dimanche 2 mars 2014

La Présence pure (Christian Bobin)

 
Le temps qu’il fait
 
Quelques phrases relevées au « hasard »…

(Le père de C. Bobin est hospitalisé avec la maladie d’Alzheimer. Il le compare avec « son » arbre)

L’arbre est devant la fenêtre du salon. Je l’interroge chaque matin : « Quoi de neuf aujourd’hui ? ». La réponse vient sans tarder, donnée par des centaines de feuilles : « Tout ».

Les feuilles qui dansent, ivres, les bras du vent, n’échangeraient leur place contre rien au monde.
Dépouillé d’une partie de son feuillage, il respire encore et même parfois il vole, porté par les anges pour qui rien n’est sans mouvement secret.

Dieu passe en riant devant la fenêtre du salon, déguisé en petite feuille jaune, tourbillonnante.

D’abord le tronc, puis les branches maîtresses qui cherchent chacune de leur côté, puis les branches secondaires qui naissent des précédentes mais divergent sur un point, émettent un autre avis, enfin les plus hauts rameaux qui raclent la peau du ciel : autant de tâtonnements, d’essais, d’échecs, mille chemins inventés pour aller vers la lumière.
 
Ce n’est pas seulement un arbre devant une fenêtre. C’est un conseiller que j’interroge et qui m’instruit par sa manière d’aller tout en hésitations et ruptures, vers le Très-Pur.

Ce qui est blessé en nous demande asile aux plus petites choses de la terre et le trouve.
 
La neige l’a recouvert, pendant la nuit, de lumière pure, comme une mère relevant un drap sur le corps de son enfant endormi.

Il a eu ce matin une manière éblouissante de m’apparaître : un ange qui viendrait d’atterrir et cacherait en vain ses mains blanches derrière son dos, pour ne pas trahir sa noble origine.
 
Il y a une naissance simultanée de nos yeux et du monde, un sentiment de « première fois » où ce qui regarde et ce qui est regardé se donnent le jour.

…Il connaissait intimement chacune de ses feuilles. A chacune il donnait un nom. Le vent les a jetées sur la terre froide. La neige les a étouffées. Il pense toujours à elles. Il écoute en lui la vibration de leur nom. Le vent et lui ont eu des mots, cette nuit. Une branche a été arrachée au cours d’un entretien particulièrement rude.

Assis pendant des heures dans le couloir de la maison de long séjour, ils attendent la mort et l’heure du repas. Leur vie flotte autour d’eux comme un oiseau au-dessus d’un arbre abattu, cherchant sans le trouver ce qui faisait son nid.
 
Ils aiment toucher les mains qu’on leur tend, les garder longtemps dans leurs mains à eux, et les serrer. Ce langage-là est sans défaut.

Leur lassitude et la proximité de leur mort font d’eux des rois sans courtisans.
 
Le vent désencombre l’arbre d’une partie de sa neige, comme une main époussetant un habit de fête.

La neige blanche a disparu. Sa petite sœur, la neige sale, la remplace. C’est une enfant infirme et pauvre. Son visage est sans lumière et personne ne la regarde comme on regardait son aînée. Elle meurt en très peu de temps du chagrin de n’être pas aimée.
 
 
Quelques gouttes de pluie bavardent en riant à l’extrémité de ses branches, avant de sauter dans le vide.

La petite momie est morte (une amie des Parents de C. Bobin). Elle a dormi deux nuits et deux jours dans une chambre funéraire, puis elle a été mise dans la terre et la grande dame a fait ses premiers pas dans l’invisible, fraîche et reposée.
 
 
Contemplant la salle où les patients reçoivent leurs familles – salle immense et vide ce jour-là – mon père dit comme en rêvant : « je regarde ce qui pour moi n’existe pas ».

Il ne se reconnaît plus sur les photographies. Il n’y reconnaît pas non plus les siens. Quand on les lui nomme, il a les yeux brillants de joie, émerveillé de se découvrir des enfants comme s’ils venaient de naître.
 
Ce qu’il savait du monde et de lui-même est effacé par la maladie, comme par une éponge sur un tableau. Le tableau est grand, il est impossible de l’essuyer en une seule fois, mais de nombreuses phrases ont déjà disparu.

Une branche s’est détachée de l’arbre. Elle n’a pas immédiatement glissé à terre. D’autres branches l’ont retenue et l’ont veillée pendant quelques heures.
 
Le vent, ce matin, lui parle en ami. Ses branches ne bougent qu’à peine à leur extrémité, comme on remue la tête devant une évidence : oui, oui, oui.

Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

C’est par les yeux qu’ils disent les choses, et ce que j’y lis m’éclaire mieux que les livres.
Aujourd’hui dans le plus grand ascenseur, celui qui sert à transporter des cercueils, il y avait une odeur de formol. Je l’ai emportée chez moi où elle s’est mélangée à l’odeur des lys sur la table du salon.
 
L’arbre est un livre ouvert. Le vent d’aujourd’hui en tourne les pages comme s’il pensait à autre chose. L’arbre devant la fenêtre prépare le printemps. Il médite dans le froid sur ce qu’il donnera bientôt. Dans quelques semaines il proposera au monde plus de lumière que tous les livres jamais écrits. Cette lumière passera et l’an prochain il en donnera une autre, encore. C’est le nom du travail des vivants tant qu’il leur reste une saison, un jour, une heure : donner, encore.
 
« Oui, oui, je te le dis, quand tu étais jeune tu mettais ta ceinture et tu allais où tu voulais. Mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra la ceinture, et il te mènera où tu ne veux pas » (st Jean 21,18).
 
Il est impossible de protéger du malheur ceux qu’on aime : j’aurai mis longtemps pour apprendre une chose aussi simple. Apprendre est toujours amer, toujours à nos dépens. Je ne regrette pas cette amertume.
 
La maladie d’Alzheimer enlève ce que l’éducation a mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface.
 
Le bleu a lancé son offensive en début d’après-midi. En moins d’une heure il était partout dans le ciel et les yeux des passants.
 
L’hiver oublie parfois d’être sévère, comme un professeur dans les derniers jours d’école.
 
Moineaux, écureuils et corneilles : l’arbre reçoit un courrier chaque jour plus abondant. L’extrémité de ses branches se courbe au-dessus de la rue, comme s’il prenait plaisir à la conversation des passants. Les premiers bourgeons surgissent, denses, resserrés autour d’une vérité encore trop fragile pour être dite.
 
J’ai rêvé que Dieu avait la maladie d’Alzheimer, qu’il ne se souvenait plus du nom ni du visage de ses enfants, qu’il avait oublié jusqu’à leur existence.
 
Une main invisible a déchiré les bourgeons d’un seul coup, comme on ouvre une lettre dont notre sort dépend. Un flot de lumière verte en est sorti.
 
L’arbre s’entretient avec le vent des choses éternelles et ses jeunes feuilles en frémissent de plaisir. Des oiseaux se posent sur lui comme des notes en bas de pages dans un livre savant.
 
La vérité vient de si loin pour nous atteindre que, lorsqu’elle arrive près de nous, elle est épuisée et n’a presque plus rien à nous dire. Ce presque rien… est un trésor.
 
Si St Thomas met ses doigts sur les plaies du Christ ressuscité c’est moins pour mettre fin à ces doutes que parce qu’il y a des instants où la vie est allée si loin dans la perte et où sa présence est si brûlante qu’il ne reste plus qu’à se taire- et toucher du bout des doigts le corps miraculé de l’autre. Ils le savent à leur façon, les Christ assis sur des fauteuils en face d’un mur, à la maison d’extrême séjour.
 
Quelques paroles de l’arbre : « je ne comprends pas tout ce que me dit la lumière »- « Je ne dors jamais : il vient toujours quelque chose ou quelqu’un »- « le vent a les yeux d’un voyou et les mains d’un ange ».
 
Pour venir à toi j’écarte tous les noms de maladie, d’âge et de métier, comme on écarte un rideau de lamelles colorées en plastique, au seuil des maisons, l’été, jusqu’à te retrouver dans la fraicheur de ce seul nom qui ne ment pas : père.
 
La mort chaque nuit s’assied à leur chevet. Elle les regarde dormir et faire de mauvais rêves. Certains soirs elle murmure le prénom de l’un d’entre eux. Il se lève et la suit sans un mot.
 
Ceux qui ont très peu de jours et ceux qui sont très vieux sont dans un autre monde que le nôtre. En se liant à nous ils nous font un présent inestimable.
 
Les moineaux envahissent l’arbre devant la fenêtre sans lui enlever une paix dont leurs bavardages sont une part substantielle. Et quand trop de sagesse risque de l’engourdir, le vent le chahute comme on passe une main dans les cheveux d’un enfant adoré.
 
L’arbre devant la fenêtre et les gens de la maison de long séjour ont la même présence pure – sans défense aucune devant ce qui leur arrive jour après jour, nuit après nuit.
Les fleurs d’acacias, blanches et grêles, ont l’éclat d’un baiser d’enfant. Quelques fleurs, vendangées par une pluie nocturne, sont tombées sur une table du jardin de la maison de long séjour. Mon père les regarde. Il a dans les yeux une lumière qui ne doit rien à la maladie et qu’il faudrait être un ange pour déchiffrer.