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samedi 26 janvier 2013

Il ne peut y avoir de frontière

« Il ne peut y avoir de frontière entre soi et les autres. Celui qui croit être le centre du monde, celui qui refuse de comprendre qu’il fait partie de l’ensemble des hommes, celui-là, un jour, connaît la douleur et l’extrême pauvreté. »
« L’homme n’est rien quand son cœur est vide »
« La haine est un alcool : elle réchauffe, elle pousse en avant, elle aveugle, elle aide à tuer et à mourir. »
« Chacun sait bien qu’il a en lui une voix qui parle, une voix simple et claire, qu’il étouffe trop souvent. Parce qu’elle est exigeante, nette comme une ligne droite. Cette voix, cette source qu’on obstrue, c’est elle qui dit le juste, elle qui donne les moyens d’atteindre l’équilibre et la libération de soi. Mais nous avons peur d’être nous-mêmes. »
« Les parents sont la semence de l’enfant et la terre dans laquelle il pousse. »
« Si on gonfle les jeunes voiles d’un enfant au souffle de la force, du courage et de la droiture, alors il vogue et sait affronter les tempêtes. »
« Saisis toujours la première chance qui se présente car une autre ne viendra peut-être pas. »
« Protéger un être, ce n’est jamais lui masquer les risques de l’existence. Protéger quelqu’un, c’est d’abord lui apprendre à voir, lui montrer le danger en lui, autour de lui. C’est le rendre capable de l’affronter et de le vaincre. »
« Un homme doit être un tout. Il est d’instinct et de raison. Il doit accepter le corps et l’esprit. L’arbre est fait d’écorce et de sève. Qu’on arrache l’écorce et l’arbre dépérit. Que la sève se tarisse et l’écorce pourrit et l’arbre meurt. Qui ne veut être que sève et qui ne connaît que l’écorce n’est pas vraiment un homme. »
« Le passé, pour un homme, ce doit être d’abord l’expérience et la leçon qu’il en tire. »
« L’homme ne peut nier ou effacer le passé. Il le porte toujours en lui, gravé. C’est son histoire personnelle, unique. Prendre appui sur cette expérience pour s’en éloigner sans trahir et sans oublier. Parce que la vie, c’est la marche vers l’avenir. Et il faut faire confiance à ce qui viendra. »
« Il y a toujours une chance qu’un homme soit meilleur qu’il n’y paraît. Car l’homme, s’il est lié au passé, est aussi un avenir. »
« L’esprit d’un homme peut être le diamant. On ne peut le briser. L’épreuve, pour un homme, c’est le moyen de se connaître et de grandir. La souffrance et le malheur, l’injustice, font briller le diamant qui est au cœur de l’homme vrai. Ils n’écrasent que celui qui n’a rien en lui. »
« Le but de l’homme, c’est d’être soi. Parce qu’être soi, c’est aller vers les autres. Comme la source va à la mer. »
« L’homme peut être seul au milieu des autres. Mais celui qui est ouvert au monde, celui qui sait demeurer fraternel, celui qui est solidaire des autres, celui-là, même solitaire, n’est jamais seul. »
« Si l’on demeure seul, à quoi cela sert-il d’être vivant ? »
« Il suffit du regard d’un homme pour briser la solitude. »
« Accuser les autres, c’est s’enfermer en soi. Se condamner à être seul. L’autre n’est pas d’abord un ennemi, mais un allié possible. Et même celui qui vous combat peut vous aider. Car chacun doit tirer de l’adversaire un enseignement. »
« Aider les autres, c’est encore la meilleure façon de s’aider soi-même. »
« Qui donne reçoit. »
« Il n’est pire solitude que celle qui naît de l’indifférence des autres. Alors, pourquoi ne pas tendre la main à celui qui est seul ? »
« La solitude est un miroir : on s’y découvre, tel que l’on a été, tel que l’on est. La solitude est une épreuve. La solitude révèle l’homme vrai. »
« L’autre, quand on l’aime, est l’eau qui désaltère et la soif qui donne envie de boire. »
« L’amour, c’est donner à l’autre la sécurité et la recevoir de lui. »
« Pour un être au moins, vous êtes l’irremplaçable qu’il cherche. Et il l’est pour vous. Seulement, beaucoup craignent d’aimer. »
« L’amour est emportement. L’amour est enthousiasme. L’amour est risque. N’aiment pas et ne sont pas aimés ceux qui veulent épargner, économiser leurs sentiments. L’amour est générosité. L’amour est prodigalité. Mais l’amour est échange. Qui donne beaucoup reçoit beaucoup en fin de compte. Car nous possédons ce que nous donnons. »
« L’amour est une vertu d’enfance en l’adulte. »
« Aimer, ce n’est pas mutiler l’autre, le dominer, mais l’accompagner dans sa course, l’aider. L’amour vrai est le contraire de la volonté de puissance. »
« Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre à deux. Il y a mille chemins qui conduisent au bonheur et à la paix. Chacun peut trouver sa route dès lors qu’il s’efforce de comprendre l’autre. Et pour comprendre l’autre, il faut le voir, imaginer qu’on est à sa place. Il faut sortir de soi, de ses rêves. Voir le réel tel qu’il est. »
« L’amour, chacun doit l’inventer pour soi. Il ne peut y avoir de modèle. »
« L’homme n’est pas qu’un corps. L’amour n’est pas qu’une rencontre de deux corps. Aimer c’est en même temps partager des mots, des regards, des espoirs et des craintes. Ceux qui mutilent l’amour l’ignoreront toujours. Il est, indestructiblement, fait de la joie des corps et de l’union des espérances. Indestructiblement liés, comme les branches d’un arbre qui n’existent que par ses racines. »
« Le visage de l’enfant, c’est le visage du couple. »
« L’avenir à construire ensemble, c’est la terre qui tient un couple droit, vivant, uni. »
« Il y a toujours plusieurs chemins pour le fleuve qui va à la mer. Mais il faut que le fleuve aille vers la mer et ne se perde pas dans les sables. Il faut qu’un couple soit ouvert aux autres sinon il se perd. Car l’amour qui s’enferme se dessèche et meurt, comme une plante sans lumière. »
« L’harmonie entre deux êtres, leur bonheur, c’est aussi le fruit de leur volonté commune de construire le bonheur et l’harmonie. L’amour n’est pas seulement un miracle né d’une rencontre, il est jour après jour ce que l’on veut qu’il soit. Et il faut décider de le réussir. »
« L’amour, c’est sentir qu’on est une partie agissante du monde. Et responsable de lui. L’amour, c’est comprendre qu’on vit des autres. Qu’on est un moment du monde. »

Extraits du « Livre de la vie » de Martin Gray

Etty Hillesum, Une vie bouleversée.

                              
Voici quelques extraits sélectionnés pour offrir un avant goût d’une lecture passionnante, bouleversante, étonnante. Le cheminement d’un être humain vers sa vérité la plus profonde. Un texte éblouissant de lumière, de vérité, de pureté.

Et puisque désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense. [... ]
Désormais, je vis et je respire par l’«âme». [... ]
Aujourd’hui, à la minute présente, je vis, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécu et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien. [... ]
Ce qui importe en définitive, c’est l’âme, où l’être, comme on voudra, qui rayonne à travers la personne. [... ]

La source vitale doit toujours être la vie elle-même, non une autre personne. Beaucoup de gens, de femmes surtout, puisent leur force chez un autre être, c’est lui leur source vitale, non la vie elle-même. Situation fausse, défi à la nature. [...]

Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour.
Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux mêmes. [... ]

Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure. Certitude de plus en plus ferme de ne devoir attendre des autres ni aide, ni soutien, ni refuge, jamais. Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que toi-même. Tu devras toujours être la plus forte. Je ne crois pas qu'il soit dans ta nature de trouver auprès d'un autre les réponses à tes questions. Tu seras toujours renvoyée à toi-même. Il n'y a rien d'autre. Le reste est fiction. Mais c'est dur d'être ramenée sans cesse à cette vérité. Surtout en tant que femme. Quelque chose te poussera toujours à te perdre dans un autre, dans  « l'être unique ». Encore une fiction - une belle fiction, certes. Deux vies ne sauraient coïncider. Pour moi, en tout cas. Tout au plus connait-on quelques moments de communion. Mais ces moments justifient-ils une association pour la vie ? Suffisent-ils à cimenter une vie commune ? Il y a aussi, tout de même, un sentiment fort. Et parfois heureux. Seule. Mon Dieu. Mais dure. Car le monde reste inhospitalier. Mon coeur est plein de passion, mais jamais pour un seul être. Pour tous. C'est un coeur très riche, semble-t-il. Autrefois je me voyais donnant ce coeur, un jour, à une seule personne. Mais c'est irréel. Et lorsqu'on découvre à vingt-sept ans des « vérités » aussi dures, cela vous remplit parfois de désespoir, de solitude et d'angoisse, mais vous donne aussi un sentiment d'indépendance et de fierté. Je suis confiée à ma seule garde et devrai me suffire à moi-même. L'unique critère dont on dispose, c'est soi même. Je ne cesse de le répéter. Et l'unique responsabilité dont tu pourras te charger dans cette vie, c'est celle de ta personne mais alors il faudra le faire pleinement. [... ]

Quelque chose est en train de se passer en moi, et j'ignore s'il s'agit d'un simple changement d'humeur ou d'une mutation essentielle. On dirait que d'un seul coup j'ai retrouvé une base solide. J'ai acquis un peu plus d'autonomie et d'indépendance. J'aimerais répéter ici ce que je me murmurais à part moi hier soir, en passant à bicyclette dans la froide et sombre rue De Lairessestraat :
Mon Dieu, prenez-moi par la main, je vous suivrai bravement, sans beaucoup de résistance. Je ne me dérobe à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces. Mais donnez-moi de temps à autre un court instant de paix. Et je n'irai pas croire, dans mon innocence, que la paix qui descendra sur moi est éternelle, j'accepterai l'inquiétude et le combat qui suivront. J'aime à m'attarder dans la chaleur et la sécurité, mais je ne me révolterai pas lorsqu'il faudra affronter le froid, pourvu que vous me guidiez par la main. Je vous suivrai partout et je tâcherai de ne pas avoir peur. Où que je sois j'essaierai d'irradier un peu d'amour, de ce véritable amour du prochain qui est en moi. (Mais ne va pas te targuer de cet « amour du prochain ». Tu ignores si tu le possèdes vraiment.) Je ne veux rien être de spécial. Je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi, mais cherche encore son plein épanouissement. Il m'arrive de croire que j'aspire à la retraite du couvent. Mais c'est dans le monde et parmi les hommes que j'aurai à me trouver.    
Et j'en ai bien l'intention, malgré le dégoût et la lassitude qui m'assaillent parfois. Mais je m'engage à épuiser les possibilités de cette vie et à progresser coûte que coûte. Il me semble parfois que ma vie ne fait que commencer.
Que les difficultés sont encore à venir, même si je crois en avoir affronté déjà un bon nombre. Je vais étudier, tâcher de pénétrer en profondeur la réalité, mais (J'y vois un devoir) je me laisserai égarer, détourner en apparence de ma voie, par tout ce qui fondra sur moi : à force de le faire, j'acquerrai à la longue des certitudes de plus en plus solides. Jusqu'au jour où plus rien ne pourra me troubler, où j'aurai développé un très grand équilibre, assez solide pour me  permettre d'évoluer dans toutes les directions. J'ignore si je suis capable d'une grande et bonne amitié. Et si ce n'est pas dans ma nature, voilà une vérité à regarder en face. En tout cas, ne jamais s'abuser soi-même sur quoi que ce soit. Et savoir garder la mesure. Et ta seule mesure, c'est toi-même. J'ai l'impression, jour après jour, d'être mise à fondre dans un grand creuset, et pourtant d'en ressortir à chaque fois.
Il est des moments où je pense : ma vie va complètement de travers, j'ai commis une faute quelque part, mais cela n'est vrai que si l'on a en tête un modèle de vie particulier,  en comparaison duquel la vie réelle, celle que l'on mène, paraît fautive. [... ]

Prise de conscience, et par là libération, des forces profondes qui étaient en moi. Moi aussi, avant, j’étais de ceux qui se disent de temps à autre : « Au fond, je suis croyante. » Et maintenant je sens la nécessité de m'agenouiller soudain au pied de mon lit, même dans le froid d'une nuit d'hiver. Être à l'écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure. Et ce n'est qu'un début. Je le sais. Mais les premiers balbutiements sont passés, les fondements sont jetés. [... ]

Nous étions là de bonne heure, mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les évènements de nos vies étaient à cet instant précis exactement les mêmes. Nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureaux, et les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c'était l'attitude intérieure de chacun. L'oeil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l'air mécontent (et ne cherchant nullement à dissimuler son mécontentement), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs - « Pas de mains dans les poches  », etc. - Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu'il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l'étaient d'ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut mon tour de passer à son bureau, il me lança en rugissant: « Qu'est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici ? » J'avais envie de lui répondre : « A part vous,      rien ! », mais des considérations diplomatiques me firent juger préférable de ravaler cette réplique. « Vous n'arrêtez pas de rire ! » rugit-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent: « Je ne m'en rends pas du tout compte, c'est mon expression  habituelle. » Et lui : « Ne faites l'idiote et sortez immédiatement ! », le tout assorti d'une mimique qui signifiait: « On se retrouvera ! » c'était probablement le moment psychologique où j'aurais dû mourir de frayeur, mais j'ai tout de suite percé à jour son truc.
En fait, je n'ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave, mais j'ai le sentiment d'avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C'était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d'un misérable gestapiste, mais ; bien d’avoir pitié de lui au lieu de m'indigner, et d'avoir envie de lui demander: « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec une autre ? » Il avait l'air tourmenté et traqué, mais aussi, je dois le dire, très désagréable et très mou. J'aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu'ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l'humanité. Ce qui est criminel, c'est le système qui utilise des types comme ça.
Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu'en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu'elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L'effrayant c'est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l'homme, s'élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s'écrouler sur nous et nous ensevelir. [... ]

Il est tout de même réconfortant de penser que de tels moments sont possibles dans ce monde déchiré. Et il y a peut-être bien plus de choses possibles que nous ne voulons nous l'avouer. Qu'on puisse retrouver ainsi un amour de jeunesse en jetant un regard souriant sur le passé. Une réconciliation avec le passé. C'est ce que j'ai éprouvé. C'est moi qui donnais le ton ce soir, Max me suivait - et c'était déjà beaucoup.
On ne peut donc plus dire que tout est hasard, émaillé çà et là d'une amourette ou d'une aventure captivante. On a peu à peu le sentiment d'un destin où les faits s'organisent l'un après l'autre en une série significative. Quand je nous revois marchant dans la ville obscure, mûris et attendris par notre passé, sûrs d'avoir encore beaucoup à nous dire mais laissant dans le vague la date de notre prochaine rencontre (dans quelques années peut-être ?), la possibilité de tels moments dans une vie m'emplit de grave et profonde gratitude. Il est près de minuit et je vais me coucher. Oui, c'était très beau. A la fin de chaque jour, j'ai envie de dire : tout de même, la vie est très belle. Oui, je suis en train de me faire une opinion personnelle sur cette vie, et même une opinion que je me sens capable de défendre face à d'autres gens, et ce n'est pas peu dire pour la fille timide que j'ai toujours été. Et il y a des conversations comme celle d'hier soir avec Jan Polak, où la parole devient un témoignage. [... ]

Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu'on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d'autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d'humiliation, les humiliations infligées s'évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l'âme. Il faut éduquer les Juifs en ce sens. Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m'enchantais du vaste horizon que l'on découvre aux lisières de la ville et je respirais l'air frais qu'on ne nous a pas encore rationné. Partout, des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de-ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s'étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c'est nous mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d'être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu'on nous fait subir ; c'est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c'est nous-mêmes qui nous l'infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l'homme, j'ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n'est pas grave. Il faut commencer par « prendre au le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n'est pas faire preuve d'individualisme morbide. Si la paix s'installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d'abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour ou est-ce trop demander ? C'est pourtant la seule solution. Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Ce petit morceau d'éternité qu'on porte en soi, on peut l'épuiser en un mot aussi bien qu'en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l'an de grâce 1942, la énième année de guerre. [... ]

De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens affectifs se détachent de moi ; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m'envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu'à la mort, de la beauté et du sens de cette vie: si elle est devenue ce qu'elle est, ce n'est pas le fait de Dieu mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d'épanouissement, mais n'avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu'à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd'hui hommes et peuples s'effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m'est devenue transparente, et le coeur humain aussi ; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j'ai une confiance en Dieu dont l'approfondissement rapide, au début, m'effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail. [... ]

Et si Dieu cesse de m'aider, ce sera à moi d'aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu'un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. [... ]

Quand on projette d'avance son inquiétude sur toutes sortes de choses à venir, on empêche celles-ci de se développer organiquement. J'ai en moi une immense confiance. Non pas la certitude de voir la vie extérieure tourner bien pour moi, mais celle de continuer à accepter la vie et à la trouver bonne, même dans les pires moments. Quand on projette d'avance son inquiétude sur toutes sortes de choses à venir, on empêche celles-ci de se développer organiquement. J'ai en moi une immense confiance. Non pas la certitude de voir la vie extérieure tourner bien pour moi, mais celle de continuer. [... ]

Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d'effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m'inspire l'avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l'instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t'aider, mon Dieu, à ne pas t'éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d'avance. Une chose cependant m'apparaît de plus en plus claire : ce n'est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t'aider - et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C'est tout ce qu'il nous est possible de sauver en cette époque et c'est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les coeurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous. Il y a des gens - le croirait-on ? - qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n'est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent - « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes ! » Ils oublient qu'on n'est jamais sous les griffes de personne tant qu'on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J'en aurai beaucoup d'autres avec toi dans un avenir proche, t'empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à oeuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.

Je ne manque pas de force pour affronter la grande souffrance, la souffrance héroïque, mon Dieu, je crains plutôt les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante. Enfin, je me gratte désespérément et me dis chaque jour : encore une journée sans problèmes, les murs protecteurs d'une maison accueillante glissent autour de tes épaules comme un vêtement familier, longtemps porté ; ton couvert est mis pour aujourd'hui et les draps blancs et les couvertures douillettes de ton lit t'attendent pour une nuit de plus, tu n'as donc aucune excuse à gaspiller le moindre atome d'énergie à ces petits soucis matériels. Utilise à bon escient chaque minute de ce jour, fais-en une journée fructueuse, une forte pierre dans les fondations où s'appuieront les jours de misère et d'angoisse qui nous attendent. Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin, ses fleurs blanches flottent éparpillées dans les flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue à fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t'offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t'apporte même un jasmin odorant. Et je t'offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion, crois moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : enfermée dans une étroite cellule et voyant un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t'apporterais ce nuage, mon Dieu, si du moins j'en avais la force. Je ne puis rien garantir d'avance mais les intentions sont les meilleures du monde, tu le vois.
Maintenant je vais me consacrer à cette journée. Je vais me répandre parmi les hommes aujourd'hui et les rumeurs mauvaises, les menaces m'assailliront comme autant de soldats ennemis une forteresse imprenable. [... ]

Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche – sentiment étrange. [... ]

Je suis un chemin et me sens guidée au long de ce chemin. Je retrouve toujours mes souvenirs et sais dès lors mieux que jamais comment agir. Où plutôt je sais que devant toute situation je saurai comment agir.
« Amour, je veux continuer à prier »
Je l'aime tant.
Je me demande une fois de plus aujourd'hui s'il ne serait pas plus facile de prier de loin pour quelqu'un en continuant à vivre avec lui intérieurement que de le voir souffrir à ses côtés. Advienne que pourra - je ne cours qu'un risque : que mon coeur ne résiste pas à mon amour pour lui.
Je voudrais lire encore un peu.
Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d'autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu'il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j'appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril. Pourtant je lui demanderai, demain, s'il lui arrive de prier pour lui-même ; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander qu'il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un, on lui transmet un peu de sa propre force. [... ]

Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J'aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l'humanité que j'ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C'est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancoeur, j'ai tant de force et d'amour en moi. J'aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi même ; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour ? [... ]

Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne- toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain. [... ]

En moi un immense silence, qui ne cesse de croître. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu'elles n'expriment rien.
Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d'expression. [... ]

A chaque instant de sa vie, il faut être prêt à une révision déchirante et à un nouveau départ dans un cadre entièrement différent. [... ]

Au-delà des gens, je ne souhaite plus m’adresser qu’à toi. Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux j’aime une parcelle de toi, mon Dieu.
Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi. Et j’essaie de te mettre au jour dans les cœurs des autres, mon Dieu. [... ]

Je continuerai à vivre avec cette part du mort qui a vie éternelle et je ramènerai à la vie ce qui, chez les vivants est déjà mort : ainsi n’y aura-t-il plus que la vie, une grande vie universelle, mon Dieu. [... ]

De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute « au-dedans » de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute, « au-dedans », en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre, Dieu écoute Dieu. [... ]

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d'avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j'ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C'est là que mes difficultés commencent. Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le coeur des autres. Il faut dégager chez l'autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l'âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d'enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d'infériorité, enfin tout le magasin des accessoires. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j'en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m'avoir donné le don de lire dans le coeur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J'entre, j'erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l'aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l'on devrait pouvoir faire de chacune d'elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C'est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image peu raffinée. [... ]

On est chez soi. Partout où s’entend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi. [... ]

Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l'humanité. Il faut d'abord apprendre à se pardonner ses défauts si l'on veut pardonner aux autres. C'est peut-être l'un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l'observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres, erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs. [... ]

J'ai écrit un jour dans un de mes cahiers: je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J'étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C'était parce que je n'avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C'est à ce bureau que j'ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j'ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l'un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l'Europe. Et là, j'ai fait soudain l'expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque - et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas j'ai vraiment eu l'impression de suivre à tâtons, d'un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s'y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave ? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s'y assombrir, y ait été comme  éclairé et illuminé ? J'y ai lu un fragment de ce temps qui ne me parait pas dépourvu de sens. A ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j'ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j'ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d'air, ne s'opposait en rien à celle que j'avais menée dans cette pièce calme et protégée. A aucun moment je ne me suis sentie coupée d'une vie qu'on prétendait révolue : tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferai-je pour décrire tout cela ? Pour faire sentir à d'autres comme la vie est belle, comme elle mérite d'être vécue et comme elle est juste - oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu'il faut, quelques mots simples ? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples. Comment camper en quelques touches tendres, légères mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande ? Comment faire pour que d'autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu'il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu'à ce qu'ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande ?
En tout cas j'ai d'ores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l'a écrit devant moi en lettres mouvantes. J'ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n'avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose mais d'en tirer le meilleur parti possible.
J'observe les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusqu'où lève en eux l'herbe de l'humanité. [... ]

Je trottinais aux côtés de Ru et, à l'issue d'une très longue discussion où nous avions agité une fois de plus les « ultimes questions », je m'arrêtai pile au milieu de la Govert Flinckstraat 1, si étriquée et si monotone, et je lui dis : « Et tu sais, Ru, j'ai encore un autre trait puéril, qui me fait trouver toujours la vie belle et m'aide peut-être à tout supporter aussi bien. » Ru me lançait un regard interrogateur et je lui dis, comme si c'était la chose du monde la plus naturelle (n'est-ce pas le cas, d'ailleurs ?) : « Vois- tu, je crois en Dieu. » Il en fut un peu déconcerté, je pense, et me considéra un moment comme pour lire une indication mystérieuse sur mon visage - mais avec un peu de recul il se dit très content pour moi. Peut-être est-ce pour cela que je me suis sentie tout le reste de la journée si rayonnante et si forte ? D'avoir su dire si simplement, comme une chose coulant de source, dans la grisaille de ce quartier populaire: « Oui, vois-tu, je crois en Dieu. » [... ]

Notre unique obligation morale, c’est défricher en nous-même de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition. [... ]

Ne pourrait- on apprendre aux gens qu’il est possible de « travailler » à sa vie intérieure, à la reconquête de la paix en soi. De continuer à avoir une vie intérieure productive et confiante, par-dessus la tête -si j’ose dire- des angoisses et des rumeurs qui vous assaillent ? Ne pourrait on leur apprendre que l’on peut se contraindre à s’agenouiller dans le coin le plus reculé et le plus paisible de son moi profond et persister jusqu’à sentir au-dessus de soi le ciel s’éclairer- rien de plus, rien de moins. [... ]

Porter des fruits et des fleurs sur chaque arpent où l’on a été planté, ne serai-ce pas notre finalité ? Et ne devons nous pas aider à sa réalisation ? [... ]

Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. [... ]

La plus grande agitation règne dans les esprits. Débats, calculs, supputations sont à l'ordre du jour. Je m'en tiens soigneusement à l'écart. Toute cette parlote absorbe beaucoup d'énergie et ne nous donne pas plus de prise sur les choses. Vous n'en croirez peut-être pas vos chères oreilles, mais, je vous assure, je suis la personne la plus silencieuse du Conseil juif. Les gens se dispersent terriblement entre les mille détails insignifiants qui vous assaillent ici jour après jour, ils s'y perdent et s'y noient. C'est ainsi qu'ils cessent de discerner les grandes lignes, qu'ils dévient de leur cap et trouvent la vie absurde. Les quelques grandes choses qui importent dans la vie, on doit garder les yeux fixés sur elles, on peut laisser tomber sans crainte tout le reste. Et ces quelques grandes choses, on  les retrouve partout, il faut apprendre à les redécouvrir sans cesse en soi pour s'en renouveler. Et malgré tout on en revient toujours à la même constatation : par essence la vie est bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n'est pas la faute de Dieu, mais la nôtre. Cela reste mon dernier mot même maintenant, même si l'on m'envoie en Pologne avec toute ma famille. [... ]

Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d'abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n'est-ce pas ? L'artère principale de ma vie s'étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi je les ai déjà assimilés, déjà vécus et je travaille déjà à construire une société qui succédera à celle-ci. La vie que je mène ici n'entame guère mon capital d'énergie - le physique se délabre bien un peu, et l'on tombe parfois dans des abîmes de tristesse -, mais dans le noyau de son être on devient de plus en plus fort. Je voudrais qu'il en fût de même pour vous et pour tous mes amis, il le faut, il nous reste tant à vivre et à faire ensemble. C'est pourquoi je vous crie : tenez fermement vos positions intérieures une fois que vous les avez conquises, et surtout ne soyez pas tristes ou désespérés en pensant à moi, il n'y a  vraiment pas de quoi. [... ]

Aussi, désormais, j'essaie de vivre au-delà  des tampons verts, rouges, bleus et des « listes de convoi », et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l'existence de lois, de lois éternelles d'un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. [... ]

Ici, l'on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l'on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu'elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j'y arriverai peut être approximativement dans une dizaine d'années. [... ]

Oui, c'est vrai, il y a dans la nature des lois très miséricordieuses, à condition du moins que nous ne perdions pas le sens de leur rythme. Je ne cesse de l'observer sur moi-même : quand on est parvenu aux limites extrêmes du désespoir et que l'on se croit incapable de continuer, le fléau de la balance rebondit dans l'autre sens et l'on se sent de nouveau capable de rire et de prendre la vie comme elle vient. Quand, pendant de longues périodes, on est en proie à l'accablement le plus lourd, on peut ensuite et sans transition s'élever au-dessus de toute cette misère terrestre, au point de se sentir léger et libéré comme jamais encore dans sa vie. Je vais de nouveau très bien alors que, quelques jours durant, c'était assez désespéré. L'équilibre se rétablit toujours. Ah ! Mes enfants, un monde bien surprenant... [... ]

Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j'ai parfois le visage inondé de larmes - unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m'inondent parfois le visage, et c'est ma prière.
« Je suis très fatiguée depuis quelques jours, mais cela passera comme le reste ; tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l'on devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme, c'est ce qu'un être humain peut apprendre de plus important en cette vie. Je ne lutte pas avec Toi, mon Dieu, ma vie n'est qu'un long dialogue avec Toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en Toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes d'émotion, mais le premier mot qui me vient à l'esprit, toujours le même, c'est : Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec Toi, la houle de mon coeur s'est faite plus large depuis que je suis ici, plus animée et plus paisible à la fois, et j'ai le sentiment que ma richesse intérieure s'accroît sans cesse. » [... ]

Mais enfin, je ne peux tout de même pas dire cela à ces jeunes femmes qui ont avec elles un bébé, et qu'un train de marchandises conduira probablement tout droit en enfer. Et on me rétorquerait encore: « Tu peux parler, toi, tu n'as pas d'enfant. » Mais cela n'a vraiment rien à voir. Il y a une parole de l'Écriture où je puise sans cesse de nouvelles forces. Je la cite de mémoire: « Si vous m'aimez, vous devez quitter vos parents. » Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j'y cédais, je l'ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l'inquiétude que l'on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d'attention ni d'amour pour son prochain. L'idée s'impose de plus en plus clairement à moi que l'amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute « image de Dieu », devrait s'élever bien au-dessus de l'amour des parents par le sang. Comprenez-moi bien, je vous en prie. Je sais que l'on prétend que c'est un sentiment contre nature ; mais je m'aperçois que j'ai trop de mal à en parler, alors qu'il est si simple à vivre. [... ]

Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. [... ]

L'année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria ; aujourd'hui, nous avons pris un peu d'âge. On ne s'en rend pas soi-même encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j'y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria...


Autres passages :
Je crois en Dieu, je crois en l’homme. La vie est difficile mais ce n’est pas  grave (…)
Il faut aussi avoir la force de souffrir seul et de ne pas imposer aux autres ses angoisses et ses problèmes (…) J’ai déjà vécu cette vie mille fois et je suis déjà morte mille fois. Ce qui compte c’est la façon de la supporter, savoir lui assigner sa place dans la vie tout en continuant à accepter cette vie (…)
Je trouve la vie belle, digne d’être vécue et riche de sens en dépit de tout (...)
Il faut connaître les motifs de la lutte qu’on mène et commencer par se réformer soi-même, et recommencer chaque jour. Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie.
La force essentielle consiste à sentir au fond de soi jusqu’à la fin que la vie  a un sens, qu’elle est belle (…)
On a besoin d’un « avant » et de projets futurs pour être bien dans ce moment présent !

mercredi 18 avril 2012

Sortie de secours, Yves Pacalet

Extrait 1 :

Je ne veux pas, non plus, donner l'impression de me défiler. Question caractère, je suis resté très gamin. J'ai ma fierté mal placée. Si quelqu'un me dit: « Chiche! » ou « T'es pas cap'! », j'y vais. J'essaie d'escalader la roche ou de sauter le ruisseau... Tel l'écolier du cours élémentaire, le philosophe a besoin de stimulations, je n'ose dire: de coups de pied au derrière ou de fessées. En général, il se sent seul. Nul ne s'occupe de sa vie: raison pour laquelle il se mêle de celle des autres. Lorsqu'on lui demande son avis, il se gargarise. Il est comblé quand on le jette en prison ou qu'on lui fait boire la ciguë: signe que sa pensée importe.
Faire, ne pas faire...
Ce catalogue existe, pourtant. Je l'ai dans la tête. Je peux le dérouler, ici et maintenant. Certains me disent « Chiche! »: je vais donc m'y employer... L'exercice aura au moins le mérite de mettre bout à bout quelques idées simples. Et de donner mauvaise conscience à ceux qui ne sont pas décidés à consentir le moindre début de commencement d'effort...
Je vois cet inventaire - vert - à la Prévert comme une mini-comédie musicale à jouer à l'école primaire; une ébauche d'opérette puérile pour fête de fin d'année, dont les personnages seraient un philosophe à barbe blanche et des enfants à la voix pure, qui enjoliveraient les paroles du sage avec des comptines comme Mon beau sapin, Jingle Bells ou le vieil hymne écologiste: Une souris verte...
Le maître parle en pontifiant.
Les gamins miment, chantent ou dansent.
Synopsis.
Mes enfants, nous avons de la chance. (Les gosses: « Ahhh ! »)
Mais ça pourrait ne pas durer. (« Ohhh! »)
Notre planète est belle et précieuse. Le problème est que nous n'en n'avons qu'une. La Terre est grande en apparence, petite en réalité. Elle a besoin de nous. Il est temps que nous prenions conscience e sa fragilité et que nous traduisions cette conviction en actes. Nous devons nous sentir solidaires de tous les êtres humains, qu'ils soient nés ou à naître: or, nous sommes de plus en plus nombreux. Nous devons demeurer modestes et nous considérer comme une infime division du grand cortège des vivants, au même titre que le poisson, la grenouille ou l'éléphant.
Il nous faut apprendre le respect.
Nous tenons notre avenir dans nos mains. Nous sommes responsables vis-à-vis de nous-mêmes et surtout des générations futures. Nous n'avons plus un jour, plus une minute à perdre. Nos habitudes, nos comportements, nos gestes doivent changer. Si nous désirons poursuivre notre aventure en ce monde, il nous faut fabriquer nos produits, les consommer et gérer nos déchets avec sagesse.
Certains disent que nous pourrions inventer une forme de développement « durable ». D'autres soutiennent qu'aucun développement ne sera jamais durable dans un système physique ou écologique fermé: je crains que ces derniers n'aient raison. Dans les deux cas, la conséquence est claire: nous devons diminuer notre impact sur la biosphère. Alléger notre empreinte écologique. Chacun de nos gestes a son importance. Ce que nous mangeons, ce que nous buvons, nos moyens de transports, nos appareils de chauffage ou de réfrigération, nos habitations, nos magasins, nos fermes, nos usines, nos bureaux: tout compte.
Ce sera difficile. Mais gardons courage!
Certes, nous avons la désagréable impression que ce que nous accomplissons pour la biosphère ne sert à rien: je suis trop petit, pensons-nous, donc insignifiant. À quoi bon tant d'efforts, puisqu'ils seront emportés par le tsunami des nuisances?
Méfions-nous des points de vue réducteurs. En réalité, nous sommes dotés d'une puissance considérable. Si nous additionnons nos millions d'actions individuelles, nous devenons décisifs. Un exemple... Supposons que les conducteurs des huit cent millions d'automobiles qui roulent dans le monde décident d'économiser un litre d'essence par jour en parcourant dix kilomètres de moins: un petit sacrifice pour chacun, un résultat pour tous. L'épargne quotidienne totale de carburant serait de huit cent millions de litres. Trois cent millions de mètres cubes par an. Ou un milliard huit cent millions de barils, c'est-à-dire (à soixante dollars le baril) cent milliards de dollars. Selon la FAO, il faudrait beaucoup moins d'argent pour résoudre le problème de la faim dans le monde.
Même raisonnement pour nos consommations de fioul domestique, d'électricité, d'eau, de bois, de matériaux de construction, de métaux, de pâte à papier, d'engrais, de pesticides, que sais-je?
De dynamite ou de TNT pour nos bombes...
Mes enfants, prenons conscience de nos actes!
Accomplissons les bons gestes pour la planète: ce sont les meilleurs pour notre espèce. Devenons des citoyens de la Terre, montrons l'exemple et conduisons nos responsables économiques et politiques sur les routes fleuries de la raison...
Notre mouvement fera tache d'huile, et l'avenir du globe cessera d'être aussi sombre.
Commençons par calculer l'impact de nos activités sur les milieux naturels.
Posons-nous les bonnes questions celles qui fâchent :

1 Qu'est-ce que je mange?
Est-ce que j'achète des produits frais, des légumes de saison, de bons fruits mûrs et une majorité de substances végétales? Ou est-ce que je préfère les plats carnés, les surgelés ou les tout préparés, les cerises en hiver, les filets de perche du Nil et les légumes qui arrivent en avion, suremballés, depuis l'autre hémisphère ? Est-ce que j'ai bien conscience que chaque citoyen d'un pays riche fabrique, dans sa vie, sept cent cinquante fois son propre poids en déchets domestiques?

2. Comment mon logement est-il chauffé?
Est-il doté d'une isolation correcte? D'un double vitrage? Ma chaudière fonctionne-t-elle au fioul ou au gaz ? Ai-je des radiateurs électriques ? Ai-je pensé à m'équiper d'une installation qui utilise les énergies renouvelables (soleil, vent, bois, géothermie. ..) ?

3. Quels sont mes moyens de transport?
Est-ce que je me déplace en moto, en automobile, en quatre-quatre, ou en empruntant les transports en commun? Est-ce que j'utilise mon vélo ou mes deux pieds? Si je prends l'avion, j'ajoute cent mauvais points à mon score de mauvais élève; mille si j'y grimpe souvent: en effectuant un aller simple Paris-New York, un avion de ligne consomme autant d'oxygène que n'en génère la forêt de Fontainebleau en un an!

4. Quels sont mes modes de consommation?
Est-ce que je n'achète que les marchandises dont j'ai vraiment besoin, après y avoir réfléchi, en refusant les gadgets, les produits qui gaspillent l'énergie, ceux qui portent atteinte à la biodiversité et ceux qui polluent l'eau, l'air et la terre ? Est-ce que je trie mes déchets? Est-ce que je les recycle? Est-ce que je limite mes émissions de gaz à effet de serre ?
Nous devons prouver le mouvement en marchant...
Et suivre l'injonction du mahatma Gandhi: « Incarne toi-même le changement que tu voudrais voir dans le monde. »
Je pourrais poursuivre mon idée de petit théâtre de l'écologie à l'école primaire. Mais je ne veux pas abuser d'un stratagème. Je me propose de résumer plus sèchement la suite, en reprenant les recommandations de bon sens qu'on trouve dans nombre de livres et de brochures.

Memento - en latin, « je me souviens ».

1. À la maison, je profite de la lumière du jour. Je m'éclaire avec des ampoules basse consommation. Je proscris les halogènes. J'éteins les lumières. Je ne laisse en veille (les trois quarts de leur consommation ordinaire) aucun appareil électrique. Je baisse le chauffage (un degré Celsius de moins, sept pour cent d'économie sur la facture, neuf pour cent de gaz carbonique en moins dans l'atmosphère). J'installe des thermostats d'ambiance (vingt-cinq pour cent d'économie). En été, j'utilise des protections solaires (stores, etc.) plutôt qu'un système de climatisation.

2. À la cuisine, j'achète des légumes de saison (un kilo de tomates hors saison provoque, en transport et conservation, la formation de plus d'un kilo de gaz carbonique). J'évite d'utiliser tout ce qui est jetable (lingettes, papier essuie-tout, etc.). Je refuse le suremballage (les emballages constituent la moitié du volume total de nos déchets). J'économise les énergies de cuisson. Je trie mes poubelles (résidus organiques, verre, papier, plastiques, métaux). Je bois l'eau du robinet plutôt que de l'eau minérale. Je nettoie et j'entretiens mon réfrigérateur. Je fais fonctionner mon lave-vaisselle sur le programme « éco ». J'évite les détergents suractifs.

3. Pour mon alimentation, je préfère les produits de saison. Je favorise le « bio ». Je combats les OGM. Je me méfie des antibiotiques et des hormones dans les viandes industrielles. Je surveille les additifs et les conservateurs chimiques. Je ne deviens pas forcément végétarien, mais je limite ma ration camée: pour obtenir un kilo de boeuf, il faut dépenser quinze kilos de céréales, sept litres de pétrole et dix mille litres d'eau; vingt hectares de terre produisent assez de boeuf pour nourrir dix personnes, ou assez de blé pour en satisfaire cent vingt.

4. Dans la salle de bains, je préfère la douche au bain (soixante-quinze pour cent d'économie). Je traque les fuites (en moyenne, quinze pour cent de ma facture d'eau). Je réduis le débit de la chasse des W-C. Je ferme les robinets (un robinet qui coule inutilement pendant vingt secondes, dix fois par jour, gaspille cinquante litres dans la journée, soit vingt mille litres par an). J'utilise des lessives dégradables. Je choisis le programme le plus économique pour mon lave-linge et je fais sécher sur un fil (plus de cinq réacteurs nucléaires servent, en France, uniquement à actionner nos appareils de lavage). Je ne jette jamais dans l'évier mes médicaments périmés.

5. Dans la chambre, je modère la température, j’ajoute une couverture plutôt que de pousser le chauffage. J'éteins la lumière en sortant (vingt pour cent de toute l'énergie électrique consommée en Europe se disperse en éclairage).

6. De la cave au grenier, je réutilise tout ce qui peut l'être (meubles, appareils ménagers, vêtements, papiers, etc.). Je proscris les matériaux toxiques (peintures au plomb, solvants, formaldéhyde... ). J'isole les murs et le toit pour limiter les pertes de chaleur. Je recours aux énergies renouvelables. Je récupère les eaux de pluie.

7. Au jardin, j'économise l'eau. Je cultive les ,espèces les mieux adaptées au sol et au climat locaux. Je fabrique mon compost en recyclant notamment mes déchets de cuisine. Je refuse les engrais et les pesticides chimiques. J'organise la lutte biologique contre les parasites. Je favorise la diversité végétale et animale en installant des nichoirs, en laissant fleurir les plantes sauvages, en accueillant les insectes (papillons, abeilles, coccinelles ... ) comme des amis, et non à coups d'insecticides.

8. Au garage, j'  entretiens soigneusement mon véhicule, dont la consommation dépend des réglages. Je gonfle bien mes pneus. Je collecte les produits polluants (huiles de vidange, etc.) que je dépose dans des lieux de traitement agréés. Je me souviens qu'une seule goutte d'huile de vidange contamine mille fois son volume de terre et un million de fois son volume d'eau.

9. Pour les trajets courts, je marche à pied ou je roule à vélo; les petits déplacements en voiture gaspillent énormément d'énergie (de cinquante à quatre-vingts pour cent de surconsommation au premier kilomètre). Si je veux aller plus loin, j'opte pour les transports en commun (J'en réclame s'ils font défaut) ou le covoiturage. Je réserve ma voiture aux voyages peu fréquents. Je choisis les carburants les moins polluants. Je privilégie les moteurs hybrides (essence et électricité). Je refuse la « clim » dans mon véhicule. Je démarre et je roule en douceur. Je coupe le contact à chaque arrêt.

10. Au bureau, je baisse le chauffage. J'économise l'électricité. J'utilise moins de papier. Je préfère le recyclé (pour chaque tonne de recyclé, mille cinq cents tonnes d'économie de pétrole et vingt-cinq mille tonnes d'économie d'eau). Je ne photocopie qu y en cas de vrai besoin (douze rainettes économisées, un arbre sauvé). J'imprime recto et verso (chaque année, chacun de nous consomme en papier l'équivalent de cinq arbres; tandis que près de la moitié du bois exploité dans le monde sert à produire de la pâte). Je récupère les cartouches d'encre. Je bois l'eau du robinet plutôt que celle de la « fontaine en plastique »...

11. Où que je me trouve, je répare au lieu d'acheter neuf. Je recycle ce qui peut l'être (les trois quarts du contenu d'une poubelle sont recyclables, a peine dix pour cent sont réellement recyclés). Je favorise les produits issus du commerce équitable. Je protège les forêts tropicales en utilisant les bois de mon pays. Je voyage le moins possible en avion. Je n'achète aucun animal vivant (poisson, reptile, oiseau ... ) ni aucun produit « exotique » (corail, écaille, fourrure, ivoire ... ) qui risque de mettre en danger une espèce ou un écosystème.

D'une façon générale, je me préoccupe de la Terre, ma mère. Je préserve sa beauté, sa variété, sa féerique fragilité. Je signe un pacte de bonne conduite avec elle. Je me souviens du mot d'Henry David Thoreau, le « père » de l'écologie américaine: « Aimer la nature, c'est éminemment aimer l'homme. »
Je médite cet autre texte de Théodore Roosevelt, président des États-Unis, impérialiste convaincu mais prophète de l'écologie dans son pays (Conférence sur la conservation des ressources naturelles, 1908): « Nous nous sommes enrichis de l'utilisation prodigue de nos ressources naturelles et nous avons de justes raisons d'être fiers de nos progrès. Mais le temps est venu d'envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole seront épuisés, quand le sol aura été appauvri et lessivé vers les fleuves, polluant les eaux, dénudant les champs et faisant obstacle à la navigation. »
Je hume la brise et je chante en montant au pavillon de la Joie avec le poète chinois du xie siècle Houang T'ing-kien:
Mon regard chavire sous l'effet du bon vin.
Sur la barque qui me ramène de très loin,
J'égrène quelques notes sur mon long pipeau:
Et mon coeur fait serment d'amitié avec la blanche mouette.
Mon coeur fait serment d'amitié avec toute la nature!

Extrait 2 :

La sortie de secours que j'imagine est d'abord une philosophie.
Une humble façon d'être au monde, qui implique une morale du respect...
Nous devons nous demander pourquoi nous sommes quelque chose plutôt que rien. De l'être et non pas du néant. Pourquoi nous avons le statut d'animaux libres, parlants et conscients, plutôt que de siphonophores, d'onychophores ou de doryphores.
Nous devons nous interroger sur la finalité de notre présence ici-bas - même si cette question n'admet aucune réponse définitive ou objective.
Peu importe que nous soyons croyant, agnostique ou athée. Dans aucun de ces trois cas de figure, notre idéal ne saurait se résumer à tout détruire et à tout massacrer sur le globe, sous prétexte de nous empiffrer comme des pourceaux d'Épicure en croyant nous apporter du plaisir et en nous faisant du mal; tout en privant du minimum vital une grande partie de l'humanité; et en éliminant les autres espèces, nos soeurs, qu'il nous arrive plus souvent de massacrer, de torturer, d'empoisonner ou de dévorer en cuisseau ou en cuissot que d'aimer d'amour tendre.
La société de consommation constitue non pas notre avenir ou notre fierté, mais notre plus gros problème. C'est une longue et cruelle maladie. Elle envoie des métastases comme une tumeur. Elle parasite jusqu'à notre âme. Elle se vante d'être un modèle d'opulence et de bien-être. Elle essaie de nous faire croire qu'elle nous offre le bonheur avec l'objet matériel. Elle nous rebat les oreilles avec les notions de croissance et de progrès. Elle glorifie la réussite et l'enrichissement personnel (« Devenez milliardaire en dix leçons! »), mais ne nous en propose qu'une décevante copie prolétarienne: le maintien du pouvoir d'achat (« Augmentez nos salaires! »). Tel le bonimenteur de téléachat qui fait craquer la ménagère de moins de cinquante ans, elle embobine le peuple.
Non sans logique, la société de consommation prétend à l'universalité, qu'elle baptise « libre échange », « loi du marché » ou « mondialisation ». Mais elle opère à l'inverse de ses rodomontades: elle ne suscite que l'insatisfaction, la jalousie et la haine. La maîtrise des matières premières et la conquête des débouchés commerciaux implique la violence et la corruption. La concurrence porte le conflit. Le désir matériel finit en drame. La tragédie classique agitait les passions, la tragédie moderne brasse le pognon. Lune se déclamait en vers, l'autre parle d'argent. La première était composée par Eschyle, Shakespeare ou Racine, la seconde est un bilan d'entreprise copié-collé sur un ordinateur.
On mesure les progrès accomplis par notre espèce en quelques centaines d'années!
Selon leur croyance totémique (que rapporte Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques), les Bororos étaient des araras. Les survivants de ces Indiens d'Amérique du Sud ont cessé de se prendre pour des perroquets au plumage d'arc-en-ciel: intégrés à notre « civilisation », ils sont devenus des exilés de la forêt, des clochards déculturés qui cuvent leur alcool et leur désespoir dans des bidonvilles. Le même sort attend la plupart des peuples « primitifs » (on disait autrefois « sauvages ») - des Inuit aux Jivaros et des Papous aux Himbas. Ne nous faisons pas d'illusions: un destin homologue nous est promis. Les Jivaros réduisaient les têtes de leurs ennemis, mais c'est nos têtes que « les marchés » ratatinent.
Réagissons avant d'avoir perdu trop de neurones...
Quel plaisir pouvons-nous ressentir à posséder deux voitures au lieu d'une, quatre réfrigérateurs au lieu de deux ou huit téléviseurs au lieu de quatre? Quelle satisfaction, s'il s'agit de ne jamais nous en servir parce que nous travaillons nuit et jour pour rembourser nos emprunts à la banque?
Nous aimons accumuler parce que nous sommes frappés par le délire du territoire et le syndrome de la domination. Cependant, si nous y prenons garde, nous observons qu'une fois le minimum assuré, la propriété n'est génératrice que de désagrément, de crainte et de tremblement; tandis que la non-possession est mère de légèreté, d'insouciance et de liberté...
Proudhon disait: « La propriété, c'est le vol! »
Je change la formule: la propriété, c'est la peur.
La propriété, c'est la guerre.
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La société commerçante nous propose d'être plus heureux en consommant, mais cela nous rend avides et envieux. Amers. Frustrés. Acrimonieux. Agressifs et malheureux de l'être...
Les produits manufacturés que la publicité et le marketing (ces modernes divinités du mensonge) proposent aux foules fascinées, désormais jusque chez les Yanomami et les Pygmées, se dérobent sans cesse à notre jouissance. À peine commandés, déjà dépassés. À peine acquis, déjà obsolètes. Méprisables avant d'avoir servi. Jetables avant d'être déballés... Toujours plus coûteux (la baisse des prix n'est qu'un bref conflit pour le monopole; puis l'addition se corse) et plus « perfectionnés » (le gogo dit: « sophistiqués »; c'est un adjectif qu'on utilise quand on n'a pas la moindre idée de la façon dont cela fonctionne). Et toujours plus inutiles: à quoi riment la moitié des fonctions de mon ordinateur, de ma chaîne hi-fi ou de mon appareil de photo numérique, sinon à m'en mettre plein la vue pour emporter ma décision d'achat?
Lorsque nous nous attachons à ces fantasmes matériels toujours plus avides en matières premières et en énergie, et que nous voulons nous les Offrir, nous entrons dans une spirale de désir inassouvi qui n'a plus ni but, ni sens.
Cherchons autre chose.
Moins, mais mieux! Small is beautiful!
Ces slogans ont trente ans: ils restent pertinents. Ne pas posséder beaucoup, mais apprendre à en tirer les subtiles récompenses: telle est la condition de notre survie individuelle et collective.
La simplicité et la frugalité nous procurent des satisfactions autrement plus intenses et durables que leurs contraires. On s'y adonne sans culpabilité ni angoisse. On en reçoit un salaire en sensations. On y goûte le bonheur de maîtriser ses pulsions et le contentement de les partager avec d'autres. On y puise la délectation de l'offrande et le ravissement de la générosité. On y gagne en convivialité. On y savoure les joies de la vie en société. De l'amitié. De l'amour.
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Qu'est-ce que le bonheur?
Un plaisir modulé par la sagesse.
Est-ce que je m'en approche en voulant posséder? Suis-je satisfait si j'achète (excellente affaire pour mon porte-monnaie) un objet fabriqué par un enfant du Tiers Monde? N'ai-je pas davantage de délectation à donner un peu d'argent pour faire éclore un sourire sur le visage du petit esclave?
Les scientifiques ont décrit le plaisir cérébral dans sa dimension biochimique et neurologique: endorphines, dopamine, sérotonine et compagnie. Mais ils ont souligné que les circuits de la récompense jouxtent ceux de la douleur. La satisfaction n'est jamais assurée. Elle peut basculer à chaque instant dans son contraire (et inversement): il suffit d'une erreur d'aiguillage sur les rails des dendrites pour que les neurotransmetteurs touchent la cible voisine. Le bon devient mauvais, le bien se transmute en mal. On le constate en observant les humains hébétés par la consommation: ils croyaient jouir, et les voilà qui souffrent. Ils pensaient aborder au pays de Cocagne, et ils se réveillent au bagne. Ils s'imaginaient fouler la route parfumée du paradis, et ils dévalent l'escalier branlant qui conduit en enfer.
Le vrai bonheur ne naît pas du comblement de nos envies, lesquelles sont innombrables, protubérantes, désordonnées, multiformes, hérissées de pseudopodes et aussi promptes à exploser dans tous les coins que des pétards de fête. Il gît dans l'absence de nouveaux besoins. Dans l'arrêt des harcèlements parasites. Dans le réfrènement de nos tentations. Dans la cessation de cette course folle où la vanité nous éperonne, et où le juge à l'arrivée n'a d'autre physionomie que celle de la mort.
Le vrai bonheur paraît plus proche de l'idéal d'ataraxie des Anciens. L'ataraxie (du grec ataraxia) désigne, littéralement, l'absence de trouble. Démocrite la peint comme la tranquillité de l'âme. Elle procède de la modération de nos désirs et de l'harmonie de nos actes. Le principe d'hédonisme (I'hêdonê), que quêtent à la fois les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques, permet d'atteindre un état de sérénité. La quiétude s'installe lorsqu'on se départit de l'obsession du paraître et de l'avoir.
Le vrai plaisir ressemble également au nirvana des bouddhistes. Ce terme sanskrit signifie « extinction » ou « libération ». Il désigne une félicité, une paix intérieure complète et permanente, qui procède d'un absolu détachement. C'est un état (ou plutôt un non-état) de stabilité et de perfection intrinsèque, dans lequel l'ego du sujet n'a plus d'importance et prend congé pour se fondre au grand Tout.
D'un certain point de vue, le nirvana est un éveil. La maîtrise des passions révèle la nature authentique de l'homme. Elle devient délivrance. Ou illumination. La suprême vacuité procure la paix perpétuelle.
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Qu'est-ce que le malheur?
L'insatisfaction, la privation, l'attente, le désespoir, la souffrance du drogué. Le supplice de Tantale, ce roi de Phrygie (ou de Lydie) condamné, selon la mythologie grecque, à la soif et à la faim éternelles pour avoir offert aux dieux un banquet composé de la chair de son fils Pélops...
Le marketing et la publicité nous soumettent à l'infini de nouveaux produits, des versions plus « modernes » et plus « performantes » de la pacotille qu'ils désirent nous fourguer, et pour laquelle ils exigent que nous consacrions notre énergie. Pour être heureux, clament-ils, travaillez 1 Travaillez! Travaillez! Et encore, et encore... Faites des heures supplémentaires. Arrivez tôt et restez tard à l'usine ou au bureau. Investissez-vous corps et âme dans votre entreprise, épousez-la, ne pensez plus que par elle et pour elle! Oubliez vos loisirs, ne jouissez plus ni des livres, ni de la musique, ni des beaux-arts, ni du parfum des fleurs, ni de la caresse du vent. Ne fréquentez plus ni vos parents, ni vos amis. Négligez vos enfants, abandonnez celle ou celui que vous aimez 1 De toute façon, il ou elle doit aussi travailler...
Lorsque vous aurez réussi à vous payer la ruineuse panoplie des objets fantastiques de votre siècle, vous aborderez enfin au paradis.
Au paradis? Mort et enterré, pour sûr...
Je pourrais citer dix mille exemples de ces propositions malhonnêtes. Le téléphone portable, par exemple, constitue un douteux progrès par lui même. Admettons qu'il est utile, ne serait-ce que parce qu'il nous permet de dire des mots d'amour ou des injures dont profitent le restaurant ou le wagon tout entiers. Mais voici qu'on nous vend un mobile qui prend des photos, joue de la musique, se branche sur Internet, permet de regarder des vidéos ou la télévision, mais ne comporte même plus la fonction « téléphone »... Le livret qui donne le mode d'emploi de l'engin excède, en nombre de mots, les Essais de Montaigne. Le citoyen ordinaire cesse d'y comprendre quoi que ce soit dès la première phrase: « Défesez l'amballaje avec pricaution. »
Nous sommes hypnotisés par ces produits comme Charlot devant la vitrine de Noël. Nous badons et nous bavons. Nous cédons à la tentation. Nous courons au boulot. Nous rechargeons notre carte bleue (cette transposition du tonneau des danaïdes). Nous achetons dès que nous pouvons, et même avant, puisqu'on nous propose de toutes parts des crédits. Quand nous imaginons tenir enfin le merveilleux objet de notre quête, nous constatons qu'autre chose nous est déjà proposé. Une version plus « performante » et plus « moderne », qu'il nous faut acquérir d'urgence et à tout prix si nous voulons avoir une chance d'être enfin heureux.
Et ainsi de suite, jusqu'à notre dernier soupir, lui aussi inassouvi.
En attendant le labeur bénévole des asticots et des bactéries qui nous recycleront dans le grand Tout, là où le téléphone cellulaire ne capte plus, mais où nos molécules ont rendez-vous avec les étoiles.
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Je ne saurais mieux décrire le processus du faux progrès, auquel nous sommes confrontés, que ne l'ont fait certains philosophes, poètes ou penseurs auxquels je dois mes meilleurs émois.
Je me plais à citer Jean-Jacques Rousseau, par exemple cette phrase du Discours sur l'origine de l'inégalité: « Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. »
Ou Edgar Allan Poe, dans le Colloque entre Monos et Una: « L'homme, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître la majesté de la Nature, chanta niaisement victoire à l'occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de cette même Nature. [ ... ] D'innombrables cités furent édifiées, énormes et fumeuses. Les feuilles vertes se recroquevillèrent sous la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature se trouva déformé comme par les ravages d'une dégoûtante maladie. [ ... ] Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C'est ce que ne voyait pas la masse de l'humanité; ou ce que, vivant goulûment mais sans bonheur, elle affectait de ne pas voir. »
Henry David Thoreau a lui aussi son idée sur le « progrès » (Walden, ou la Vie dans les bois): « il ne s'agit pas forcément d'un progrès positif. Le diable extorque jusqu'au bout l'intérêt composé de son investissement originel, ainsi que les nombreux placements qu'il effectue ensuite. Nos inventions sont d'ordinaire d'amusants jouets qui nous empêchent de nous attacher aux problèmes sérieux.
Nous voulons construire de toute urgence un télégraphe magnétique entre le Maine et le Texas: mais peut-être que le Maine et le Texas n'ont rien d'important à se dire. »
John Stuart Mill, plus positif, s'emploie dès 1857 à formuler la vraie question: « À quelle finalité notre société tend-elle par son progrès industriel? Lorsque le progrès s'arrêtera, dans quel état peut on s'attendre à ce qu'il laisse l'humanité? »
Rejoindre les esprits visionnaires réchauffe le coeur du philosophe.
Même si personne n'écoute jamais les sages...
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Le Latin Lucrèce écrivait, dans son De Natura rerum: « Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu: car de ce peu, jamais il n'y a disette. »
Je fais mienne cette phrase. Je voudrais que l'humanité s'y reconnaisse et s'en repaisse. Car de peu, nous ne manquerons jamais. De peu, nous ne souffrirons pas d'être privés. De peu, nous pourrons sans problème accumuler des réserves.
Le développement durable de notre économie de consommation est impossible. Nous ne pourrons indéfiniment accroître nos prélèvements en énergie, en minerais, en produits de la terre et de la mer' dans un système planétaire fini. C'est une utopie physique et écologique. La plus dangereuse de toutes, puisqu'elle suppose le miracle de la multiplication des ressources, comme il y eut celui de la multiplication des pains...
Utopie pour utopie, mieux vaut en bâtir une viable. Plus plaisante, plus excitante et paradoxalement plus grandiose: celle de la philosophie du peu. Restons (ou redevenons) modestes. Faisons profil bas. N'en demandons pas trop. Réapprenons à profiter du jour qui passe: Carpe diem! Sachons jouir de ce que nous avons, plutôt que de pleurer sur ce que nous n'avons pas encore ou que nous n'aurons jamais.
Si nous voulons organiser un « développement durable » qui ne soit pas un rêve creux ou une pure promesse électorale, ce ne peut être que par la diminution de notre prétendue « croissance » et par l'augmentation symétrique de notre demande de biens immatériels: l'amour et l'amitié, le plaisir d'être ensemble, le délice des sens, la musique, les beaux-arts, la littérature, le cinéma, la poésie, la philosophie, pourquoi pas (à doses homéopathiques) le match de football ou la soirée karaoké...
Le bonheur est dans le peu.
De toute évidence, cette affirmation choque l'Homo consumatoris. Mais elle convient au philosophe. Elle sied à l'écologiste. Et elle enchante le poète.
Avec la multiplication des saccages et des pollutions, nous assistons à un véritable renversement des valeurs. Ce qui, hier, était rare et cher (les biens matériels manufacturés - voitures, appareils ménagers, caméras, ordinateurs, etc.) devient commun et se déprécie. Ce qui, de tout temps, était abondant et appartenait au premier venu comme au prince (l’air et l'eau purs, le spectacle coloré, sonore et parfumé de la nature en fête...) devient rare et recherché; digne de désir; objet d'efforts.
Nous connaîtrons le temps où la fleur sauvage, la baleine et le perroquet, seront si menacés que nous leur attribuerons une valeur bien supérieure à celle de l'or, du pétrole et des diamants, pour lesquels nous abattons aujourd'hui les forêts, nous polluons les océans et nous éventrons la terre.
Ils étaient lucides, les esprits visionnaires qui, au long des siècles, ont dénoncé le danger de l'accroissement perpétuel de nos besoins... Ils avaient compris, avant même l'avènement de la société industrielle, que le bonheur ne gît pas dans la quantité, mais dans la qualité. Vivre de peu, rester humble, trouver soi-même sa voie, a constitué l'idéal de la plupart des saints et des sages. On a ironisé sur ces va-nu-pieds superbes, ces jeûneurs volontaires, ces crève-la-faim sans concession, ces SDF prêcheurs d'harmonie au désert. On a eu tort. On aurait mieux fait d'écouter leurs leçons. On aurait gagné à tourner sept fois son amertume ou son insatisfaction dans sa tête, avant de les moquer.
Diogène le Cynique incarne, à ce titre, un phare de l'humanité. « Phare » ? Il n'eût pas aimé qu'on lui appliquât ce vocable emphatique. Il eût préféré qu'on le traitât de négligeable étincelle. C'était un Grec. Il vivait au Ive siècle avant Jésus-Christ. Il n'avait pas de maison: il habitait dans un tonneau. Il allait nu pour ne pas s'encombrer du luxe des vêtements. Il se masturbait en public; si quelqu'un s’en offusquait, il répondait que le monde serait facile à vivre s'il suffisait de se frotter le ventre pour obtenir satisfaction. Il se nourrissait de restes dont on lui faisait l'aumône. Il n'avait conservé, comme ustensile de cuisine, qu'un gobelet. Un jour qu'il vit un chien laper dans une flaque, il jeta cet ultime objet de « luxe » et se mit à boire dans ses mains.
Refus farouche de tout engrenage du désir et de la frustration... L'exemple de Diogène est caricatural, bien sûr. Personne n'aurait le courage de tenter d'égaler ses excès. Mais faudrait-il ne pas évoquer le personnage sous prétexte qu'il contredit avec violence notre idée formatée du bonheur?
 J'observe que Diogène trouvait non seulement du plaisir, mais une efficace protection, voire une réelle puissance, dans son exaltation du dénuement. Un jour, l'empereur Alexandre le Grand vint le visiter à Athènes et lui demanda ce qu'il pouvait faire pour améliorer son sort. Il s'entendit répliquer: « Ôte-toi de mon soleil! » Le souverain s'écarta: nul autre que le SDF Diogène n'aurait pu se permettre pareille insolence sans avoir sur le champ la tête tranchée...
 Tout le monde n'est pas Diogène; ou Socrate; ou Bouddha; ou Laozi; ou Jésus. Mais nous pouvons essayer, sinon de les égaler, du moins de grimper sur leur petit orteil.
 Nous n'avons nul besoin d'une humanité composée de sages et de saints: outre que ce n'est pas demain la veille, il en exsuderait un ennui sans limites. Mais nous pouvons corriger certaines de nos folies en avalant quelques fragments de sagesse. Quelques grains d'hellébore, pour citer La Fontaine.
 La philosophie du peu me convient, même quand je gaspille honteusement. Elle me rappelle mon modeste devoir d’Homo sapiens.
 Je me souviens de ce texte du romantique allemand Hôlderlin (dans Hypérion):
 « Tu demandes où sont les hommes, Nature) Tu pleures comme un instrument dont ne joue plus que le vent, frère du hasard, parce que le musicien qui savait en jouer est mort? Ceux que tu attends reviendront, Nature! Un peuple rajeuni te rajeunira, tu seras sa fiancée et l'antique alliance des esprits sera renouée avec toi.
«Il n'y aura qu'une seule beauté: l'homme et la Nature s'uniront dans l'unique divinité où toutes choses sont contenues. »
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Début juillet...
Le roi soleil est assis sur son trône bleu ciel. Balade au pays rouge. Je descends, je m'immerge dans un champ de coquelicots. Jusqu'aux cuisses. Jusqu'au ventre. Jusqu'au cou. Jusqu'au nez, alouette !... Je m'y vautre. Je me saoule de vermillon, de corail, de cerise, de carmin, de pourpre, de cramoisi. Je veux dire: de photon sur des longueurs d'onde voisines de sept cents nanomètres.
J'examine un bouton floral: le calice poilu, aux lèvres gris-vert, s'entrouvre sur une langue rouge coquine. Je détaille une corolle à peine épanouie, encore un peu fripée. J'introduis un doigt rigoleur au creux de la jupette. Je frôle le buisson noir des étamines. Je caresse le voluptueux pistil en forme de vaisseau spatial, au creux secret duquel se prépare la poussière des graines. Je m'émerveille de cette mécanique végétale. Le fruit mûr dispersera ses semences par une série d'orifices qui ont l'apparence des diamants balancera cet ostensoir...
Il me semble que je partage le frisson de la fleur. Je me distrais de rien. Mes plaisirs sont à la fois infimes et sublimes. Je me complais parmi les fleurs, les insectes et les sources. Je jouis du vent d'un diadème. La brise qui soupire et de l'alouette qui grisolle. L'éclat rouge du coquelicot entretient une correspondance quasi baudelairienne avec mon âme. Je renifle, avec de petits grognements gracieux qui m'apparentent au marcassin, l'odeur amère qui s'exhale d'une larme de suc laiteux, à la cassure d'une tige. L'opium n'est pas loin (nulle morphine, cependant, mais de l'innocente rhoédine). À mes yeux comme à mes narines, cette fleur rouge est un paradis - un petit nirvana couleur de sang.
Je m'immerge, je me fonds dans la galaxie vermillon. Je pense à la conversation que j'ai eue, l'autre jour, avec un ami. Je lui racontais, du ton dégoûté et vindicatif que je sais prendre, les saccages et les pollutions des hommes; la pelle mécanique, le filet géant, la machine agricole, le béton, le bitume, l'usine, la bagnole, bref le syndicat nauséabond ou pétaradant des nuisances qui assassinent la Terre.
Mon ami a tenu le rôle de l'avocat du diable, c'est-à-dire de l'avocat des hommes.
« Tu es parfait dans ton genre, me dit-il: mais des goûts et des couleurs, nul ne peut discuter. Tu voues aux gémonies l'automobile. Tu lui préfères la fleur sauvage et l'abeille, le dauphin et l'éléphant... Libre à toi. Quant à moi, les prétendues « beautés » de la nature m'ennuient et même me contrarient. Je hais les ronces, les orties, les mouches et les moustiques. Je voudrais voir disparaître les méduses, les vipères et les hyènes. Ce que j'aime par-dessus tout, pour m'en tenir au rouge, c'est la Ferrari Testarossa. La plus belle des voitures! La plus harmonieuse et la plus désirable... Comme quelques millions de mes congénères, je confesse que ma vraie jouissance, mon plus parfait bonheur terrestre, l'un des sommets de mon existence, consisterait à piloter ce bolide à trois cents kilomètres à l'heure! »
Mon ami m'a mouché. Je suis resté coi. Je ne supporte pas d'imposer mes plaisirs, même si je les promeus à longueur de textes. J'ai l'âme sauvage, mais la fibre démocratique. Comment irais-je refuser le ravissement de conduire à un fou du volant, alors que je prône une morale hédoniste, égalitaire et libertaire?
Je manque de repartie. Mon esprit ressemble à un mollusque gastéropode: il sort avec lenteur de sa coquille. Gluant du pied et lent à démarrer…J'ai laissé triompher mon ami. J'aurais dû -j'aurais pu - lui rétorquer quelque chose. C'est seulement aujourd'hui, englouti dans le rouge infini des fleurs, que je trouve ma réplique.
 « Mon vieux raisonneur et cher écraseur, aurais- je dû lui répondre: observe la teinte du coquelicot. Aucun de nos pigments chimiques ne l'égale. Hume la fragrance amère de cette sève. Frôle le charbon de ces étamines. Caresse le trésor de ce pistil... Ne sens-tu pas la vie qui y palpite? Ne te rends-tu pas compte que la fleur et toi, vous êtes de la même substance ? Entre l'automobile et la corolle, il y a la même différence qu'entre le réel et le rêve - entre le vulgaire et l'idéal.
« Le coquelicot et la Ferrari Testarossa ont des couleurs voisines. La voiture roule plus vite. Mais la fleur va plus loin.
« Le bolide vaut une fortune. Le coquelicot ne coûte rien. Mais il n'a pas de prix. »

Extrait 3 :

La décroissance: notre nouveau slogan.
Je suis convaincu que nous devons en passer par cette phase de déconstruction, ou plutôt de reconstruction en douceur (pas facile à expliquer ni à populariser, je le concède), si nous voulons continuer la singulière aventure de l'homme sur cette planète, dans ce système solaire et (un jour, pourquoi pas» sur un satellite de Proxima du Centaure; en attendant (dans quelques années lumière, autant dire en empruntant le traîneau du Père Noël) dans les parages de Sirius ou d'Aldébaran...
Décroissance !
Ce mot d'ordre devient difficile à suivre lorsqu'on y ajoute les restrictions que j'ai dites: uniquement dans les pays riches; et en aidant les plus pauvres. Un mot d'ordre à tiroirs n'est pas audible, le premier conseiller en communication venu vous le dira. Mais vous savez ce que je pense de la « comm’ », de ses pompes et de ses oeuvres
Notre problème est celui de la complexité. J'aime à le seriner: toute idée simple est une idée fausse. Seules s'énoncent aisément les solutions aux questions que personne ne pose. Autrement dit: à toute question complexe correspond une solution simple, mais qui ne marche jamais.
Les idées simples sont à l'origine de tous les racismes de tous les fanatismes, de toutes les dictatures, de toutes les guerres. La faute aux Juifs, aux Arabes, aux Noirs, aux Asiatiques, aux Américains, à l'Europe, aux capitalistes, aux communistes, aux islamistes, jamais à moi, toujours aux autres ! On connaît la chanson.
Quand les questions sont complexes, les solutions le sont aussi. Je résume notre problème. Primo: nous cherchons à enclencher la décroissance chez les nantis. Secundo: nous voulons conserver une croissance minimale pour les pauvres dans les pays riches. Tertio: nous préconisons une croissance contrôlée - une session de rattrapage - pour le Tiers Monde.
Ces trois objectifs en impliquent un quatrième: la nécessité du partage.
Et là, on est mal...
Chez l'animal à deux pieds sans plumes, le partage est la chose au monde la moins partagée. De ce point de vue, l'humanité n'est pas sortie de son enfance égoïste. « Ma cassette! Ma cassette! » criait  Harpagon. Pour ce qui touche à la générosité, que l'autre commence! Ensuite, j'aviserai...
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Saurons-nous vaincre à la fois nos pulsions animales et notre peur, trop humaine, de nous faire abuser? Je n'en suis pas sûr.
La décroissance est une nécessité et une libération. Cependant, la plupart de ceux à qui j'en parle la tiennent pour une calamité. Qui désirerait posséder moins? (Je n'ai déjà pas grand-chose et vous voudriez me l'enlever!) Qui se réjouirait de voir son territoire amputé, son rang social diminué? Qui aurait envie de brader un avantage? Qui soutiendrait que manger un gâteau plutôt que deux constitue un progrès? Qui affirmerait qu'une bicyclette a plus de prix qu'une belle voiture? Qu'une cabane solaire est plus désirable qu'une grosse maison surchauffée au mazout?
Personne, sauf le masochiste, le sage et le saint. Pour les gâteaux, j'ajoute: le médecin nutritionniste. Pour le véhicule et la bâtisse, l'écologiste.
Je redoute que mon message ne passe mal. Ou que mes congénères ne fassent mine de l'ouïr, puis continuent de se comporter comme devant, jusqu'au dernier soupir du dernier des Mohicans que nous sommes... Je crains que, dans le maelström de territoire et de hiérarchie qui bouillonne sous nos crânes, mon utopie ne finisse en capilotade.
La décroissance exige un courage et un sens de la responsabilité qui nous manquent. Georges Bernanos l'a écrit:
« Je pense depuis longtemps que, si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, mais la docilité, l'absence de responsabilité de l'homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret publié. »
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Nos passions sont étranges.
Nous ne pouvons ni les ignorer, ni les réprimer, ni les bafouer (car elles se vengent), ni les refouler (car elles resurgissent masquées). Mais nous avons la possibilité de les infléchir, de les duper, de les abuser, de les mettre en concurrence ou de les associer différemment les unes aux autres, bref de les unir de façon originale à notre corps et à notre âme.
Ici s'ouvre une sortie de secours.
Plus nos passions sont vives, variées, contradictoires, plus nous avons de possibilités de neutraliser les plus pernicieuses et de les réorienter dans le sens de notre intérêt authentique. L'utopiste Charles Fourier disait la même chose dans sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales:
« Les passions s'accordent d'autant plus facilement qu'elles sont plus vives et plus nombreuses. Ce n'est pas que ce nouvel ordre doive rien changer aux passions; cela ne serait possible ni à Dieu ni aux hommes: mais on peut changer la marche des passions sans rien changer à leur nature. »
Nous pouvons redéfinir notre pulsion territoriale en lui assignant le but de protéger la Terre entière.
Nous pouvons infléchir du côté du stoïcisme de la maîtrise de nous-mêmes et non des autres notre appétit de domination.
Nous pouvons attacher notre égoïsme au service du bien commun, en nous persuadant que ce qui profite à l'humanité (une biosphère en équilibre) sert aussi à chaque homme.
Pour réussir la décroissance, remodelons nos passions! Entrecroisons-les de façon inédite. Mêlons la joie à la peine. Prenons plus de plaisir à respecter la nature et les hommes qu'à les réduire en esclavage ou à les anéantir...
Nous gagnerons notre pari si nous nous prouvons a nous-mêmes, et si nous démontrons à nos semblables, que nous sommes plus sereins, plus amènes, plus pétris d'émotions positives, en un mot plus heureux lorsque nous possédons peu que lorsque nous avons beaucoup. Car plus nous nous approprions, plus nous devenons malheureux: crainte de tout perdre!
Telle était la morale de la fable de La Fontaine Le Savetier et le financier... Le savetier vit pauvre et heureux: il ne cesse de chanter. Lorsque le financier lui donne cent écus,
Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre L'argent et sa joie à la fois.
L'artisan perd le sommeil, la santé et le plaisir d'être au monde. Il n'a de cesse de redevenir à la fois libre et sans le sou.
Nous progresserons si nous faisons surgir de notre discours et de nos actes la conviction que nous serons tous gagnants au partage, et bien plus que nous ne l'imaginons. Nous accomplirons un pas en avant si nous prouvons par l'exemple que mieux vaut une planète découverte de voitures que recouverte par la montée des eaux. Que mieux nous sied une Terre non cotée en bourse, mais respirable, buvable et aimable, qu'une sphère de milliardaire en monnaie de grand singe, radioactive, amiantée, nitratée, persillée de pesticides et de métaux lourds, piégée de mines et de grenades, et tellement enfumée qu'en se mettant à la fenêtre, il devient impossible de contempler la simple harmonie d'un coucher de soleil...
Nous devons nous persuader que seule une vigoureuse décroissance nous permettra de garder forte et saine notre mère Gaïa. Nous avons besoin d'une biosphère où les montagnes, les déserts, les forêts, les prairies, les lagunes, les récifs, les banquises nous offrent de fabuleux spectacles, plutôt que des immensités ravagées par les bétonneuses, les tronçonneuses ou les filets géants, et où plus jamais ne pourraient vivre l'orchidée sauvage et le jaguar, le gorille et le tigre, le Papou et le Jivaro; où l'on ne croiserait plus ni l'étoile de mer, ni le poisson-ange, ni le requin blanc, ni la baleine qui chante, ni le dauphin à l'énigmatique sourire; et pas davantage le Polynésien pêcheur de perles ou l'Inouk sur son kayak.
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Jusqu'où la décroissance?
J'aurais tendance à écrire: jusqu'au bout!
En d'autres termes, jusqu'à ce que nous retrouvions une stabilité. Une harmonie. Un équilibre... Jusqu'à ce que le bonheur des hommes et la magnificence de la Terre redeviennent compatibles. Jusqu'à ce que la planète et l'Homo sapiens, son espèce la plus agitée et la plus inquiétante, parviennent à se réconcilier.
Nous devons signer ce pacte avec nous-mêmes.
Et le respecter!
Si nous choisissons de décroître, veillons à ce que le processus s'accomplisse dans le cadre d'une régression durable. (Ici, j'accepte l'adjectif!) L'effort doit être supportable, graduel et prolongé. Nous devons maîtriser nos décisions, prévoir les coups de chien, amortir les dommages, compenser les sacrifices, équilibrer les efforts, rectifier les erreurs... Faute de quoi, nous verrions resurgir la tentation de la violence, les traîtrises, les mensonges, la course aux armements et la guerre.
On me pose toujours la question en conférence, après que j'ai expliqué à quel point les accords de Kyoto sont loin de satisfaire à l'urgence climatique: « Régresser, oui; mais jusqu'où? » Je réponds: « Dans nos pays riches, nous devrions diviser la consommation d'énergie par deux. » Long murmure dans la salle... Je capte, pour ainsi dire, la pensée de mes auditeurs: « Il est devenu fou! » Je pose cette question en retour: « Selon vous, à quelle époque nous ferait revenir la réduction de moitié de notre consommation d'énergie? - Au Moyen Age! À Jules César! - À l'homme des cavernes! »
Eh! bien, non... Cela nous renverrait en arrière; mais seulement dans les années... soixante!
En 1960, j'avais quinze ans. En famille, nous ne possédions qu'un seul poste de radio, un petit téléviseur (en noir et blanc), un réfrigérateur, une machine à laver le linge (pas la vaisselle), une 4 CV toujours en panne, et nous nous chauffions pour une bonne part au bois que nous allions couper dans la forêt. Ce n'était pas le Moyen Âge. C'était la civilisation. Je lisais Jack London, San-Antonio et Platon. À la radio, j'écoutais en alternance Aïda de Verdi et Che sera par Dalida.
Et c'était bien.
Ce pourrait l'être encore. Ce pourrait le redevenir. Et pour longtemps. En ajoutant (pour une consommation d'énergie inchangée) à nos menus plaisirs du temps ceux de l'ordinateur et de l'Internet, du DVD et de quelques autres trouvailles techniques.
Mais ni les surcroîts de marchandises actuels, ni le cauchemar des bagnoles sur les autoroutes, ni l'horreur des avions qui décollent toutes les vingt secondes, ni les zones industrielles, ni les centres commerciaux anxiogènes, ni ces engins de mort des campagnes qu'on appelle « machines agricoles ».
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Je partage, tu partages, nous partageons...
Il faut choisir: la mort ou le partage.
Le mot « partage » est un merveilleux substantif.
J'y vois, tout ensemble, le geste du don, le sourire de celui qui reçoit, la solidarité entre les peuples, le lien entre les générations, la main tendue à l'ennemi, le « respect » cher aux banlieusards, et l'idée capitale que la Terre n'appartient pas qu'aux hommes.
Le mot « partage » résume l'universelle générosité qui inspirerait nos actes si nous étions parfaits...
Nous en sommes loin. Mais nous pouvons écouter le Petit Prince de Saint-Exupéry: « On ne voit bien qu'avec le coeur. »
Désirons-nous vraiment partager?
Nous n'en donnons pas l'impression. Chaque jour qui passe nous montre à quel point nous sommes durs envers nos semblables. J'ouvre le journal et je lis que les places de stationnement pour handicapés sont occupées par des indélicats munis de fausses cartes d'invalidité. Je tourne la page et j'apprends que des pharmaciens revendent les médicaments inutilisés que leurs clients leur rapportent à l'intention des malades du Tiers Monde (du coup, il faut supprimer le service, d'autant que ces médicaments pour riches n'étaient pas adaptés, et que des indélicats sur place organisaient le vol et le trafic de nombreux lots). Deux titres de la presse, relevés au hasard, par une journée ordinaire... En tant qu'humain, je ne suis pas fier. J'espère que nous ferons moins mal demain. Et je me dis que, de toute façon, nous n'avons plus qu ' une alternative: la décroissance ou le néant.
C'est aussi simple que cela. La Terre peut nourrir et approvisionner en matières premières, eau, énergie, aliments, espace, etc., un (petit) milliard d'humains, à un niveau de vie voisin de celui des actuels pays riches. Or, nous sommes six milliards et demi.
Que faire?
Décidons-nous d'honorer la Déclaration universelle des droits de l'homme (lesquels naissent « libres et égaux ») ? Proclamons-nous que l'humanité est une et indivisible, et que chaque Homo sapiens doit avoir le même accès à la nourriture, à l'eau, à un toit, aux loisirs, au confort et aux bienfaits nés du progrès des sciences et des techniques ?

Ou bien pensons-nous (même sans le dire) que cinq milliards et demi d'humains sont moins humains que les autres, et qu'ils peuvent crever dans leurs favelas ou leurs bidonvilles, voués à la faim, aux maladies et au désespoir?
Si nous optons pour les droits de l'homme et le partage, ne nous voilons pas la face: cela ne se fera pas sans pleurs ni grincements de dents. L'opération suppose (quel que soit le chiffre) une baisse massive du niveau de vie occidental. Moins d'énergie, moins de gadgets et de produits manufacturés, moins de transports, moins de loisirs, et adieu le luxe 1 Bye-bye les quatre-quatre et les grosses cylindrées, les montres en or, le caviar et le champagne, les yachts, les hélicoptères privés et les vacances de rêve dans les îles du bout du monde! Ce qu'on appelle parfois la « décroissance conviviale » n'ira pas sans heurts, ni récriminations, ni manifestations, ni tricheries, ni tentatives de corruption ou de récupération. Les hommes politiques, les chefs d'entreprise, les syndicalistes, les leaders religieux, les citoyens ne me semblent pas encore prêts à accepter cette amputation de leurs privilèges, qu'ils considèrent comme des avantages légitimement acquis. Ils n'ont pas mesuré les réels bénéfices à long terme, pour eux mêmes, pour leurs enfants et pour la planète, de ce qu'ils appellent encore une « régression » ou un « retour en arrière ». Voire une « honte ».
Ils y viendront par la force de la nécessité et, j'espère, par celle de l'exemple.
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Dans l'autre hypothèse, si nous considérons (nous autres, les riches) que notre niveau de vie « n'est pas négociable », nous pouvons nous préparer à essuyer des tempêtes; que dis-je ? des typhons, des cyclones et des tornades de force cinq... Très vite, nous serons assaillis par les crèvela-faim. Nous devrons nous réfugier derrière des murailles gardées militairement, à l'image de ces « cités privées » qui existent déjà en Floride ou aux Bahamas, et dans lesquelles les possédants n'ont plus le moindre contact avec la « racaille » (la « lie », la « populace »), de laquelle ils sont (très provisoirement!...) séparée par des vigiles en armes.
Qui empêchera les vagues de révoltés de monter à l'assaut des citadelles cousues d'or> Karl Marx et les utopistes de la Révolution prolétarienne pourraient nous jouer l'impromptu du grand retour... Les riches auraient beau se barricader dans leurs châteaux, les manants s'en empareraient tôt ou tard. Violences, convulsions, guerres, atrocités et glorieux assassinats au programme... Le sang, les morts, les blessés, les viols, les orphelins, la souffrance; j'aurais tendance à écrire: comme d'habitude!
Lorsqu'on compare ces deux scénarios, on s'aperçoit vite que le plus grand profit que nous tirerions de la décroissance et du partage serait tout simplement la paix.
Il n'existe pas plus beau cadeau: demandez à ceux qui ont enduré la guerre.
De toute façon, nous ne sommes même Plus maîtres du choix. Si nous, les riches, refusons le partage, si nous continuons d'obéir aux puissances financières qui prônent la mondialisation dans le seul but d'augmenter leurs parts de marché et leurs profits, nous ne pourrons jamais interdire aux moins favorisés de se mettre à faire comme nous. De nous imiter, de nous copier, de nous égaler, de nous dépasser... Les anciens pauvres entreront dans un processus de « développement » dévastateur. Ils saccageront leurs ultimes espaces de nature (adieu, tigres, éléphants, gorilles, chimpanzés, perroquets, rhinocéros et panthères !), leurs forêts, leurs savanes, leurs fleuves, leurs marais, leurs mangroves, leurs récifs...
Au nom de quoi se l'interdiraient-ils ? Sûrement pas pour faire triompher la solidarité entre Terriens que nous leur refuserions.
Imaginons ce qui se passerait si les Chinois et les Indiens (deux hommes sur cinq) décidaient d'égaler la consommation per capita de l'Américain moyen en espace, en énergie, en eau, en produits agricoles, en bois, en minerais...
La conclusion serait d'une effroyable violence. Pour ne pas en rajouter dans l'hémoglobine et la peinture des horreurs de la guerre, mettons qu'elle tiendrait en une onomatopée: « Badaboum! »
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Lorsqu'on veut juger de l'impact d'un humain, d'une famille, d'une ville, d'un pays sur la bio sphère, on utilise un indicateur qu'on appelle l'« empreinte écologique ».
Le principe en est simple. Pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous déplacer, nous divertir, nous soigner ou recycler nos déchets, nous consommons des ressources naturelles - de l'énergie, des aliments, des matières premières, de l'espace...
Nous laissons une trace - une empreinte - sur la peau de la planète.
Aussi longtemps que nous ne prélevons pas davantage que le globe ne peut nous offrir, tout va bien. Notre cohabitation avec Gaïa reste possible. Nous respectons notre mère. Le système fonctionne. Il est durable.
De nos jours, lorsqu'on fait la somme des empreintes écologiques des six milliards et demi d'êtres humains, un colossal problème se pose.
Nous n'occupons que quelques parties de la planète: les continents, à l'exclusion des déserts arides ou glacés et des hautes montagnes; et le plateau continental océanique peu profond, qui borde les terres; soit environ deux cent quarante millions de kilomètres carrés. Divisons par six milliards et demi: la superficie moyenne disponible per capita s'établit à moins de quatre hectares. Laissons un hectare à l'indispensable nature sauvage (forêts, récifs, lagunes, rivières, etc.): il nous reste moins de trois hectares chacun.
Or, l'empreinte écologique d'un Européen avoisine d'ores et déjà dix hectares et celle d'un Américain vingt. Tandis qu'un habitant d'Afrique noire n'en accapare que deux dixièmes...
En 2050, nous serons douze milliards d'Homo sapiens. En moyenne, il ne nous restera plus qu'un hectare et demi par personne.
Le partage ou la mort ?
La décroissance ou l'extinction de l'humanité?
En ce début de XXI siècle, si tous les hommes consommaient comme les Européens, il nous faudrait trois planètes pour satisfaire nos besoins.
S'ils avaient le niveau de vie américain, nous en aurions besoin de cinq.
Autour de quel Soleil inconnu tournent les quatre manquantes?
Elles ne sont nulle part ailleurs que dans la philosophie du peu. Nulle part ailleurs que dans la décroissance et le partage. Nulle part ailleurs que dans l'esprit des hommes soucieux du destin des hommes.
Le poète chinois Hui Neng le disait au VII siècle:
Si tu ne trouves pas refuge dans ta propre nature, tu ne trouveras refuge nulle part.