Extrait 1 :
Je ne veux pas, non plus, donner l'impression de me défiler. Question caractère, je suis resté très gamin. J'ai ma fierté mal placée. Si quelqu'un me dit: « Chiche! » ou « T'es pas cap'! », j'y vais. J'essaie d'escalader la roche ou de sauter le ruisseau... Tel l'écolier du cours élémentaire, le philosophe a besoin de stimulations, je n'ose dire: de coups de pied au derrière ou de fessées. En général, il se sent seul. Nul ne s'occupe de sa vie: raison pour laquelle il se mêle de celle des autres. Lorsqu'on lui demande son avis, il se gargarise. Il est comblé quand on le jette en prison ou qu'on lui fait boire la ciguë: signe que sa pensée importe.
Faire, ne pas faire...
Ce catalogue existe, pourtant. Je l'ai dans la tête. Je peux le dérouler, ici et maintenant. Certains me disent « Chiche! »: je vais donc m'y employer... L'exercice aura au moins le mérite de mettre bout à bout quelques idées simples. Et de donner mauvaise conscience à ceux qui ne sont pas décidés à consentir le moindre début de commencement d'effort...
Je vois cet inventaire - vert - à la Prévert comme une mini-comédie musicale à jouer à l'école primaire; une ébauche d'opérette puérile pour fête de fin d'année, dont les personnages seraient un philosophe à barbe blanche et des enfants à la voix pure, qui enjoliveraient les paroles du sage avec des comptines comme Mon beau sapin, Jingle Bells ou le vieil hymne écologiste: Une souris verte...
Le maître parle en pontifiant.
Les gamins miment, chantent ou dansent.
Synopsis.
Mes enfants, nous avons de la chance. (Les gosses: « Ahhh ! »)
Mais ça pourrait ne pas durer. (« Ohhh! »)
Notre planète est belle et précieuse. Le problème est que nous n'en n'avons qu'une. La Terre est grande en apparence, petite en réalité. Elle a besoin de nous. Il est temps que nous prenions conscience e sa fragilité et que nous traduisions cette conviction en actes. Nous devons nous sentir solidaires de tous les êtres humains, qu'ils soient nés ou à naître: or, nous sommes de plus en plus nombreux. Nous devons demeurer modestes et nous considérer comme une infime division du grand cortège des vivants, au même titre que le poisson, la grenouille ou l'éléphant.
Il nous faut apprendre le respect.
Nous tenons notre avenir dans nos mains. Nous sommes responsables vis-à-vis de nous-mêmes et surtout des générations futures. Nous n'avons plus un jour, plus une minute à perdre. Nos habitudes, nos comportements, nos gestes doivent changer. Si nous désirons poursuivre notre aventure en ce monde, il nous faut fabriquer nos produits, les consommer et gérer nos déchets avec sagesse.
Certains disent que nous pourrions inventer une forme de développement « durable ». D'autres soutiennent qu'aucun développement ne sera jamais durable dans un système physique ou écologique fermé: je crains que ces derniers n'aient raison. Dans les deux cas, la conséquence est claire: nous devons diminuer notre impact sur la biosphère. Alléger notre empreinte écologique. Chacun de nos gestes a son importance. Ce que nous mangeons, ce que nous buvons, nos moyens de transports, nos appareils de chauffage ou de réfrigération, nos habitations, nos magasins, nos fermes, nos usines, nos bureaux: tout compte.
Ce sera difficile. Mais gardons courage!
Certes, nous avons la désagréable impression que ce que nous accomplissons pour la biosphère ne sert à rien: je suis trop petit, pensons-nous, donc insignifiant. À quoi bon tant d'efforts, puisqu'ils seront emportés par le tsunami des nuisances?
Méfions-nous des points de vue réducteurs. En réalité, nous sommes dotés d'une puissance considérable. Si nous additionnons nos millions d'actions individuelles, nous devenons décisifs. Un exemple... Supposons que les conducteurs des huit cent millions d'automobiles qui roulent dans le monde décident d'économiser un litre d'essence par jour en parcourant dix kilomètres de moins: un petit sacrifice pour chacun, un résultat pour tous. L'épargne quotidienne totale de carburant serait de huit cent millions de litres. Trois cent millions de mètres cubes par an. Ou un milliard huit cent millions de barils, c'est-à-dire (à soixante dollars le baril) cent milliards de dollars. Selon la FAO , il faudrait beaucoup moins d'argent pour résoudre le problème de la faim dans le monde.
Même raisonnement pour nos consommations de fioul domestique, d'électricité, d'eau, de bois, de matériaux de construction, de métaux, de pâte à papier, d'engrais, de pesticides, que sais-je?
De dynamite ou de TNT pour nos bombes...
Mes enfants, prenons conscience de nos actes!
Accomplissons les bons gestes pour la planète: ce sont les meilleurs pour notre espèce. Devenons des citoyens de la Terre , montrons l'exemple et conduisons nos responsables économiques et politiques sur les routes fleuries de la raison...
Notre mouvement fera tache d'huile, et l'avenir du globe cessera d'être aussi sombre.
Commençons par calculer l'impact de nos activités sur les milieux naturels.
Posons-nous les bonnes questions celles qui fâchent :
1 Qu'est-ce que je mange?
Est-ce que j'achète des produits frais, des légumes de saison, de bons fruits mûrs et une majorité de substances végétales? Ou est-ce que je préfère les plats carnés, les surgelés ou les tout préparés, les cerises en hiver, les filets de perche du Nil et les légumes qui arrivent en avion, suremballés, depuis l'autre hémisphère ? Est-ce que j'ai bien conscience que chaque citoyen d'un pays riche fabrique, dans sa vie, sept cent cinquante fois son propre poids en déchets domestiques?
2. Comment mon logement est-il chauffé?
Est-il doté d'une isolation correcte? D'un double vitrage? Ma chaudière fonctionne-t-elle au fioul ou au gaz ? Ai-je des radiateurs électriques ? Ai-je pensé à m'équiper d'une installation qui utilise les énergies renouvelables (soleil, vent, bois, géothermie. ..) ?
3. Quels sont mes moyens de transport?
Est-ce que je me déplace en moto, en automobile, en quatre-quatre, ou en empruntant les transports en commun? Est-ce que j'utilise mon vélo ou mes deux pieds? Si je prends l'avion, j'ajoute cent mauvais points à mon score de mauvais élève; mille si j'y grimpe souvent: en effectuant un aller simple Paris-New York, un avion de ligne consomme autant d'oxygène que n'en génère la forêt de Fontainebleau en un an!
4. Quels sont mes modes de consommation?
Est-ce que je n'achète que les marchandises dont j'ai vraiment besoin, après y avoir réfléchi, en refusant les gadgets, les produits qui gaspillent l'énergie, ceux qui portent atteinte à la biodiversité et ceux qui polluent l'eau, l'air et la terre ? Est-ce que je trie mes déchets? Est-ce que je les recycle? Est-ce que je limite mes émissions de gaz à effet de serre ?
Nous devons prouver le mouvement en marchant...
Et suivre l'injonction du mahatma Gandhi: « Incarne toi-même le changement que tu voudrais voir dans le monde. »
Je pourrais poursuivre mon idée de petit théâtre de l'écologie à l'école primaire. Mais je ne veux pas abuser d'un stratagème. Je me propose de résumer plus sèchement la suite, en reprenant les recommandations de bon sens qu'on trouve dans nombre de livres et de brochures.
Memento - en latin, « je me souviens ».
1. À la maison, je profite de la lumière du jour. Je m'éclaire avec des ampoules basse consommation. Je proscris les halogènes. J'éteins les lumières. Je ne laisse en veille (les trois quarts de leur consommation ordinaire) aucun appareil électrique. Je baisse le chauffage (un degré Celsius de moins, sept pour cent d'économie sur la facture, neuf pour cent de gaz carbonique en moins dans l'atmosphère). J'installe des thermostats d'ambiance (vingt-cinq pour cent d'économie). En été, j'utilise des protections solaires (stores, etc.) plutôt qu'un système de climatisation.
2. À la cuisine, j'achète des légumes de saison (un kilo de tomates hors saison provoque, en transport et conservation, la formation de plus d'un kilo de gaz carbonique). J'évite d'utiliser tout ce qui est jetable (lingettes, papier essuie-tout, etc.). Je refuse le suremballage (les emballages constituent la moitié du volume total de nos déchets). J'économise les énergies de cuisson. Je trie mes poubelles (résidus organiques, verre, papier, plastiques, métaux). Je bois l'eau du robinet plutôt que de l'eau minérale. Je nettoie et j'entretiens mon réfrigérateur. Je fais fonctionner mon lave-vaisselle sur le programme « éco ». J'évite les détergents suractifs.
3. Pour mon alimentation, je préfère les produits de saison. Je favorise le « bio ». Je combats les OGM. Je me méfie des antibiotiques et des hormones dans les viandes industrielles. Je surveille les additifs et les conservateurs chimiques. Je ne deviens pas forcément végétarien, mais je limite ma ration camée: pour obtenir un kilo de boeuf, il faut dépenser quinze kilos de céréales, sept litres de pétrole et dix mille litres d'eau; vingt hectares de terre produisent assez de boeuf pour nourrir dix personnes, ou assez de blé pour en satisfaire cent vingt.
4. Dans la salle de bains, je préfère la douche au bain (soixante-quinze pour cent d'économie). Je traque les fuites (en moyenne, quinze pour cent de ma facture d'eau). Je réduis le débit de la chasse des W-C. Je ferme les robinets (un robinet qui coule inutilement pendant vingt secondes, dix fois par jour, gaspille cinquante litres dans la journée, soit vingt mille litres par an). J'utilise des lessives dégradables. Je choisis le programme le plus économique pour mon lave-linge et je fais sécher sur un fil (plus de cinq réacteurs nucléaires servent, en France, uniquement à actionner nos appareils de lavage). Je ne jette jamais dans l'évier mes médicaments périmés.
5. Dans la chambre, je modère la température, j’ajoute une couverture plutôt que de pousser le chauffage. J'éteins la lumière en sortant (vingt pour cent de toute l'énergie électrique consommée en Europe se disperse en éclairage).
6. De la cave au grenier, je réutilise tout ce qui peut l'être (meubles, appareils ménagers, vêtements, papiers, etc.). Je proscris les matériaux toxiques (peintures au plomb, solvants, formaldéhyde... ). J'isole les murs et le toit pour limiter les pertes de chaleur. Je recours aux énergies renouvelables. Je récupère les eaux de pluie.
7. Au jardin, j'économise l'eau. Je cultive les ,espèces les mieux adaptées au sol et au climat locaux. Je fabrique mon compost en recyclant notamment mes déchets de cuisine. Je refuse les engrais et les pesticides chimiques. J'organise la lutte biologique contre les parasites. Je favorise la diversité végétale et animale en installant des nichoirs, en laissant fleurir les plantes sauvages, en accueillant les insectes (papillons, abeilles, coccinelles ... ) comme des amis, et non à coups d'insecticides.
8. Au garage, j' entretiens soigneusement mon véhicule, dont la consommation dépend des réglages. Je gonfle bien mes pneus. Je collecte les produits polluants (huiles de vidange, etc.) que je dépose dans des lieux de traitement agréés. Je me souviens qu'une seule goutte d'huile de vidange contamine mille fois son volume de terre et un million de fois son volume d'eau.
9. Pour les trajets courts, je marche à pied ou je roule à vélo; les petits déplacements en voiture gaspillent énormément d'énergie (de cinquante à quatre-vingts pour cent de surconsommation au premier kilomètre). Si je veux aller plus loin, j'opte pour les transports en commun (J'en réclame s'ils font défaut) ou le covoiturage. Je réserve ma voiture aux voyages peu fréquents. Je choisis les carburants les moins polluants. Je privilégie les moteurs hybrides (essence et électricité). Je refuse la « clim » dans mon véhicule. Je démarre et je roule en douceur. Je coupe le contact à chaque arrêt.
10. Au bureau, je baisse le chauffage. J'économise l'électricité. J'utilise moins de papier. Je préfère le recyclé (pour chaque tonne de recyclé, mille cinq cents tonnes d'économie de pétrole et vingt-cinq mille tonnes d'économie d'eau). Je ne photocopie qu y en cas de vrai besoin (douze rainettes économisées, un arbre sauvé). J'imprime recto et verso (chaque année, chacun de nous consomme en papier l'équivalent de cinq arbres; tandis que près de la moitié du bois exploité dans le monde sert à produire de la pâte). Je récupère les cartouches d'encre. Je bois l'eau du robinet plutôt que celle de la « fontaine en plastique »...
11. Où que je me trouve, je répare au lieu d'acheter neuf. Je recycle ce qui peut l'être (les trois quarts du contenu d'une poubelle sont recyclables, a peine dix pour cent sont réellement recyclés). Je favorise les produits issus du commerce équitable. Je protège les forêts tropicales en utilisant les bois de mon pays. Je voyage le moins possible en avion. Je n'achète aucun animal vivant (poisson, reptile, oiseau ... ) ni aucun produit « exotique » (corail, écaille, fourrure, ivoire ... ) qui risque de mettre en danger une espèce ou un écosystème.
D'une façon générale, je me préoccupe de la Terre , ma mère. Je préserve sa beauté, sa variété, sa féerique fragilité. Je signe un pacte de bonne conduite avec elle. Je me souviens du mot d'Henry David Thoreau, le « père » de l'écologie américaine: « Aimer la nature, c'est éminemment aimer l'homme. »
Je médite cet autre texte de Théodore Roosevelt, président des États-Unis, impérialiste convaincu mais prophète de l'écologie dans son pays (Conférence sur la conservation des ressources naturelles, 1908): « Nous nous sommes enrichis de l'utilisation prodigue de nos ressources naturelles et nous avons de justes raisons d'être fiers de nos progrès. Mais le temps est venu d'envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos forêts ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole seront épuisés, quand le sol aura été appauvri et lessivé vers les fleuves, polluant les eaux, dénudant les champs et faisant obstacle à la navigation. »
Je hume la brise et je chante en montant au pavillon de la Joie avec le poète chinois du xie siècle Houang T'ing-kien:
Mon regard chavire sous l'effet du bon vin.
Sur la barque qui me ramène de très loin,
J'égrène quelques notes sur mon long pipeau:
Et mon coeur fait serment d'amitié avec la blanche mouette.
Mon coeur fait serment d'amitié avec toute la nature!
Extrait 2 :
La sortie de secours que j'imagine est d'abord une philosophie.
Une humble façon d'être au monde, qui implique une morale du respect...
Nous devons nous demander pourquoi nous sommes quelque chose plutôt que rien. De l'être et non pas du néant. Pourquoi nous avons le statut d'animaux libres, parlants et conscients, plutôt que de siphonophores, d'onychophores ou de doryphores.
Nous devons nous interroger sur la finalité de notre présence ici-bas - même si cette question n'admet aucune réponse définitive ou objective.
Peu importe que nous soyons croyant, agnostique ou athée. Dans aucun de ces trois cas de figure, notre idéal ne saurait se résumer à tout détruire et à tout massacrer sur le globe, sous prétexte de nous empiffrer comme des pourceaux d'Épicure en croyant nous apporter du plaisir et en nous faisant du mal; tout en privant du minimum vital une grande partie de l'humanité; et en éliminant les autres espèces, nos soeurs, qu'il nous arrive plus souvent de massacrer, de torturer, d'empoisonner ou de dévorer en cuisseau ou en cuissot que d'aimer d'amour tendre.
La société de consommation constitue non pas notre avenir ou notre fierté, mais notre plus gros problème. C'est une longue et cruelle maladie. Elle envoie des métastases comme une tumeur. Elle parasite jusqu'à notre âme. Elle se vante d'être un modèle d'opulence et de bien-être. Elle essaie de nous faire croire qu'elle nous offre le bonheur avec l'objet matériel. Elle nous rebat les oreilles avec les notions de croissance et de progrès. Elle glorifie la réussite et l'enrichissement personnel (« Devenez milliardaire en dix leçons! »), mais ne nous en propose qu'une décevante copie prolétarienne: le maintien du pouvoir d'achat (« Augmentez nos salaires! »). Tel le bonimenteur de téléachat qui fait craquer la ménagère de moins de cinquante ans, elle embobine le peuple.
Non sans logique, la société de consommation prétend à l'universalité, qu'elle baptise « libre échange », « loi du marché » ou « mondialisation ». Mais elle opère à l'inverse de ses rodomontades: elle ne suscite que l'insatisfaction, la jalousie et la haine. La maîtrise des matières premières et la conquête des débouchés commerciaux implique la violence et la corruption. La concurrence porte le conflit. Le désir matériel finit en drame. La tragédie classique agitait les passions, la tragédie moderne brasse le pognon. Lune se déclamait en vers, l'autre parle d'argent. La première était composée par Eschyle, Shakespeare ou Racine, la seconde est un bilan d'entreprise copié-collé sur un ordinateur.
On mesure les progrès accomplis par notre espèce en quelques centaines d'années!
Selon leur croyance totémique (que rapporte Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques), les Bororos étaient des araras. Les survivants de ces Indiens d'Amérique du Sud ont cessé de se prendre pour des perroquets au plumage d'arc-en-ciel: intégrés à notre « civilisation », ils sont devenus des exilés de la forêt, des clochards déculturés qui cuvent leur alcool et leur désespoir dans des bidonvilles. Le même sort attend la plupart des peuples « primitifs » (on disait autrefois « sauvages ») - des Inuit aux Jivaros et des Papous aux Himbas. Ne nous faisons pas d'illusions: un destin homologue nous est promis. Les Jivaros réduisaient les têtes de leurs ennemis, mais c'est nos têtes que « les marchés » ratatinent.
Réagissons avant d'avoir perdu trop de neurones...
Quel plaisir pouvons-nous ressentir à posséder deux voitures au lieu d'une, quatre réfrigérateurs au lieu de deux ou huit téléviseurs au lieu de quatre? Quelle satisfaction, s'il s'agit de ne jamais nous en servir parce que nous travaillons nuit et jour pour rembourser nos emprunts à la banque?
Nous aimons accumuler parce que nous sommes frappés par le délire du territoire et le syndrome de la domination. Cependant, si nous y prenons garde, nous observons qu'une fois le minimum assuré, la propriété n'est génératrice que de désagrément, de crainte et de tremblement; tandis que la non-possession est mère de légèreté, d'insouciance et de liberté...
Proudhon disait: « La propriété, c'est le vol! »
Je change la formule: la propriété, c'est la peur.
La propriété, c'est la guerre.
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La société commerçante nous propose d'être plus heureux en consommant, mais cela nous rend avides et envieux. Amers. Frustrés. Acrimonieux. Agressifs et malheureux de l'être...
Les produits manufacturés que la publicité et le marketing (ces modernes divinités du mensonge) proposent aux foules fascinées, désormais jusque chez les Yanomami et les Pygmées, se dérobent sans cesse à notre jouissance. À peine commandés, déjà dépassés. À peine acquis, déjà obsolètes. Méprisables avant d'avoir servi. Jetables avant d'être déballés... Toujours plus coûteux (la baisse des prix n'est qu'un bref conflit pour le monopole; puis l'addition se corse) et plus « perfectionnés » (le gogo dit: « sophistiqués »; c'est un adjectif qu'on utilise quand on n'a pas la moindre idée de la façon dont cela fonctionne). Et toujours plus inutiles: à quoi riment la moitié des fonctions de mon ordinateur, de ma chaîne hi-fi ou de mon appareil de photo numérique, sinon à m'en mettre plein la vue pour emporter ma décision d'achat?
Lorsque nous nous attachons à ces fantasmes matériels toujours plus avides en matières premières et en énergie, et que nous voulons nous les Offrir, nous entrons dans une spirale de désir inassouvi qui n'a plus ni but, ni sens.
Cherchons autre chose.
Moins, mais mieux! Small is beautiful!
Ces slogans ont trente ans: ils restent pertinents. Ne pas posséder beaucoup, mais apprendre à en tirer les subtiles récompenses: telle est la condition de notre survie individuelle et collective.
La simplicité et la frugalité nous procurent des satisfactions autrement plus intenses et durables que leurs contraires. On s'y adonne sans culpabilité ni angoisse. On en reçoit un salaire en sensations. On y goûte le bonheur de maîtriser ses pulsions et le contentement de les partager avec d'autres. On y puise la délectation de l'offrande et le ravissement de la générosité. On y gagne en convivialité. On y savoure les joies de la vie en société. De l'amitié. De l'amour.
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Qu'est-ce que le bonheur?
Un plaisir modulé par la sagesse.
Est-ce que je m'en approche en voulant posséder? Suis-je satisfait si j'achète (excellente affaire pour mon porte-monnaie) un objet fabriqué par un enfant du Tiers Monde? N'ai-je pas davantage de délectation à donner un peu d'argent pour faire éclore un sourire sur le visage du petit esclave?
Les scientifiques ont décrit le plaisir cérébral dans sa dimension biochimique et neurologique: endorphines, dopamine, sérotonine et compagnie. Mais ils ont souligné que les circuits de la récompense jouxtent ceux de la douleur. La satisfaction n'est jamais assurée. Elle peut basculer à chaque instant dans son contraire (et inversement): il suffit d'une erreur d'aiguillage sur les rails des dendrites pour que les neurotransmetteurs touchent la cible voisine. Le bon devient mauvais, le bien se transmute en mal. On le constate en observant les humains hébétés par la consommation: ils croyaient jouir, et les voilà qui souffrent. Ils pensaient aborder au pays de Cocagne, et ils se réveillent au bagne. Ils s'imaginaient fouler la route parfumée du paradis, et ils dévalent l'escalier branlant qui conduit en enfer.
Le vrai bonheur ne naît pas du comblement de nos envies, lesquelles sont innombrables, protubérantes, désordonnées, multiformes, hérissées de pseudopodes et aussi promptes à exploser dans tous les coins que des pétards de fête. Il gît dans l'absence de nouveaux besoins. Dans l'arrêt des harcèlements parasites. Dans le réfrènement de nos tentations. Dans la cessation de cette course folle où la vanité nous éperonne, et où le juge à l'arrivée n'a d'autre physionomie que celle de la mort.
Le vrai bonheur paraît plus proche de l'idéal d'ataraxie des Anciens. L'ataraxie (du grec ataraxia) désigne, littéralement, l'absence de trouble. Démocrite la peint comme la tranquillité de l'âme. Elle procède de la modération de nos désirs et de l'harmonie de nos actes. Le principe d'hédonisme (I'hêdonê), que quêtent à la fois les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques, permet d'atteindre un état de sérénité. La quiétude s'installe lorsqu'on se départit de l'obsession du paraître et de l'avoir.
Le vrai plaisir ressemble également au nirvana des bouddhistes. Ce terme sanskrit signifie « extinction » ou « libération ». Il désigne une félicité, une paix intérieure complète et permanente, qui procède d'un absolu détachement. C'est un état (ou plutôt un non-état) de stabilité et de perfection intrinsèque, dans lequel l'ego du sujet n'a plus d'importance et prend congé pour se fondre au grand Tout.
D'un certain point de vue, le nirvana est un éveil. La maîtrise des passions révèle la nature authentique de l'homme. Elle devient délivrance. Ou illumination. La suprême vacuité procure la paix perpétuelle.
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Qu'est-ce que le malheur?
L'insatisfaction, la privation, l'attente, le désespoir, la souffrance du drogué. Le supplice de Tantale, ce roi de Phrygie (ou de Lydie) condamné, selon la mythologie grecque, à la soif et à la faim éternelles pour avoir offert aux dieux un banquet composé de la chair de son fils Pélops...
Le marketing et la publicité nous soumettent à l'infini de nouveaux produits, des versions plus « modernes » et plus « performantes » de la pacotille qu'ils désirent nous fourguer, et pour laquelle ils exigent que nous consacrions notre énergie. Pour être heureux, clament-ils, travaillez 1 Travaillez! Travaillez! Et encore, et encore... Faites des heures supplémentaires. Arrivez tôt et restez tard à l'usine ou au bureau. Investissez-vous corps et âme dans votre entreprise, épousez-la, ne pensez plus que par elle et pour elle! Oubliez vos loisirs, ne jouissez plus ni des livres, ni de la musique, ni des beaux-arts, ni du parfum des fleurs, ni de la caresse du vent. Ne fréquentez plus ni vos parents, ni vos amis. Négligez vos enfants, abandonnez celle ou celui que vous aimez 1 De toute façon, il ou elle doit aussi travailler...
Lorsque vous aurez réussi à vous payer la ruineuse panoplie des objets fantastiques de votre siècle, vous aborderez enfin au paradis.
Au paradis? Mort et enterré, pour sûr...
Je pourrais citer dix mille exemples de ces propositions malhonnêtes. Le téléphone portable, par exemple, constitue un douteux progrès par lui même. Admettons qu'il est utile, ne serait-ce que parce qu'il nous permet de dire des mots d'amour ou des injures dont profitent le restaurant ou le wagon tout entiers. Mais voici qu'on nous vend un mobile qui prend des photos, joue de la musique, se branche sur Internet, permet de regarder des vidéos ou la télévision, mais ne comporte même plus la fonction « téléphone »... Le livret qui donne le mode d'emploi de l'engin excède, en nombre de mots, les Essais de Montaigne. Le citoyen ordinaire cesse d'y comprendre quoi que ce soit dès la première phrase: « Défesez l'amballaje avec pricaution. »
Nous sommes hypnotisés par ces produits comme Charlot devant la vitrine de Noël. Nous badons et nous bavons. Nous cédons à la tentation. Nous courons au boulot. Nous rechargeons notre carte bleue (cette transposition du tonneau des danaïdes). Nous achetons dès que nous pouvons, et même avant, puisqu'on nous propose de toutes parts des crédits. Quand nous imaginons tenir enfin le merveilleux objet de notre quête, nous constatons qu'autre chose nous est déjà proposé. Une version plus « performante » et plus « moderne », qu'il nous faut acquérir d'urgence et à tout prix si nous voulons avoir une chance d'être enfin heureux.
Et ainsi de suite, jusqu'à notre dernier soupir, lui aussi inassouvi.
En attendant le labeur bénévole des asticots et des bactéries qui nous recycleront dans le grand Tout, là où le téléphone cellulaire ne capte plus, mais où nos molécules ont rendez-vous avec les étoiles.
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Je ne saurais mieux décrire le processus du faux progrès, auquel nous sommes confrontés, que ne l'ont fait certains philosophes, poètes ou penseurs auxquels je dois mes meilleurs émois.
Je me plais à citer Jean-Jacques Rousseau, par exemple cette phrase du Discours sur l'origine de l'inégalité: « Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. »
Ou Edgar Allan Poe, dans le Colloque entre Monos et Una: « L'homme, qui ne pouvait pas ne pas reconnaître la majesté de la Nature , chanta niaisement victoire à l'occasion de ses conquêtes toujours croissantes sur les éléments de cette même Nature. [ ... ] D'innombrables cités furent édifiées, énormes et fumeuses. Les feuilles vertes se recroquevillèrent sous la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature se trouva déformé comme par les ravages d'une dégoûtante maladie. [ ... ] Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C'est ce que ne voyait pas la masse de l'humanité; ou ce que, vivant goulûment mais sans bonheur, elle affectait de ne pas voir. »
Henry David Thoreau a lui aussi son idée sur le « progrès » (Walden, ou la Vie dans les bois): « il ne s'agit pas forcément d'un progrès positif. Le diable extorque jusqu'au bout l'intérêt composé de son investissement originel, ainsi que les nombreux placements qu'il effectue ensuite. Nos inventions sont d'ordinaire d'amusants jouets qui nous empêchent de nous attacher aux problèmes sérieux.
Nous voulons construire de toute urgence un télégraphe magnétique entre le Maine et le Texas: mais peut-être que le Maine et le Texas n'ont rien d'important à se dire. »
John Stuart Mill, plus positif, s'emploie dès 1857 à formuler la vraie question: « À quelle finalité notre société tend-elle par son progrès industriel? Lorsque le progrès s'arrêtera, dans quel état peut on s'attendre à ce qu'il laisse l'humanité? »
Rejoindre les esprits visionnaires réchauffe le coeur du philosophe.
Même si personne n'écoute jamais les sages...
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Le Latin Lucrèce écrivait, dans son De Natura rerum: « Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu: car de ce peu, jamais il n'y a disette. »
Je fais mienne cette phrase. Je voudrais que l'humanité s'y reconnaisse et s'en repaisse. Car de peu, nous ne manquerons jamais. De peu, nous ne souffrirons pas d'être privés. De peu, nous pourrons sans problème accumuler des réserves.
Le développement durable de notre économie de consommation est impossible. Nous ne pourrons indéfiniment accroître nos prélèvements en énergie, en minerais, en produits de la terre et de la mer' dans un système planétaire fini. C'est une utopie physique et écologique. La plus dangereuse de toutes, puisqu'elle suppose le miracle de la multiplication des ressources, comme il y eut celui de la multiplication des pains...
Utopie pour utopie, mieux vaut en bâtir une viable. Plus plaisante, plus excitante et paradoxalement plus grandiose: celle de la philosophie du peu. Restons (ou redevenons) modestes. Faisons profil bas. N'en demandons pas trop. Réapprenons à profiter du jour qui passe: Carpe diem! Sachons jouir de ce que nous avons, plutôt que de pleurer sur ce que nous n'avons pas encore ou que nous n'aurons jamais.
Si nous voulons organiser un « développement durable » qui ne soit pas un rêve creux ou une pure promesse électorale, ce ne peut être que par la diminution de notre prétendue « croissance » et par l'augmentation symétrique de notre demande de biens immatériels: l'amour et l'amitié, le plaisir d'être ensemble, le délice des sens, la musique, les beaux-arts, la littérature, le cinéma, la poésie, la philosophie, pourquoi pas (à doses homéopathiques) le match de football ou la soirée karaoké...
Le bonheur est dans le peu.
De toute évidence, cette affirmation choque l'Homo consumatoris. Mais elle convient au philosophe. Elle sied à l'écologiste. Et elle enchante le poète.
Avec la multiplication des saccages et des pollutions, nous assistons à un véritable renversement des valeurs. Ce qui, hier, était rare et cher (les biens matériels manufacturés - voitures, appareils ménagers, caméras, ordinateurs, etc.) devient commun et se déprécie. Ce qui, de tout temps, était abondant et appartenait au premier venu comme au prince (l’air et l'eau purs, le spectacle coloré, sonore et parfumé de la nature en fête...) devient rare et recherché; digne de désir; objet d'efforts.
Nous connaîtrons le temps où la fleur sauvage, la baleine et le perroquet, seront si menacés que nous leur attribuerons une valeur bien supérieure à celle de l'or, du pétrole et des diamants, pour lesquels nous abattons aujourd'hui les forêts, nous polluons les océans et nous éventrons la terre.
Ils étaient lucides, les esprits visionnaires qui, au long des siècles, ont dénoncé le danger de l'accroissement perpétuel de nos besoins... Ils avaient compris, avant même l'avènement de la société industrielle, que le bonheur ne gît pas dans la quantité, mais dans la qualité. Vivre de peu, rester humble, trouver soi-même sa voie, a constitué l'idéal de la plupart des saints et des sages. On a ironisé sur ces va-nu-pieds superbes, ces jeûneurs volontaires, ces crève-la-faim sans concession, ces SDF prêcheurs d'harmonie au désert. On a eu tort. On aurait mieux fait d'écouter leurs leçons. On aurait gagné à tourner sept fois son amertume ou son insatisfaction dans sa tête, avant de les moquer.
Diogène le Cynique incarne, à ce titre, un phare de l'humanité. « Phare » ? Il n'eût pas aimé qu'on lui appliquât ce vocable emphatique. Il eût préféré qu'on le traitât de négligeable étincelle. C'était un Grec. Il vivait au Ive siècle avant Jésus-Christ. Il n'avait pas de maison: il habitait dans un tonneau. Il allait nu pour ne pas s'encombrer du luxe des vêtements. Il se masturbait en public; si quelqu'un s’en offusquait, il répondait que le monde serait facile à vivre s'il suffisait de se frotter le ventre pour obtenir satisfaction. Il se nourrissait de restes dont on lui faisait l'aumône. Il n'avait conservé, comme ustensile de cuisine, qu'un gobelet. Un jour qu'il vit un chien laper dans une flaque, il jeta cet ultime objet de « luxe » et se mit à boire dans ses mains.
Refus farouche de tout engrenage du désir et de la frustration... L'exemple de Diogène est caricatural, bien sûr. Personne n'aurait le courage de tenter d'égaler ses excès. Mais faudrait-il ne pas évoquer le personnage sous prétexte qu'il contredit avec violence notre idée formatée du bonheur?
J'observe que Diogène trouvait non seulement du plaisir, mais une efficace protection, voire une réelle puissance, dans son exaltation du dénuement. Un jour, l'empereur Alexandre le Grand vint le visiter à Athènes et lui demanda ce qu'il pouvait faire pour améliorer son sort. Il s'entendit répliquer: « Ôte-toi de mon soleil! » Le souverain s'écarta: nul autre que le SDF Diogène n'aurait pu se permettre pareille insolence sans avoir sur le champ la tête tranchée...
Tout le monde n'est pas Diogène; ou Socrate; ou Bouddha; ou Laozi; ou Jésus. Mais nous pouvons essayer, sinon de les égaler, du moins de grimper sur leur petit orteil.
Nous n'avons nul besoin d'une humanité composée de sages et de saints: outre que ce n'est pas demain la veille, il en exsuderait un ennui sans limites. Mais nous pouvons corriger certaines de nos folies en avalant quelques fragments de sagesse. Quelques grains d'hellébore, pour citer La Fontaine.
La philosophie du peu me convient, même quand je gaspille honteusement. Elle me rappelle mon modeste devoir d’Homo sapiens.
Je me souviens de ce texte du romantique allemand Hôlderlin (dans Hypérion):
« Tu demandes où sont les hommes, Nature) Tu pleures comme un instrument dont ne joue plus que le vent, frère du hasard, parce que le musicien qui savait en jouer est mort? Ceux que tu attends reviendront, Nature! Un peuple rajeuni te rajeunira, tu seras sa fiancée et l'antique alliance des esprits sera renouée avec toi.
«Il n'y aura qu'une seule beauté: l'homme et la Nature s'uniront dans l'unique divinité où toutes choses sont contenues. »
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Début juillet...
Le roi soleil est assis sur son trône bleu ciel. Balade au pays rouge. Je descends, je m'immerge dans un champ de coquelicots. Jusqu'aux cuisses. Jusqu'au ventre. Jusqu'au cou. Jusqu'au nez, alouette !... Je m'y vautre. Je me saoule de vermillon, de corail, de cerise, de carmin, de pourpre, de cramoisi. Je veux dire: de photon sur des longueurs d'onde voisines de sept cents nanomètres.
J'examine un bouton floral: le calice poilu, aux lèvres gris-vert, s'entrouvre sur une langue rouge coquine. Je détaille une corolle à peine épanouie, encore un peu fripée. J'introduis un doigt rigoleur au creux de la jupette. Je frôle le buisson noir des étamines. Je caresse le voluptueux pistil en forme de vaisseau spatial, au creux secret duquel se prépare la poussière des graines. Je m'émerveille de cette mécanique végétale. Le fruit mûr dispersera ses semences par une série d'orifices qui ont l'apparence des diamants balancera cet ostensoir...
Il me semble que je partage le frisson de la fleur. Je me distrais de rien. Mes plaisirs sont à la fois infimes et sublimes. Je me complais parmi les fleurs, les insectes et les sources. Je jouis du vent d'un diadème. La brise qui soupire et de l'alouette qui grisolle. L'éclat rouge du coquelicot entretient une correspondance quasi baudelairienne avec mon âme. Je renifle, avec de petits grognements gracieux qui m'apparentent au marcassin, l'odeur amère qui s'exhale d'une larme de suc laiteux, à la cassure d'une tige. L'opium n'est pas loin (nulle morphine, cependant, mais de l'innocente rhoédine). À mes yeux comme à mes narines, cette fleur rouge est un paradis - un petit nirvana couleur de sang.
Je m'immerge, je me fonds dans la galaxie vermillon. Je pense à la conversation que j'ai eue, l'autre jour, avec un ami. Je lui racontais, du ton dégoûté et vindicatif que je sais prendre, les saccages et les pollutions des hommes; la pelle mécanique, le filet géant, la machine agricole, le béton, le bitume, l'usine, la bagnole, bref le syndicat nauséabond ou pétaradant des nuisances qui assassinent la Terre.
Mon ami a tenu le rôle de l'avocat du diable, c'est-à-dire de l'avocat des hommes.
« Tu es parfait dans ton genre, me dit-il: mais des goûts et des couleurs, nul ne peut discuter. Tu voues aux gémonies l'automobile. Tu lui préfères la fleur sauvage et l'abeille, le dauphin et l'éléphant... Libre à toi. Quant à moi, les prétendues « beautés » de la nature m'ennuient et même me contrarient. Je hais les ronces, les orties, les mouches et les moustiques. Je voudrais voir disparaître les méduses, les vipères et les hyènes. Ce que j'aime par-dessus tout, pour m'en tenir au rouge, c'est la Ferrari Testarossa. La plus belle des voitures! La plus harmonieuse et la plus désirable... Comme quelques millions de mes congénères, je confesse que ma vraie jouissance, mon plus parfait bonheur terrestre, l'un des sommets de mon existence, consisterait à piloter ce bolide à trois cents kilomètres à l'heure! »
Mon ami m'a mouché. Je suis resté coi. Je ne supporte pas d'imposer mes plaisirs, même si je les promeus à longueur de textes. J'ai l'âme sauvage, mais la fibre démocratique. Comment irais-je refuser le ravissement de conduire à un fou du volant, alors que je prône une morale hédoniste, égalitaire et libertaire?
Je manque de repartie. Mon esprit ressemble à un mollusque gastéropode: il sort avec lenteur de sa coquille. Gluant du pied et lent à démarrer…J'ai laissé triompher mon ami. J'aurais dû -j'aurais pu - lui rétorquer quelque chose. C'est seulement aujourd'hui, englouti dans le rouge infini des fleurs, que je trouve ma réplique.
« Mon vieux raisonneur et cher écraseur, aurais- je dû lui répondre: observe la teinte du coquelicot. Aucun de nos pigments chimiques ne l'égale. Hume la fragrance amère de cette sève. Frôle le charbon de ces étamines. Caresse le trésor de ce pistil... Ne sens-tu pas la vie qui y palpite? Ne te rends-tu pas compte que la fleur et toi, vous êtes de la même substance ? Entre l'automobile et la corolle, il y a la même différence qu'entre le réel et le rêve - entre le vulgaire et l'idéal.
« Le coquelicot et la Ferrari Testarossa ont des couleurs voisines. La voiture roule plus vite. Mais la fleur va plus loin.
« Le bolide vaut une fortune. Le coquelicot ne coûte rien. Mais il n'a pas de prix. »
Extrait 3 :
La décroissance: notre nouveau slogan.
Je suis convaincu que nous devons en passer par cette phase de déconstruction, ou plutôt de reconstruction en douceur (pas facile à expliquer ni à populariser, je le concède), si nous voulons continuer la singulière aventure de l'homme sur cette planète, dans ce système solaire et (un jour, pourquoi pas» sur un satellite de Proxima du Centaure; en attendant (dans quelques années lumière, autant dire en empruntant le traîneau du Père Noël) dans les parages de Sirius ou d'Aldébaran...
Décroissance !
Ce mot d'ordre devient difficile à suivre lorsqu'on y ajoute les restrictions que j'ai dites: uniquement dans les pays riches; et en aidant les plus pauvres. Un mot d'ordre à tiroirs n'est pas audible, le premier conseiller en communication venu vous le dira. Mais vous savez ce que je pense de la « comm’ », de ses pompes et de ses oeuvres
Notre problème est celui de la complexité. J'aime à le seriner: toute idée simple est une idée fausse. Seules s'énoncent aisément les solutions aux questions que personne ne pose. Autrement dit: à toute question complexe correspond une solution simple, mais qui ne marche jamais.
Les idées simples sont à l'origine de tous les racismes de tous les fanatismes, de toutes les dictatures, de toutes les guerres. La faute aux Juifs, aux Arabes, aux Noirs, aux Asiatiques, aux Américains, à l'Europe, aux capitalistes, aux communistes, aux islamistes, jamais à moi, toujours aux autres ! On connaît la chanson.
Quand les questions sont complexes, les solutions le sont aussi. Je résume notre problème. Primo: nous cherchons à enclencher la décroissance chez les nantis. Secundo: nous voulons conserver une croissance minimale pour les pauvres dans les pays riches. Tertio: nous préconisons une croissance contrôlée - une session de rattrapage - pour le Tiers Monde.
Ces trois objectifs en impliquent un quatrième: la nécessité du partage.
Et là, on est mal...
Chez l'animal à deux pieds sans plumes, le partage est la chose au monde la moins partagée. De ce point de vue, l'humanité n'est pas sortie de son enfance égoïste. « Ma cassette! Ma cassette! » criait Harpagon. Pour ce qui touche à la générosité, que l'autre commence! Ensuite, j'aviserai...
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Saurons-nous vaincre à la fois nos pulsions animales et notre peur, trop humaine, de nous faire abuser? Je n'en suis pas sûr.
La décroissance est une nécessité et une libération. Cependant, la plupart de ceux à qui j'en parle la tiennent pour une calamité. Qui désirerait posséder moins? (Je n'ai déjà pas grand-chose et vous voudriez me l'enlever!) Qui se réjouirait de voir son territoire amputé, son rang social diminué? Qui aurait envie de brader un avantage? Qui soutiendrait que manger un gâteau plutôt que deux constitue un progrès? Qui affirmerait qu'une bicyclette a plus de prix qu'une belle voiture? Qu'une cabane solaire est plus désirable qu'une grosse maison surchauffée au mazout?
Personne, sauf le masochiste, le sage et le saint. Pour les gâteaux, j'ajoute: le médecin nutritionniste. Pour le véhicule et la bâtisse, l'écologiste.
Je redoute que mon message ne passe mal. Ou que mes congénères ne fassent mine de l'ouïr, puis continuent de se comporter comme devant, jusqu'au dernier soupir du dernier des Mohicans que nous sommes... Je crains que, dans le maelström de territoire et de hiérarchie qui bouillonne sous nos crânes, mon utopie ne finisse en capilotade.
La décroissance exige un courage et un sens de la responsabilité qui nous manquent. Georges Bernanos l'a écrit:
« Je pense depuis longtemps que, si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, mais la docilité, l'absence de responsabilité de l'homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret publié. »
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Nos passions sont étranges.
Nous ne pouvons ni les ignorer, ni les réprimer, ni les bafouer (car elles se vengent), ni les refouler (car elles resurgissent masquées). Mais nous avons la possibilité de les infléchir, de les duper, de les abuser, de les mettre en concurrence ou de les associer différemment les unes aux autres, bref de les unir de façon originale à notre corps et à notre âme.
Ici s'ouvre une sortie de secours.
Plus nos passions sont vives, variées, contradictoires, plus nous avons de possibilités de neutraliser les plus pernicieuses et de les réorienter dans le sens de notre intérêt authentique. L'utopiste Charles Fourier disait la même chose dans sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales:
« Les passions s'accordent d'autant plus facilement qu'elles sont plus vives et plus nombreuses. Ce n'est pas que ce nouvel ordre doive rien changer aux passions; cela ne serait possible ni à Dieu ni aux hommes: mais on peut changer la marche des passions sans rien changer à leur nature. »
Nous pouvons redéfinir notre pulsion territoriale en lui assignant le but de protéger la Terre entière.
Nous pouvons infléchir du côté du stoïcisme de la maîtrise de nous-mêmes et non des autres notre appétit de domination.
Nous pouvons attacher notre égoïsme au service du bien commun, en nous persuadant que ce qui profite à l'humanité (une biosphère en équilibre) sert aussi à chaque homme.
Pour réussir la décroissance, remodelons nos passions! Entrecroisons-les de façon inédite. Mêlons la joie à la peine. Prenons plus de plaisir à respecter la nature et les hommes qu'à les réduire en esclavage ou à les anéantir...
Nous gagnerons notre pari si nous nous prouvons a nous-mêmes, et si nous démontrons à nos semblables, que nous sommes plus sereins, plus amènes, plus pétris d'émotions positives, en un mot plus heureux lorsque nous possédons peu que lorsque nous avons beaucoup. Car plus nous nous approprions, plus nous devenons malheureux: crainte de tout perdre!
Telle était la morale de la fable de La Fontaine Le Savetier et le financier... Le savetier vit pauvre et heureux: il ne cesse de chanter. Lorsque le financier lui donne cent écus,
Il retourne chez lui; dans sa cave il enserre L'argent et sa joie à la fois.
L'artisan perd le sommeil, la santé et le plaisir d'être au monde. Il n'a de cesse de redevenir à la fois libre et sans le sou.
Nous progresserons si nous faisons surgir de notre discours et de nos actes la conviction que nous serons tous gagnants au partage, et bien plus que nous ne l'imaginons. Nous accomplirons un pas en avant si nous prouvons par l'exemple que mieux vaut une planète découverte de voitures que recouverte par la montée des eaux. Que mieux nous sied une Terre non cotée en bourse, mais respirable, buvable et aimable, qu'une sphère de milliardaire en monnaie de grand singe, radioactive, amiantée, nitratée, persillée de pesticides et de métaux lourds, piégée de mines et de grenades, et tellement enfumée qu'en se mettant à la fenêtre, il devient impossible de contempler la simple harmonie d'un coucher de soleil...
Nous devons nous persuader que seule une vigoureuse décroissance nous permettra de garder forte et saine notre mère Gaïa. Nous avons besoin d'une biosphère où les montagnes, les déserts, les forêts, les prairies, les lagunes, les récifs, les banquises nous offrent de fabuleux spectacles, plutôt que des immensités ravagées par les bétonneuses, les tronçonneuses ou les filets géants, et où plus jamais ne pourraient vivre l'orchidée sauvage et le jaguar, le gorille et le tigre, le Papou et le Jivaro; où l'on ne croiserait plus ni l'étoile de mer, ni le poisson-ange, ni le requin blanc, ni la baleine qui chante, ni le dauphin à l'énigmatique sourire; et pas davantage le Polynésien pêcheur de perles ou l'Inouk sur son kayak.
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Jusqu'où la décroissance?
J'aurais tendance à écrire: jusqu'au bout!
En d'autres termes, jusqu'à ce que nous retrouvions une stabilité. Une harmonie. Un équilibre... Jusqu'à ce que le bonheur des hommes et la magnificence de la Terre redeviennent compatibles. Jusqu'à ce que la planète et l'Homo sapiens, son espèce la plus agitée et la plus inquiétante, parviennent à se réconcilier.
Nous devons signer ce pacte avec nous-mêmes.
Et le respecter!
Si nous choisissons de décroître, veillons à ce que le processus s'accomplisse dans le cadre d'une régression durable. (Ici, j'accepte l'adjectif!) L'effort doit être supportable, graduel et prolongé. Nous devons maîtriser nos décisions, prévoir les coups de chien, amortir les dommages, compenser les sacrifices, équilibrer les efforts, rectifier les erreurs... Faute de quoi, nous verrions resurgir la tentation de la violence, les traîtrises, les mensonges, la course aux armements et la guerre.
On me pose toujours la question en conférence, après que j'ai expliqué à quel point les accords de Kyoto sont loin de satisfaire à l'urgence climatique: « Régresser, oui; mais jusqu'où? » Je réponds: « Dans nos pays riches, nous devrions diviser la consommation d'énergie par deux. » Long murmure dans la salle... Je capte, pour ainsi dire, la pensée de mes auditeurs: « Il est devenu fou! » Je pose cette question en retour: « Selon vous, à quelle époque nous ferait revenir la réduction de moitié de notre consommation d'énergie? - Au Moyen Age! À Jules César! - À l'homme des cavernes! »
Eh! bien, non... Cela nous renverrait en arrière; mais seulement dans les années... soixante!
En 1960, j'avais quinze ans. En famille, nous ne possédions qu'un seul poste de radio, un petit téléviseur (en noir et blanc), un réfrigérateur, une machine à laver le linge (pas la vaisselle), une 4 CV toujours en panne, et nous nous chauffions pour une bonne part au bois que nous allions couper dans la forêt. Ce n'était pas le Moyen Âge. C'était la civilisation. Je lisais Jack London, San-Antonio et Platon. À la radio, j'écoutais en alternance Aïda de Verdi et Che sera par Dalida.
Et c'était bien.
Ce pourrait l'être encore. Ce pourrait le redevenir. Et pour longtemps. En ajoutant (pour une consommation d'énergie inchangée) à nos menus plaisirs du temps ceux de l'ordinateur et de l'Internet, du DVD et de quelques autres trouvailles techniques.
Mais ni les surcroîts de marchandises actuels, ni le cauchemar des bagnoles sur les autoroutes, ni l'horreur des avions qui décollent toutes les vingt secondes, ni les zones industrielles, ni les centres commerciaux anxiogènes, ni ces engins de mort des campagnes qu'on appelle « machines agricoles ».
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Je partage, tu partages, nous partageons...
Il faut choisir: la mort ou le partage.
Le mot « partage » est un merveilleux substantif.
J'y vois, tout ensemble, le geste du don, le sourire de celui qui reçoit, la solidarité entre les peuples, le lien entre les générations, la main tendue à l'ennemi, le « respect » cher aux banlieusards, et l'idée capitale que la Terre n'appartient pas qu'aux hommes.
Le mot « partage » résume l'universelle générosité qui inspirerait nos actes si nous étions parfaits...
Nous en sommes loin. Mais nous pouvons écouter le Petit Prince de Saint-Exupéry: « On ne voit bien qu'avec le coeur. »
Désirons-nous vraiment partager?
Nous n'en donnons pas l'impression. Chaque jour qui passe nous montre à quel point nous sommes durs envers nos semblables. J'ouvre le journal et je lis que les places de stationnement pour handicapés sont occupées par des indélicats munis de fausses cartes d'invalidité. Je tourne la page et j'apprends que des pharmaciens revendent les médicaments inutilisés que leurs clients leur rapportent à l'intention des malades du Tiers Monde (du coup, il faut supprimer le service, d'autant que ces médicaments pour riches n'étaient pas adaptés, et que des indélicats sur place organisaient le vol et le trafic de nombreux lots). Deux titres de la presse, relevés au hasard, par une journée ordinaire... En tant qu'humain, je ne suis pas fier. J'espère que nous ferons moins mal demain. Et je me dis que, de toute façon, nous n'avons plus qu ' une alternative: la décroissance ou le néant.
C'est aussi simple que cela. La Terre peut nourrir et approvisionner en matières premières, eau, énergie, aliments, espace, etc., un (petit) milliard d'humains, à un niveau de vie voisin de celui des actuels pays riches. Or, nous sommes six milliards et demi.
Que faire?
Décidons-nous d'honorer la Déclaration universelle des droits de l'homme (lesquels naissent « libres et égaux ») ? Proclamons-nous que l'humanité est une et indivisible, et que chaque Homo sapiens doit avoir le même accès à la nourriture, à l'eau, à un toit, aux loisirs, au confort et aux bienfaits nés du progrès des sciences et des techniques ?
Ou bien pensons-nous (même sans le dire) que cinq milliards et demi d'humains sont moins humains que les autres, et qu'ils peuvent crever dans leurs favelas ou leurs bidonvilles, voués à la faim, aux maladies et au désespoir?
Si nous optons pour les droits de l'homme et le partage, ne nous voilons pas la face: cela ne se fera pas sans pleurs ni grincements de dents. L'opération suppose (quel que soit le chiffre) une baisse massive du niveau de vie occidental. Moins d'énergie, moins de gadgets et de produits manufacturés, moins de transports, moins de loisirs, et adieu le luxe 1 Bye-bye les quatre-quatre et les grosses cylindrées, les montres en or, le caviar et le champagne, les yachts, les hélicoptères privés et les vacances de rêve dans les îles du bout du monde! Ce qu'on appelle parfois la « décroissance conviviale » n'ira pas sans heurts, ni récriminations, ni manifestations, ni tricheries, ni tentatives de corruption ou de récupération. Les hommes politiques, les chefs d'entreprise, les syndicalistes, les leaders religieux, les citoyens ne me semblent pas encore prêts à accepter cette amputation de leurs privilèges, qu'ils considèrent comme des avantages légitimement acquis. Ils n'ont pas mesuré les réels bénéfices à long terme, pour eux mêmes, pour leurs enfants et pour la planète, de ce qu'ils appellent encore une « régression » ou un « retour en arrière ». Voire une « honte ».
Ils y viendront par la force de la nécessité et, j'espère, par celle de l'exemple.
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Dans l'autre hypothèse, si nous considérons (nous autres, les riches) que notre niveau de vie « n'est pas négociable », nous pouvons nous préparer à essuyer des tempêtes; que dis-je ? des typhons, des cyclones et des tornades de force cinq... Très vite, nous serons assaillis par les crèvela-faim. Nous devrons nous réfugier derrière des murailles gardées militairement, à l'image de ces « cités privées » qui existent déjà en Floride ou aux Bahamas, et dans lesquelles les possédants n'ont plus le moindre contact avec la « racaille » (la « lie », la « populace »), de laquelle ils sont (très provisoirement!...) séparée par des vigiles en armes.
Qui empêchera les vagues de révoltés de monter à l'assaut des citadelles cousues d'or> Karl Marx et les utopistes de la Révolution prolétarienne pourraient nous jouer l'impromptu du grand retour... Les riches auraient beau se barricader dans leurs châteaux, les manants s'en empareraient tôt ou tard. Violences, convulsions, guerres, atrocités et glorieux assassinats au programme... Le sang, les morts, les blessés, les viols, les orphelins, la souffrance; j'aurais tendance à écrire: comme d'habitude!
Lorsqu'on compare ces deux scénarios, on s'aperçoit vite que le plus grand profit que nous tirerions de la décroissance et du partage serait tout simplement la paix.
Il n'existe pas plus beau cadeau: demandez à ceux qui ont enduré la guerre.
De toute façon, nous ne sommes même Plus maîtres du choix. Si nous, les riches, refusons le partage, si nous continuons d'obéir aux puissances financières qui prônent la mondialisation dans le seul but d'augmenter leurs parts de marché et leurs profits, nous ne pourrons jamais interdire aux moins favorisés de se mettre à faire comme nous. De nous imiter, de nous copier, de nous égaler, de nous dépasser... Les anciens pauvres entreront dans un processus de « développement » dévastateur. Ils saccageront leurs ultimes espaces de nature (adieu, tigres, éléphants, gorilles, chimpanzés, perroquets, rhinocéros et panthères !), leurs forêts, leurs savanes, leurs fleuves, leurs marais, leurs mangroves, leurs récifs...
Au nom de quoi se l'interdiraient-ils ? Sûrement pas pour faire triompher la solidarité entre Terriens que nous leur refuserions.
Imaginons ce qui se passerait si les Chinois et les Indiens (deux hommes sur cinq) décidaient d'égaler la consommation per capita de l'Américain moyen en espace, en énergie, en eau, en produits agricoles, en bois, en minerais...
La conclusion serait d'une effroyable violence. Pour ne pas en rajouter dans l'hémoglobine et la peinture des horreurs de la guerre, mettons qu'elle tiendrait en une onomatopée: « Badaboum! »
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Lorsqu'on veut juger de l'impact d'un humain, d'une famille, d'une ville, d'un pays sur la bio sphère, on utilise un indicateur qu'on appelle l'« empreinte écologique ».
Le principe en est simple. Pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous déplacer, nous divertir, nous soigner ou recycler nos déchets, nous consommons des ressources naturelles - de l'énergie, des aliments, des matières premières, de l'espace...
Nous laissons une trace - une empreinte - sur la peau de la planète.
Aussi longtemps que nous ne prélevons pas davantage que le globe ne peut nous offrir, tout va bien. Notre cohabitation avec Gaïa reste possible. Nous respectons notre mère. Le système fonctionne. Il est durable.
De nos jours, lorsqu'on fait la somme des empreintes écologiques des six milliards et demi d'êtres humains, un colossal problème se pose.
Nous n'occupons que quelques parties de la planète: les continents, à l'exclusion des déserts arides ou glacés et des hautes montagnes; et le plateau continental océanique peu profond, qui borde les terres; soit environ deux cent quarante millions de kilomètres carrés. Divisons par six milliards et demi: la superficie moyenne disponible per capita s'établit à moins de quatre hectares. Laissons un hectare à l'indispensable nature sauvage (forêts, récifs, lagunes, rivières, etc.): il nous reste moins de trois hectares chacun.
Or, l'empreinte écologique d'un Européen avoisine d'ores et déjà dix hectares et celle d'un Américain vingt. Tandis qu'un habitant d'Afrique noire n'en accapare que deux dixièmes...
En 2050, nous serons douze milliards d'Homo sapiens. En moyenne, il ne nous restera plus qu'un hectare et demi par personne.
Le partage ou la mort ?
La décroissance ou l'extinction de l'humanité?
En ce début de XXI siècle, si tous les hommes consommaient comme les Européens, il nous faudrait trois planètes pour satisfaire nos besoins.
S'ils avaient le niveau de vie américain, nous en aurions besoin de cinq.
Autour de quel Soleil inconnu tournent les quatre manquantes?
Elles ne sont nulle part ailleurs que dans la philosophie du peu. Nulle part ailleurs que dans la décroissance et le partage. Nulle part ailleurs que dans l'esprit des hommes soucieux du destin des hommes.
Le poète chinois Hui Neng le disait au VII siècle:
Si tu ne trouves pas refuge dans ta propre nature, tu ne trouveras refuge nulle part.
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