'âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d'enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d'infériorité, enfin tout le magasin des accessoires. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j'en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m'avoir donné le don de lire dans le coeur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J'entre, j'erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l'aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l'on devrait pouvoir faire de chacune d'elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C'est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image peu raffinée. [... ]

On est chez soi. Partout où s’entend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi. [... ]

Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l'humanité. Il faut d'abord apprendre à se pardonner ses défauts si l'on veut pardonner aux autres. C'est peut-être l'un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l'observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres, erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs. [... ]

J'ai écrit un jour dans un de mes cahiers: je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J'étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C'était parce que je n'avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C'est à ce bureau que j'ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j'ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l'un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l'Europe. Et là, j'ai fait soudain l'expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque - et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas j'ai vraiment eu l'impression de suivre à tâtons, d'un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s'y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s'y assombrir, y ait été comme  éclairé et illuminé ? J'y ai lu un fragment de ce temps qui ne me parait pas dépourvu de sens. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j'ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j'ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d'air, ne s'opposait en rien à celle que j'avais menée dans cette pièce calme et protégée. A aucun moment je ne me suis sentie coupée d'une vie qu'on prétendait révolue : tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferai-je pour décrire tout cela ? Pour faire sentir à d'autres comme la vie est belle, comme elle mérite d'être vécue et comme elle est juste - oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu'il faut, quelques mots simples ? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples. Comment camper en quelques touches tendres, légères mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande ? Comment faire pour que d'autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu'il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu'à ce qu'ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande ?
En tout cas j'ai d'ores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l'a écrit devant moi en lettres mouvantes. J'ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n'avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais d'en tirer le meilleur parti possible.
J'observe les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusqu'où lève en eux l'herbe de l'humanité. [... ]

Je trottinais aux côtés de Ru et, à l'issue d'une très longue discussion où nous avions agité une fois de plus les « ultimes questions », je m'arrêtai pile au milieu de la Govert Flinckstraat 1, si étriquée et si monotone, et je lui dis : « Et tu sais, Ru, j'ai encore un autre trait puéril, qui me fait trouver toujours la vie belle et m'aide peut-être à tout supporter aussi bien. » Ru me lançait un regard interrogateur et je lui dis, comme si c'était la chose du monde la plus naturelle (n'est-ce pas le cas, d'ailleurs ?) : « Vois- tu, je crois en Dieu. » Il en fut un peu déconcerté, je pense, et me considéra un moment comme pour lire une indication mystérieuse sur mon visage - mais avec un peu de recul il se dit très content pour moi. Peut-être est-ce pour cela que je me suis sentie tout le reste de la journée si rayonnante et si forte ? D'avoir su dire si simplement, comme une chose coulant de source, dans la grisaille de ce quartier populaire: « Oui, vois-tu, je crois en Dieu. » [... ]

Notre unique obligation morale, c’est défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition. [... ]

Ne pourrait- on apprendre aux gens qu’il est possible de « travailler » à sa vie intérieure, à la reconquête de la paix en soi. De continuer à avoir une vie intérieure productive et confiante, par-dessus la tête -si j’ose dire- des angoisses et des rumeurs qui vous assaillent ? Ne pourrait on leur apprendre que l’on peut se contraindre à s’agenouiller dans le coin le plus reculé et le plus paisible de son moi profond et persister jusqu’à sentir au-dessus de soi le ciel s’éclairer- rien de plus, rien de moins. [... ]

Porter des fruits et des fleurs sur chaque arpent où l’on a été planté, ne serai-ce pas notre finalité ? Et ne devons nous pas aider à sa réalisation ? [... ]

Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. [... ]

La plus grande agitation règne dans les esprits. Débats, calculs, supputations sont à l'ordre du jour. Je m'en tiens soigneusement à l'écart. Toute cette parlote absorbe beaucoup d'énergie et ne nous donne pas plus de prise sur les choses. Vous n'en croirez peut-être pas vos chères oreilles, mais, je vous assure, je suis la personne la plus silencieuse du Conseil juif. Les gens se dispersent terriblement entre les mille détails insignifiants qui vous assaillent ici jour après jour, ils s'y perdent et s'y noient. C'est ainsi qu'ils cessent de discerner les grandes lignes, qu'ils dévient de leur cap et trouvent la vie absurde. Les quelques grandes choses qui importent dans la vie, on doit garder les yeux fixés sur elles, on peut laisser tomber sans crainte tout le reste. Et ces quelques grandes choses, on  les retrouve partout, il faut apprendre à les redécouvrir sans cesse en soi pour s'en renouveler. Et malgré tout on en revient toujours à la même constatation : par essence la vie est bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n'est pas la faute de Dieu, mais la nôtre. Cela reste mon dernier mot même maintenant, même si l'on m'envoie en Pologne avec toute ma famille. [... ]

Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d'abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n'est-ce pas ? L'artère principale de ma vie s'étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi je les ai déjà assimilés, déjà vécus et je travaille déjà à construire une société qui succédera à celle-ci. La vie que je mène ici n'entame guère mon capital d'énergie - le physique se délabre bien un peu, et l'on tombe parfois dans des abîmes de tristesse -, mais dans le noyau de son être on devient de plus en plus fort. Je voudrais qu'il en fût de même pour vous et pour tous mes amis, il le faut, il nous reste tant à vivre et à faire ensemble. C'est pourquoi je vous crie : tenez fermement vos positions intérieures une fois que vous les avez conquises, et surtout ne soyez pas tristes ou désespérés en pensant à moi, il n'y a  vraiment pas de quoi. [... ]

Aussi, désormais, j'essaie de vivre au-delà  des tampons verts, rouges, bleus et des « listes de convoi », et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l'existence de lois, de lois éternelles d'un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. [... ]

Ici, l'on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l'on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu'elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j'y arriverai peut être approximativement dans une dizaine d'années. [... ]

Oui, c'est vrai, il y a dans la nature des lois très miséricordieuses, à condition du moins que nous ne perdions pas le sens de leur rythme. Je ne cesse de l'observer sur moi-même : quand on est parvenu aux limites extrêmes du désespoir et que l'on se croit incapable de continuer, le fléau de la balance rebondit dans l'autre sens et l'on se sent de nouveau capable de rire et de prendre la vie comme elle vient. Quand, pendant de longues périodes, on est en proie à l'accablement le plus lourd, on peut ensuite et sans transition s'élever au-dessus de toute cette misère terrestre, au point de se sentir léger et libéré comme jamais encore dans sa vie. Je vais de nouveau très bien alors que, quelques jours durant, c'était assez désespéré. L'équilibre se rétablit toujours. Ah ! Mes enfants, un monde bien surprenant... [... ]

Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j'ai parfois le visage inondé de larmes - unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m'inondent parfois le visage, et c'est ma prière.
« Je suis très fatiguée depuis quelques jours, mais cela passera comme le reste ; tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l'on devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme, c'est ce qu'un être humain peut apprendre de plus important en cette vie. Je ne lutte pas avec Toi, mon Dieu, ma vie n'est qu'un long dialogue avec Toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en Toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes d'émotion, mais le premier mot qui me vient à l'esprit, toujours le même, c'est : Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec Toi, la houle de mon coeur s'est faite plus large depuis que je suis ici, plus animée et plus paisible à la fois, et j'ai le sentiment que ma richesse intérieure s'accroît sans cesse. » [... ]

Mais enfin, je ne peux tout de même pas dire cela à ces jeunes femmes qui ont avec elles un bébé, et qu'un train de marchandises conduira probablement tout droit en enfer. Et on me rétorquerait encore: « Tu peux parler, toi, tu n'as pas d'enfant. » Mais cela n'a vraiment rien à voir. Il y a une parole de l'Écriture où je puise sans cesse de nouvelles forces. Je la cite de mémoire: « Si vous m'aimez, vous devez quitter vos parents. » Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j'y cédais, je l'ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l'inquiétude que l'on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d'attention ni d'amour pour son prochain. L'idée s'impose de plus en plus clairement à moi que l'amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute « image de Dieu », devrait s'élever bien au-dessus de l'amour des parents par le sang. Comprenez-moi bien, je vous en prie. Je sais que l'on prétend que c'est un sentiment contre nature ; mais je m'aperçois que j'ai trop de mal à en parler, alors qu'il est si simple à vivre. [... ]

Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. [... ]

L'année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria ; aujourd'hui, nous avons pris un peu d'âge. On ne s'en rend pas soi-même encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j'y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria...


Autres passages :
Je crois en Dieu, je crois en l’homme. La vie est difficile mais ce n’est pas  grave (…)
Il faut aussi avoir la force de souffrir seul et de ne pas imposer aux autres ses angoisses et ses problèmes (…) J’ai déjà vécu cette vie mille fois et je suis déjà morte mille fois. Ce qui compte c’est la façon de la supporter, savoir lui assigner sa place dans la vie tout en continuant à accepter cette vie (…)
Je trouve la vie belle, digne d’être vécue et riche de sens en dépit de tout (...)
Il faut connaître les motifs de la lutte qu’on mène et commencer par se réformer soi-même, et recommencer chaque jour. Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie.
La force essentielle consiste à sentir au fond de soi jusqu’à la fin que la vie  a un sens, qu’elle est belle (…)
On a besoin d’un « avant » et de projets futurs pour être bien dans ce moment présent !