mardi 17 avril 2012

Dieu et moi, Aldous Huxley

Réflexions sur le progrès : Extrait écrit entre 1941 et 1960

Mais les critères qui mesurent le progrès biologique ne sont pas adaptés à mesurer le progrès de l'homme. Car le progrès biologique, tel qu'il est conçu, s'applique exclusivement à l'espèce tout entière, alors qu'il est irréaliste de penser l'humanité indépendamment des individus et des races auxquelles ils appartiennent. Il est facile d'imaginer un état de choses où l'espèce humaine aurait achevé son évolution aux dépens des individus qui la composent. Au regard des standards spécifiquement humains, un tel progrès biologique serait une régression vers un état infrahumain.

Quand on esquisse des standards destinés à mesurer les progrès humains, il faut prendre en considération les valeurs qui, dans l'opinion individuelle des hommes et des femmes, font le prix de la vie. Et c'est en effet ce qui a été fait par tous les théoriciens du progrès humain, depuis la fin du XVII siècle, lorsque l'idée est apparue plausible pour la première fois, jusqu'à nos jours. Au cours des XVIII et XIX siècles, on a réconcilié progrès biologique et progrès humain grâce à une doctrine de l'harmonie préétablie. On a énoncé comme une évidence que les progrès de l'homme dans le contrôle de l'environnement s'accompagneraient inévitablement d'un progrès correspondant du bonheur individuel, de la morale individuelle et sociale, de l'intensité et de la qualité de l'activité créatrice dans les domaines de l'art et de la science. Ceux d'entre nous qui sont assez vieux pour avoir été élevés dans la tradition victorienne se souviennent (avec un mélange d'amusement et de mélancolie) de cette Weltanschauung consolante, avec ses affirmations fondamentales jamais remises en question. Comte, Spencer et Buckle tiennent un discours abstrait et respectable, mais l'essentiel de leur credo se résume à ceci : des gens qui portent le haut-de-forme et voyagent en chemin de fer sont incapables de faire le genre de choses que font les Turcs aux Arméniens ou que se faisaient leurs ancêtres européens les uns aux autres en ces temps maudits d'avant la machine à vapeur. Aujourd'hui, après deux guerres mondiales et trois grandes révolutions, on sait qu'il n'y a pas de corrélation entre l'avancement de la technologie et celui de la morale. Beaucoup de ces primitifs, qui n'exercent qu'un contrôle rudimentaire sur leur environnement, n'en réussissent pas moins à être heureux, vertueux et, dans leurs propres limites, créatifs. À l'inverse, il est manifeste que les membres des sociétés civilisées, en possession des ressources technologiques qui leur permettent de contrôler étroitement leur environnement, sont souvent malheureux, inadaptés et stériles ; et, bien que leur morale privée soit bonne, leur comportement collectif est celui de suppôts de Satan. Dans le champ des relations internationales, la différence la plus évidente entre les hommes du XX siècle et les anciens Assyriens est que les premiers possèdent des méthodes plus efficaces pour commettre des atrocités, détruire, tyranniser et asservir.

La vérité est que tout ce qu'une augmentation de la capacité de l'homme à contrôler son environnement peut faire pour lui est seulement de modifier la situation dans laquelle, par d'autres moyens que technologiques, les individus et les groupes tentent de faire des progrès humains significatifs sur le plan de la créativité, de la morale et du bonheur. Il s'ensuit que l'ouvrier-troglodyte des villes appartiendra peut-être, biologiquement parlant, à un groupe plus évolué que le paysan ; mais il ne s'ensuit pas qu'il sera plus heureux, meilleur et plus créatif. Le paysan est confronté à un ensemble d'obstacles et de handicaps ; l'ouvrier à un autre. Le progrès technologique n'abolit pas les obstacles ; il ne fait que changer leur nature. Et cela est vrai même dans le cas où le progrès technologique affecte directement la vie et la personne des individus. Le système sanitaire, par exemple, a limité grandement les conséquences des maladies contagieuses, il a réduit la mortalité infantile et rallongé l'espérance moyenne de vie. À première vue, cet élément du progrès technologique semble être aussi un élément du progrès humain. Mais, à y regarder de plus près, on découvre que, même là, tout ce qui s'est passé c'est que les conditions du progrès humain ont changé. Symptômes de ce changement: la récente montée en puissance de la gériatrie qui devient une branche importante de la médecine, l'octroi de pensions aux personnes âgées, et, dans les pays à faible natalité, la balance démographique qui penche vers une population âgée. Grâce au système sanitaire, les personnes âgées sont en passe de devenir une minorité importante ; minorité importante pour qui les progrès du bonheur, de la bonté et de la créativité sont des problèmes particulièrement difficiles. Même dans le domaine médical, le progrès technologique n'est jamais identique au progrès humain. C'est pourquoi on peut dire sans réserve que ce serait une bonne chose de pouvoir éradiquer la malaria, bien que, en soi, le simple fait d'améliorer la santé de ceux qui sont victimes de cette maladie ne représente qu'un changement des conditions dans lesquelles le progrès humain effectue ses essais. Ceux qui sont en bonne santé ne sont pas nécessairement créatifs, bons ou même heureux ; ils ont simplement la chance d'être bien portants au lieu d'être malades.

Le progrès technologique accroît le contrôle de l'homme sur la nature, et ce contrôle croissant est héréditaire au sens où ses méthodes sont transmises par tradition de génération en génération. Mais, comme nous l'avons vu, cet équivalent du progrès biologique ne constitue pas en soi un progrès spécifiquement humain. C'est au coeur de la situation perpétuellement changeante créée par le progrès technologique que l'homme doit tenter de réaliser le progrès spécifiquement humain, par des moyens qui ne sont pas de nature technologique, nommément la politique et l'éducation. La politique s'occupe de l'organisation des relations juridiques économiques avec une société donnée et entre cette société et les autres sociétés. L'éducation, dans la mesure où ce n'est pas qu'une affaire de vocation, vise à réconcilier individu avec lui-même, avec les autres, avec la société dans son ensemble, avec la nature, dont il n'est qu'une partie, et avec l'esprit immanent et transcendant dans lequel la nature a son être.
La différence entre une bonne mesure économico-politique et une mauvaise se réduit à ceci : la bonne réduit le nombre des tentations dangereuses auxquelles les individus et les groupes concernés sont exposés, la mauvaise multiplie ces tentations. Ainsi, une dictature, aussi bienveillantes que soient ses intentions, est-elle toujours mauvaise, parce qu'elle offre à une minorité la tentation d'étancher sa soif de pouvoir, alors qu'elle contraint la majorité de ses membres à n'être que les exécutants irresponsables et serviles d'ordres venus d'en haut. Pour évaluer toute institution existante ou même idéale, qu'elle soit politique, économique ou ecclésiastique, il faut commencer par poser les mêmes questions simples : quelles tentations cette institution crée-t-elle ou peut-elle créer, de quelles tentations nous délivre-t-elle ou peut-elle nous délivrer ? Si elle tente avec insistance les individus et les groupes pour qu'ils s'adonnent à des passions aussi mortelles que l'orgueil, la convoitise, la cruauté et le goût du pouvoir, et si elle impose l'hypocrisie, la servilité et l'obéissance aveugle à des sections entières de la population, alors, au vu de tout cela, l'institution en question est indésirable. Si elle ne laisse que peu de champ à l'abus de pouvoir, si elle n'offre pas de prime à l'avarice, si les mesures qu'elle prend sont telles qu'on ne peut pas s'adonner facilement à la cruauté et à l'intrigue, si elle invite non à l'obéissance aveugle mais à la coopération intelligente et responsable, alors, au vu de tout cela, le verdict peut être favorable.

Jusqu'à présent, les révolutions politiques et économiques n'ont pas réussi à obtenir les bons résultats prévus. Elles ont balayé des institutions qui étaient devenues intolérables parce qu'elles invitaient individus et groupes à succombe à de nombreuses tentations. Mais les nouvelles institutions révolutionnaires ont offert à d'autres individus et à d'autres groupes des tentations ou bien semblables aux anciennes, ou bien différentes mais pas moins dangereuses. Le pouvoir, par exemple, fait l'objet d'abus, qu'il soit exercé par des hommes riches, en raison de leur richesse, ou par des politiciens et par des administrateurs en raison de leur position dans une hiérarchie gouvernementale ou ecclésiastique.

Les grands changements politiques se font avant tout dans l'intérêt d'un individu, d'un parti ou d'une classe ; mais un désir plus ou moins sincère de réaliser le progrès spécifiquement humain intervient souvent comme motivation secondaire. Dans quelle mesure ces changements peuvent ils produire ce qu'on attend d'eux ? Jusqu'où un acte du Parlement peut-il favoriser le progrès du bonheur, de la bonté et de la créativité ? La créativité au plus haut niveau, il ne serait pas sage d'en parler. Pourquoi de nombreux hommes de génie apparaissent-ils à certaines périodes et pas à d'autres, c'est un profond mystère. C'est toutefois différent avec la créativité telle qu'elle se manifeste dans les arts et les objets de la vie ordinaire. Il est évident qu'une société où tous les biens de première nécessité sont produits par des machines dans des usines hautement organisées ne favorise pas l'éclosion des arts et de l'artisanat. La commodité de la production de masse se paie par une diminution de la créativité populaire.

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