RÉCITS D’UN PÈLERIN RUSSE
PREMIER RÉCIT
Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand
pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours
errant de lieu en lieu. Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec,
dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout.
Le vingt-quatrième dimanche après la Trinité , j’entrai à
l’église pour y prier pendant l’office ; on lisait l’Épître de l’Apôtre aux Thessaloniciens,
au passage dans lequel il est dit :
Priez sans cesse.
Cette parole pénétra profondément dans mon esprit et je me
demandai comment il est possible de prier sans cesse alors que chacun doit
s’occuper à de nombreux travaux pour subvenir à sa propre vie. Je cherchai dans
la Bible et j’y
lus de mes yeux exactement ce que j’avais entendu – il faut prier sans cesse,
prier par l’esprit en toute occasion, élever en tout lieu des mains Suppliantes. J’avais
beau réfléchir, je ne savais que décider. Que faire – pensai-je – où trouver
quelqu’un qui puisse m’expliquer ces paroles ? J’irai par les églises où prêchent
des hommes en renom, et, là peut-être, je trouverai ce que je cherche. Et je me
mis en route. J’ai entendu beaucoup d’excellents sermons sur la prière.
Mais ils étaient tous des instructions sur la prière en général :
ce qu’est la prière, pourquoi il est nécessaire de prier, quels sont les fruits
de la prière. Mais comment arriver à prier véritablement – là-dessus on ne
disait rien. J’entendis un sermon sur la prière en esprit et sur la prière
perpétuelle ; mais on n’indiquait pas comment parvenir à cette prière. Ainsi la
fréquentation des sermons ne m’avait pas donné ce que je désirais. Je cessai donc
d’aller aux prêches et je décidai de chercher avec l’aide de Dieu un homme
savant et expérimenté qui m’expliquerait ce mystère puisque c’était là que mon esprit
était invinciblement attiré. Longtemps je cheminai ; je lisais la Bible et je demandais s’il
ne se trouvait pas quelque part un maître spirituel ou un guide sage et plein
d’expérience. Une fois l’on me dit que dans un village vivait depuis longtemps
un monsieur qui faisait son salut :
il a chez lui une chapelle, il ne bouge jamais et sans cesse il prie Dieu ou
lit des livres spirituels. A ces mots, je ne marchai plus, je me mis à courir
vers ce village ; j’y arrivai et me rendis chez ce monsieur.
— Que désires-tu de moi ? me demanda-t-il.
— J’ai appris que vous étiez un homme pieux et sage ; c’est
pourquoi je vous demande au nom de Dieu de m’expliquer ce que veut dire cette
parole de l’Apôtre : Priez sans cesse et comment il est possible de prier
ainsi. Voilà ce que je désire comprendre et je ne peux cependant y parvenir.
Le monsieur resta silencieux, me regarda attentivement et dit :
— La prière intérieure perpétuelle est l’effort incessant de
l’esprit humain pour atteindre Dieu. Pour réussir en ce bienfaisant exercice,
il convient de demander très souvent au Seigneur de nous enseigner à prier sans
cesse. Prie plus et avec plus de zèle, la prière te fera comprendre d’elle-même
comment elle peut devenir perpétuelle ; pour cela il faut beaucoup de temps. Sur
ces paroles, il me fit servir à manger, me donna quelque chose pour la route et
me laissa. Mais il n’avait rien expliqué.
Je repris ma route ; je pensais, je lisais, je réfléchissais comme
je pouvais à ce que m’avait dit le monsieur et pourtant il m’était impossible
de comprendre ; mais j’avais tant envie d’y parvenir que mes nuits étaient sans
sommeil. Après avoir parcouru deux cents verstes, j’arrivai à un chef-lieu de
gouvernement. J’y aperçus un monastère. A l’auberge, on me dit que dans ce monastère vivait un
supérieur pieux, charitable et hospitalier. J’allai à lui. Il me reçut avec bonté,
me fit asseoir et m’offrit à manger.
— Père très saint ! dis-je, je n’ai pas besoin d’un repas, mais je
voudrais que vous me donniez un
enseignement spirituel : comment faire son salut?
— Comment faire son salut ? Eh bien, vis selon les commandements,
prie Dieu et tu seras sauvé !
— J’ai appris qu’il faut prier sans cesse, mais je ne sais comment
prier sans cesse et ne puis même
comprendre ce que signifie la prière perpétuelle. Je vous prie,
mon père, de m’expliquer cela.
— Je ne sais, mon frère, comment t’expliquer mieux. Mais attends !
J’ai un petit livre où cela est exposé ; et il sortit l’Instruction spirituelle
de l’homme intérieur de
saint Dimitri. Tiens, lis donc à cette page. Je commençai à lire ce qui suit : «
Ces paroles de l’Apôtre : il faut prier sans cesse, s’appliquent à la prière
faite par l’intelligence ;
l’intelligence, en effet, peut être toujours plongée en Dieu et Le
prier sans cesse. »
— Expliquez-moi comment l’intelligence peut être toujours plongée
en Dieu sans distraction et le prier sans cesse.
— C’est là chose fort difficile, si Dieu n’en fait pas don lui-même,
dit le supérieur.
Mais il n’avait rien expliqué. Je passai la nuit chez lui et,
l’ayant remercié au matin pour son aimable accueil, je me remis en route sans
trop savoir où aller. J’étais triste de mon incompréhension et pour
consolation, je lisais la sainte Bible. J’allai ainsi cinq jours par la grand route
; enfin, un soir, je rencontrai un petit vieillard qui avait quelque chose d’un
religieux. A ma question, il répondit qu’il était moine et que la solitude où
il vivait avec quelques frères était à dix verstes de la route ; il m’invita à
m’arrêter chez eux.
— Chez nous, me dit-il, on reçoit les pèlerins, on les soigne et
les nourrit à l’hôtellerie.
Je n’avais guère envie d’y aller et je lui dis :
— Mon repos ne dépend pas d’un logement, mais d’un enseignement
spirituel ; je ne cherche pas de nourriture, j’ai beaucoup de pain sec dans mon
sac.
— Mais quel genre d’enseignement cherches-tu et que désires-tu
mieux comprendre ? Viens, viens chez nous, mon cher frère ; nous avons des
starets expérimentés qui peuvent te donner une direction spirituelle et te
guider sur la voie véritable à la lumière de la parole de Dieu et des
enseignements des Pères.
— Voyez-vous, mon père, il y a un an environ qu’étant à l’office,
j’entendis ce commandement de
l’Apôtre : Priez sans cesse. Ne sachant comment comprendre cette
parole, je me suis mis à lire la
Bible. Et là aussi, en beaucoup de passages, j’ai trouvé le commandement
de Dieu : il faut prier sans cesse, toujours, en toute occasion, en tout lieu,
non seulement pendant les travaux journaliers, non seulement en état de veille,
mais aussi dans le sommeil : je dors, mais mon coeur veille. Cela m’étonna
beaucoup et je ne pus comprendre comment on peut accomplir une telle chose et
quels sont les moyens d’y parvenir ; un violent désir et la curiosité
s’éveillèrent en moi : ni jour ni nuit ces paroles ne sortirent plus de mon
esprit. Aussi je me mis à fréquenter les églises – j’entendis des sermons sur
la prière ; mais j’ai eu beau en écouter, jamais je n’y ai appris comment prier
sans cesse ; on parlait toujours de la préparation à la prière ou de ses
fruits, sans enseigner comment prier sans cesse et ce que signifie une telle prière.
J’ai lu souvent la Bible
et j’y ai retrouvé ce que j’avais entendu ; mais cependant je n’ai pas atteint
la compréhension que je désire. Et depuis ce temps, je demeure incertain et
inquiet. Le starets se signa et prit la parole :
– Remercie Dieu, frère bien-aimé, de ce qu’il t’a révélé une
attirance invincible en toi vers la prière intérieure perpétuelle. Reconnais là
l’appel de Dieu et calme-toi en pensant qu’ainsi l’accord de ta volonté avec la
parole divine a été dûment éprouvé ; il t’a été donné de comprendre que ce
n’est pas la sagesse de ce monde ni un vain désir de connaissances
qui conduisent à la lumière céleste – la prière intérieure perpétuelle – mais
au contraire la pauvreté d’esprit et l’expérience active dans la simplicité du
coeur. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que tu n’aies rien entendu de
profond sur l’acte de prier et que tu n’aies pu apprendre comment parvenir à cette
activité perpétuelle. En vérité, on prêche beaucoup sur la prière et il existe là-dessus
de nombreux ouvrages récents, mais tous les jugements de leurs auteurs sont
fondés sur la spéculation intellectuelle, sur les concepts de la raison
naturelle et non sur l’expérience nourrie par l’action ; ils parlent plus des accessoires
de la prière que de son essence même. L’un explique fort bien pourquoi il est
nécessaire de prier ; un autre parle de la puissance et des effets bienfaisants
de la prière ; un troisième, des conditions nécessaires pour bien prier,
c’est-à-dire du zèle, de l’attention, de la chaleur de coeur, de la pureté
d’esprit, de l’humilité, du repentir, qu’il faut avoir pour se mettre à prier.
Mais qu’est-ce que la prière et comment on apprend à prier – à ces questions
pourtant essentielles et fondamentales, on trouve bien rarement
réponse chez les prédicateurs de ce temps ; car elles sont plus difficiles que
toutes leurs explications et demandent non un savoir scolaire, mais une
connaissance mystique. Et, chose beaucoup plus triste, cette sagesse élémentaire
et vaine conduit à mesurer Dieu avec une mesure humaine. Beaucoup commettent
une grande erreur, lorsqu’ils pensent que les moyens préparatoires et les
bonnes actions engendrent la prière, alors qu’en réalité c’est la prière qui
est la source des oeuvres et des vertus.
Ils prennent à tort les fruits ou les conséquences de la prière
pour les moyens d’y parvenir, et diminuent ainsi sa force. C’est un point de
vue entièrement opposé à l’Écriture : car l’apôtre Paul parle ainsi de la
prière : Je vous conjure avant tout de prier.
Ainsi l’Apôtre place la prière au-dessus de tout : je vous conjure
avant tout de prier. Beaucoup de bonnes oeuvres sont demandées au chrétien,
mais l’oeuvre de prière est au-dessus de toutes les autres, car, sans elle, rien
de bien ne peut s’accomplir. Sans la prière fréquente,on ne peut trouver la
voie qui conduit au Seigneur, connaître la Vérité , crucifier la chair avec ses passions et ses
désirs, être illuminé dans le coeur par la lumière du Christ et s’unir à Lui
dans le salut. Je dis fréquente, car la perfection et la correction de notre
prière ne dépendent pas de nous, comme le dit encore l’apôtre Paul : Nous ne savons
pas ce qu’il faut demander. Seule la fréquence a été laissée en notre pouvoir
comme moyen pour atteindre la pureté de prière qui est la mère de tout bien spirituel.
Acquiers la mère et tu auras une descendance, dit saint Isaac le Syrien,
enseignant qu’il faut acquérir d’abord la prière pour pouvoir mettre en
pratique toutes les vertus. Mais ils connaissent mal ces questions et ils en parlent
peu, ceux qui ne sont pas familiers avec la pratique et les enseignements
mystérieux des Pères. En conversant ainsi, nous étions insensiblement arrivés
jusqu’à la solitude. Pour ne pas me séparer de ce sage vieillard et satisfaire
plus tôt mon désir, je m’empressai de lui dire :
— Je vous en prie, père vénérable, expliquez-moi ce qu’est la
prière intérieure perpétuelle et comment on peut l’apprendre : je vois que vous
en avez une expérience profonde et sûre.
Le starets accueillit ma demande avec bonté et m’invita chez lui :
— Viens chez moi, je te donnerai un livre des Pères qui te
permettra de comprendre clairement ce qu’est la prière et de l’apprendre avec
l’aide de Dieu. Nous entrâmes dans sa cellule et le starets m’adressa les
paroles suivantes :
— La prière de Jésus intérieure et constante est l’invocation
continuelle et ininterrompue du nom de Jésus par les lèvres, le coeur et
l’intelligence, dans le sentiment de sa présence, en tout lieu, en tout temps,
même pendant le sommeil. Elle s’exprime par ces mots : Seigneur Jésus-Christ,
ayez pitié de moi ! Celui qui s’habitue à cette invocation ressent une grande consolation
et le besoin de dire toujours cette prière ; au bout de quelque temps, il ne
peut plus demeurer sans elle et c’est d’elle-même qu’elle coule en lui. Comprends-tu
maintenant ce qu’est la prière perpétuelle ?
— Je le comprends parfaitement, mon père ! Au nom de Dieu,
enseignez-moi maintenant comment y parvenir, m’écriai-je plein de joie.
— Comment on apprend la prière, nous le verrons dans ce livre. Il
s’appelle Philocalie. Il contient la science complète et détaillée de la prière
intérieure perpétuelle exposée par vingt-cinq Pères ; il est si utile et si parfait
qu’il est considéré comme le guide essentiel de la vie contemplative et, comme
le dit le bienheureux Nicéphore, « il conduit au salut sans peine et sans douleur
».
— Est-il donc plus haut que la sainte Bible ? demandai-je.
— Non, il n’est ni plus haut, ni plus saint que la Bible , mais il contient les
explications lumineuses de tout ce qui reste mystérieux dans la Bible en raison de la
faiblesse de notre esprit, dont la vue ne parvient pas jusqu’à ces hauteurs.
Voici une image : le soleil est un astre majestueux, étincelant et superbe ;
mais on ne peut le regarder à l’oeil nu. Pour contempler ce roi des astres et supporter
ses rayons enflammés, il faut employer un verre artificiel, infiniment plus
petit et plus terne que le soleil. Eh bien, l’Écriture est ce soleil
resplendissant et la Philocalie
ce morceau de verre. Écoute, maintenant, je vais te lire comment s’exercer à la
prière intérieure perpétuelle. Le starets ouvrit la Philocalie , choisit un
passage de saint Siméon le Nouveau Théologien et commença : « Demeure assis dans le silence et
dans la solitude, incline » la tête, ferme les yeux ; respire plus doucement, regarde
par » l’imagination, à l’intérieur de ton coeur, rassemble ton » intelligence,
c’est-à-dire ta pensée, de ta tête dans ton coeur. » Dis sur la respiration : «
Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de » moi », à voix basse, ou simplement en
esprit. Efforce-toi de » chasser toutes pensées, sois patient et répète souvent
cet » exercice. » Puis le starets m’expliqua tout ceci avec des exemples et
nous lûmes encore dans la
Philocalie les paroles de saint Grégoire le Sinaïte et des bienheureux Calliste
et Ignace. Tout ce que nous lisions, le starets me l’expliquait en des termes à
lui. J’écoutais avec attention et ravissement et m’efforçais de fixer toutes
ces paroles dans ma mémoire avec la plus grande exactitude. Nous passâmes ainsi
toute la nuit et allâmes aux matines sans avoir dormi. Le starets, en me
renvoyant, me bénit et me dit de venir chez lui, pendant mon étude de la
prière, pour me confesser avec franchise et simplicité de coeur, car il est vain
de s’attaquer sans guide à l’oeuvre spirituelle. A l’église, je sentis en moi
un zèle ardent qui me poussait à étudier avec soin la prière intérieure perpétuelle,
et je demandai à Dieu de vouloir bien m’aider. Puis, je pensai qu’il me serait
difficile d’aller voir le starets pour me confesser ou lui demander conseil ; à
l’hôtellerie, on ne me gardera pas plus de trois jours et près de la solitude,
il n’y a pas de logis… Heureusement, j’appris qu’un village se trouvait à
quatre verstes. J’y allai pour chercher une place et pour mon bonheur, Dieu me favorisa.
Je pus me louer comme gardien chez un paysan, à condition de passer l’été tout
seul dans une hutte au fond du potager. Dieu merci – j’avais trouvé un endroit tranquille.
C’est ainsi que je me mis à vivre et à étudier par les moyens indiqués la
prière intérieure, en allant souvent voir le starets. Pendant une semaine, je
m’exerçai dans la solitude de mon jardin à l’étude de la prière intérieure, en
suivant
exactement les conseils du starets. Au début, tout semblait aller
bien. Puis je ressentis une grande lourdeur, de la paresse, de l’ennui, un
sommeil insurmontable et les pensées s’abattirent sur moi comme les nuages.
J’allai chez le starets plein de chagrin et lui exposai mon état. Il me reçut
avec bonté et me dit :
— Frère bien-aimé, c’est la lutte que mène contre toi le monde
obscur, car il n’est rien qu’il redoute tant que la prière du coeur. Il essaye
de te gêner et de te donner du dégoût pour la prière. Mais l’ennemi n’agit que
selon la volonté et la permission de Dieu, dans la mesure où cela nous est
nécessaire. Il faut sans doute que ton humilité soit encore mise à l’épreuve :
il est trop tôt pour atteindre par un zèle excessif au seuil même du coeur, car
tu risquerais de tomber dans l’avarice spirituelle. Je vais te lire ce que dit la Philocalie à ce sujet.
Le starets chercha dans les enseignements du moine Nicéphore et lut : « Si,
malgré tes efforts, mon frère, tu ne peux entrer dans la région du coeur, comme
je te l’ai recommandé, fais ce que je te dis et, Dieu aidant, tu trouveras ce
que tu cherches. Tu sais que la raison de tout homme est dans sa poitrine… A
cette raison enlève donc toute pensée (tu le peux si tu veux) et donne-lui le «
Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ». Efforce-toi de remplacer par cette invocation
intérieure toute autre pensée et, à la longue, cela t’ouvrira sûrement le seuil
du coeur, c’est là un fait prouvé par l’expérience. »
— Tu vois ce qu’enseignent les Pères dans ce cas, me dit le
starets. C’est pourquoi tu dois accepter ce commandement avec confiance et
réciter autant que tu le peux la prière de Jésus. Voici un rosaire avec lequel
tu pourras faire au début trois mille oraisons par jour. Debout, assis, couché ou
en marchant dis sans cesse : Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi !
doucement et sans hâte. Et récite exactement trois mille oraisons par jour sans
en ajouter ou en retrancher aucune. C’est ainsi que tu parviendras à l’activité
perpétuelle du coeur. Je reçus avec joie ces paroles du starets et m’en retournai
chez moi. Je me mis à faire exactement et fidèlement ce qu’il m’avait enseigné.
Pendant deux jours, j’y eus quelque difficulté, puis cela devint si facile que lorsque
je ne disais pas la prière, je sentais comme un besoin de la reprendre et elle
coulait avec facilité et légèreté sans rien de la contrainte du début. Je
racontai cela au starets, qui m’ordonna de réciter
six mille oraisons par jour et me dit :
— Sois sans trouble et efforce-toi seulement de t’en tenir
fidèlement au nombre d’oraisons qui t’est prescrit : Dieu te fera miséricorde. Pendant
toute une semaine, je demeurai dans ma cabane solitaire à réciter chaque jour
mes six mille oraisons sans me soucier de rien autre et sans avoir à lutter
contre les pensées ; j’essayais seulement d’observer exactement le commandement
du starets. Qu’arriva-t-il ? Je m’habituai si bien à la prière que, si je
m’arrêtais un court instant, je sentais un vide comme si j’avais perdu quelque
chose – dès que je reprenais ma prière, j’étais de nouveau léger et heureux. Si
je rencontrais quelqu’un, je n’avais plus envie de parler, je désirais
seulement être dans la solitude et réciter la prière ; tellement je m’y trouvais
habitué au bout d’une semaine. Le starets qui ne m’avait pas vu depuis dix
jours vint lui-même prendre de mes nouvelles ; je lui expliquai ce qui
m’arrivait. Après m’avoir écouté, il dit :
— Te voilà habitué à la prière. Vois-tu, il faut maintenant garder
cette habitude et la fortifier : ne perds pas de temps et, avec l’aide de Dieu,
prends la résolution de réciter douze mille oraisons par jour ; demeure dans la
solitude, lève-toi un peu plus tôt, couche-toi un peu plus tard et viens me
voir deux fois par mois. Je me conformai aux ordres du starets et, le premier jour,
c’est à peine si je parvins à réciter mes douze mille oraisons que j’achevai
tard dans la soirée. Le lendemain je le fis plus facilement et avec plaisir. Je
ressentis d’abord de la fatigue, une sorte de durcissement de la langue et une
raideur dans les mâchoires, mais sans rien de désagréable ; ensuite j’eus
légèrement mal au palais, puis au pouce de la main gauche qui égrenait le
rosaire, tandis que mon bras s’échauffait jusqu’au coude, ce qui produisait une
sensation délicieuse. Et cela ne faisait que m’inciter à réciter encore mieux
la prière. Ainsi, pendant cinq jours, j’exécutai fidèlement les douze mille
oraisons et, en même temps que l’habitude, je reçus l’agrément et le goût de la
prière. Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je
commençais à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s’y embarrassait et je
n’avais d’autre désir que de réciter la prière de Jésus. Dès que je m’y fus mis,
je devins tout heureux, mes lèvres remuaient d’elles mêmes et sans effort. Je
passai toute la journée dans la joie. J’étais comme retranché de tout et me
sentais dans un autre monde : Je terminai sans difficulté mes douze mille
oraisons avant la fin du jour. J’aurais beaucoup voulu continuer, mais je
n’osais dépasser le chiffre indiqué par le starets. Les jours suivants, je
continuai à invoquer le nom de Jésus-Christ avec facilité et sans jamais me lasser.
J’allai voir le starets et lui racontai tout cela en détail. Lorsque
j’eus fini, il me dit :
— Dieu t’a donné le désir de prier et la possibilité de le faire
sans peine. C’est là un effet naturel, produit par l’exercice et l’application
constante, de même qu’une machine dont on lance peu à peu le volant continue ensuite
à tourner d’elle-même ; mais, pour qu’elle reste en mouvement, il faut la
graisser et lui donner parfois un nouvel élan. Tu vois maintenant de quelles
facultés merveilleuses le Dieu ami des hommes a doué notre nature sensible
elle-même ; et tu as connu les sensations extraordinaires qui peuvent naître
même dans l’âme pécheresse, dans la nature impure que n’illumine pas encore la
grâce. Mais quel degré de perfection, de joie et de ravissement n’atteint pas
l’homme lorsque le Seigneur veut bien lui révéler la prière spirituelle
spontanée et purifier son âme des passions ! C’est un état inexprimable et la
révélation de ce mystère est un avant-goût de la douceur céleste. C’est le don
que reçoivent ceux qui cherchent le Seigneur dans la simplicité d’un cœur débordant
d’amour !
Désormais, je te permets de réciter autant d’oraisons que tu le
veux, essaie de consacrer tout le temps de la veille à la prière et invoque le
nom de Jésus sans plus compter, t’en remettant humblement à la volonté de Dieu,
et espérant en Son secours ; Il ne t’abandonnera pas et dirigera ta route. Obéissant
à cette règle, je passai tout l’été à réciter sans cesse la prière de Jésus et
je fus tout à fait tranquille. Durant mon sommeil, je rêvais parfois que je
récitais la prière. Et pendant la journée, lorsqu’il m’arrivait de rencontrer
des gens, ils me semblaient aussi aimables que s’ils avaient été de ma famille.
Les pensées s’étaient apaisées et je ne vivais qu’avec la prière ; je
commençais à incliner mon esprit à l’écouter et parfois mon cœur ressentait de
lui-même comme une chaleur et une grande joie. Lorsqu’il m’arrivait d’entrer à
l’église, le long service de la solitude me paraissait court et ne me lassait
plus comme auparavant. Ma cabane solitaire me semblait un palais splendide et
je ne savais comment remercier Dieu de m’avoir envoyé, à moi pauvre pécheur, un
starets à l’enseignement si bienfaisant. Mais je n’eus pas longtemps à jouir de
la direction de mon starets bien-aimé et sage – il mourut à la fin de l’été. Je
lui dis adieu avec des larmes et, en le remerciant pour son enseignement
paternel, je lui demandai de me laisser comme bénédiction le rosaire avec
lequel il priait toujours. Ainsi je restai seul. L’été s’acheva, on récolta les
fruits du jardin. Je n’avais plus où vivre. Le paysan me donna deux roubles
d’argent comme salaire, remplit mon sac de pain pour la route et je repris ma
vie errante ; mais je n’étais plus dans le besoin comme jadis : l’invocation du
nom de Jésus-Christ me réjouissait tout le long du chemin et tout le monde me
traitait avec bonté ; il semblait que tous s’étaient mis à m’aimer. Un jour je
me demandai que faire avec les roubles que m’avait donnés le paysan. A quoi me
servent-ils ? Oui !
Eh bien, je n’ai plus de starets, personne pour me guider ; je
vais acheter une Philocalie et j’y apprendrai la prière intérieure. J’arrivai
dans un chef-lieu de gouvernement et me mis à chercher par les boutiques une Philocalie
; j’en trouvai bien une, mais le marchand en voulait trois roubles et je n’en
avais que deux ; j’eus beau marchander, il ne voulut rien rabattre ; enfin, il
me dit :
— Va donc voir dans cette église, demande au sacristain ; il a un
vieux livre comme ça, qu’il te cédera peut-être pour tes deux roubles. J’y
allai et achetai en effet pour deux roubles une Philocalie fort vieille et
abîmée ; j’en fus tout heureux. Je la raccommodai comme je pus avec de l’étoffe
et la mis dans mon sac avec la
Bible. Voilà comment je vais maintenant, disant sans cesse la
prière de Jésus, qui m’est plus chère et plus douce que tout au monde. Parfois,
je fais plus de soixante-dix verstes en un jour et je ne sens pas que je vais ;
je sens seulement que je dis la prière. Quand un froid violent me saisit, je
récite la prière avec plus d’attention et bientôt je suis tout réchauffé. Si la
faim devient trop forte, j’invoque plus souvent le nom de Jésus-Christ et je ne
me rappelle plus avoir eu faim. Si je me sens malade et que mon dos ou mes
jambes me fassent mal, je me concentre dans la prière et je ne sens plus la
douleur. Lorsque quelqu’un m’offense, je ne pense qu’à la bienfaisante prière
de Jésus ; aussitôt, colère ou peine disparaissent et j’oublie tout. Mon esprit
est devenu tout simple. Je n’ai souci de rien, rien ne m’occupe, rien de ce qui
est extérieur ne me retient, je voudrais être toujours dans la solitude ; par habitude,
je n’ai qu’un seul besoin : réciter sans cesse la prière, et, quand je le fais,
je deviens tout gai. Dieu sait ce qui se fait en moi. Naturellement, ce ne sont
là que des impressions sensibles ou, comme disait le starets, l’effet de la
nature et d’une habitude acquise ; mais je n’ose encore me mettre à l’étude de
la prière spirituelle à l’intérieur du coeur, je suis trop indigne et trop
bête. J’attends l’heure de Dieu, espérant en la prière de mon défunt starets.
Ainsi, je ne suis pas encore parvenu à la prière spirituelle du coeur,
spontanée et perpétuelle ; mais,
grâce à Dieu, je comprends clairement maintenant ce que signifie la parole de
l’Apôtre que j’entendis jadis : « Priez sans cesse ».
DEUXIÈME RÉCIT
Longtemps je voyageai par toutes sortes de lieux, accompagné de la
prière de Jésus, qui me fortifiait et me consolait sur tous les chemins, en
toute occasion et à toute rencontre. A la fin, il me sembla que je ferais bien
de m’arrêter quelque part pour trouver une plus grande solitude et pour étudier la Philocalie , que je ne
pouvais lire que le soir à l’étape ou pendant le repos de midi ; j’avais un
grand désir de m’y plonger longuement pour y puiser avec foi la doctrine
véritable du salut de l’âme par la prière du coeur. Malheureusement, pour
satisfaire ce désir, je ne pouvais m’employer à aucun travail manuel puisque
j’avais perdu l’usage de mon bras gauche dès ma petite enfance ; aussi, dans
l’impossibilité de me fixer quelque part, je me dirigeai vers les pays
sibériens, vers Saint Innocent d’Irkoutsk, pensant que, par les plaines et les
forêts de Sibérie, je trouverais plus de silence et pourrais me livrer plus
commodément à la lecture et à la prière. Je m’en allai ainsi, récitant sans
cesse la prière. Au bout de quelque temps, je sentis que la prière passait
d’elle-même dans mon coeur, c’est-à-dire que mon coeur, en battant
régulièrement, se mettait en quelque sorte à réciter en lui-même les paroles
saintes sur chaque battement, par exemple 1-Seigneur, 2-Jésus, 3-Christ, et ainsi
de suite.
Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que
disait mon coeur, me rappelant combien c’était agréable, au dire de mon défunt
starets. Puis, je ressentis une légère douleur au coeur et dans mon esprit un
tel amour pour Jésus-Christ qu’il me semblait que, si je L’avais vu, je me
serais jeté à Ses pieds, je les aurais saisis, embrassés et baignés de mes
larmes en Le remerciant pour la consolation qu’il nous donne avec Son nom, dans
Sa bonté et Son amour pour Sa créature indigne et coupable. Bientôt apparut
dans mon coeur une bienfaisante chaleur qui gagna toute ma poitrine. Cela me
conduisit en particulier à une lecture attentive de la Philocalie pour y vérifier
ces sensations et y étudier le développement de la prière intérieure du coeur ;
sans ce contrôle, j’aurais craint de tomber dans l’illusion, de prendre les
actions de la nature pour celles de la grâce et de m’enorgueillir de cette acquisition
rapide de la prière, selon ce que m’avait expliqué mon défunt starets. C’est
pourquoi je marchais surtout la nuit et je passais mes journées à lire la Philocalie assis dans
la forêt sous les arbres. Ah ! combien de choses nouvelles, de choses profondes
et ignorées je découvris par cette lecture ! Dans cette occupation, je goûtais
une béatitude plus parfaite que tout ce que j’avais pu imaginer jusque-là. Sans
doute, certains passages restaient incompréhensibles à mon esprit borné, mais
les effets de la prière du coeur éclaircissaient ce que je ne comprenais pas ;
de plus, je voyais parfois en songe mon défunt starets qui m’expliquait
beaucoup de difficultés et inclinait toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité.
Je passai deux grands mois d’été dans ce bonheur parfait. Je voyageais surtout
par les bois et les chemins de campagne ; lorsque j’arrivais dans un village, je
demandais un sac de pain, une poignée de sel, je remplissais d’eau ma gourde et
je repartais pour cent verstes.
Le pèlerin est attaqué par des brigands.
Sans doute à cause des péchés de mon âme endurcie, ou pour le
progrès de ma vie spirituelle, les tentations apparurent à la fin de l’été.
Voici comment : un soir que j’avais débouché sur la grand route, je rencontrai
deux hommes qui avaient des têtes de soldats ; ils me demandèrent de l’argent.
Quand je leur dis que je n’avais pas un sou, ils ne voulurent pas me croire et
crièrent brutalement : — Tu mens ! Les pèlerins ramassent beaucoup d’argent !
L’un des deux ajouta : –
Inutile de parler longtemps avec lui ! et il me frappa à la tête avec son gourdin
; je tombai sans connaissance.
Je ne sais si je restai longtemps ainsi, mais lorsque je revins à
moi, je vis que j’étais dans la forêt près de la route ; j’étais tout déchiré
et mon sac avait disparu ; il n’y avait plus que les bouts des ficelles par
lesquelles il tenait. Dieu merci, ils n’avaient pas emporté mon passeport que je
gardais dans ma vieille toque pour pouvoir le montrer rapidement quand c’était
nécessaire. M’étant mis debout, je pleurai amèrement non tant à cause de la
douleur que pour mes livres, ma Bible et ma Philocalie, qui étaient dans le sac
volé. Toute la journée, toute la nuit, je m’affligeai et je pleurai. Où est ma
Bible que je lisais depuis que j’étais petit et que j’avais toujours avec moi ?
Où est ma Philocalie de laquelle je tirais enseignement et consolation ? Malheureux,
j’ai perdu l’unique trésor de ma vie, sans avoir pu m’en rassasier. Il aurait
mieux valu mourir que de vivre ainsi sans nourriture spirituelle. Jamais je ne
pourrai les racheter.
Deux jours durant, je pus à peine marcher tant j’étais affligé ; le
troisième jour, je tombai à bout de forces près d’un buisson et m’endormis.
Voilà qu’en songe, je me vois à la solitude, dans la cellule de mon starets et
je lui pleure mon chagrin. Le starets, après m’avoir consolé, me dit : — Que ce
te soit une leçon de détachement des choses terrestres pour aller plus
librement vers le ciel. Cette épreuve t’a été envoyée pour que tu ne tombes pas
dans la volupté spirituelle. Dieu veut que le chrétien renonce à sa volonté
propre et à tout attachement pour elle, afin de se remettre entièrement à la
volonté divine. Tout ce qu’il fait est pour le bien et le salut de l’homme. Il
veut que tous soient sauvés. Aussi reprends courage et crois qu’avec la tentation,
le Seigneur prépare aussi l’heureuse issue. Bientôt tu recevras une consolation
plus grande que toute ta peine. A ces mots, je me réveillai, je sentis dans mon
corps des forces fraîches, et dans mon âme comme une aurore et un calme
nouveau. Que la volonté du Seigneur soit faite ! dis-je. Je me levai, me signai
et partis. La prière agissait de nouveau dans mon coeur comme auparavant et pendant
trois jours je cheminai tranquillement. Soudain, je rencontre sur la route une
troupe de forçats, qu’on menait sous escorte. En arrivant à leur niveau,
j’aperçus les deux hommes qui m’avaient dépouillé et, comme ils marchaient au
bord de la colonne, je me jetai à leurs pieds et les suppliai de me dire où étaient
mes livres. Ils firent d’abord semblant de ne pas me reconnaître, puis l’un
d’eux me dit : — Si tu nous donnes quelque chose, nous te dirons où sont tes
livres. Il nous faut un rouble d’argent. Je jurai que je le leur donnerais,
absolument, dussé-je mendier pour cela.
— Tenez, si vous voulez, prenez mon passeport en gage. Ils me
dirent que mes livres se trouvaient dans les voitures avec d’autres objets
volés qu’on leur avait retirés.
— Comment puis-je les obtenir ?
— Demande au capitaine de l’escorte.
Je courus au capitaine et lui expliquai la chose en détail. Dans
la conversation, il me demanda si je savais lire la Bible.
— Non seulement je sais lire, dis-je, mais aussi écrire ; vous
verrez sur la Bible
une inscription qui montre qu’elle m’appartient ; et voici sur mon passeport
mon nom et mon prénom.
Le capitaine me dit : — Ces brigands sont des déserteurs, ils
vivaient dans une cabane et détroussaient les passants. Un cocher adroit les a
arrêtés hier, alors qu’ils voulaient lui enlever sa troïka. Je ne demande pas
mieux que de te remettre tes livres, s’ils sont là : mais il faut que tu
viennes avec nous jusqu’à l’étape ; c’est à quatre verstes seulement et je ne
peux arrêter tout le convoi à cause de toi.
Je marchais tout joyeux à côté du cheval du capitaine et bavardais
avec lui. Je vis que c’était un homme honnête et bon et qui n’était déjà plus
jeune. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et où j’allais. Je lui répondis
en toute vérité ; et ainsi nous atteignîmes la maison d’étape. Il alla chercher
mes livres, et me les remit en disant : — Où veux-tu donc aller maintenant ? Il
fait déjà nuit. Tu n’as qu’à rester avec moi.
Je restai. J’étais si heureux d’avoir retrouvé mes livres que je
ne savais comment remercier Dieu ; je les serrais contre mon coeur jusqu’à en
avoir des crampes dans les bras. Des larmes de bonheur me coulaient des yeux,
et mon coeur battait d’une joie délicieuse.
Le capitaine dit en me regardant : — On voit que tu aimes lire la
Bible.
Dans ma joie, je ne pus répondre un mot. Je ne faisais que
pleurer.
Il continua : — Moi-même, frère, je lis chaque jour avec soin
l’Évangile. Là-dessus, entrouvrant son uniforme, il en tira un petit Évangile
de Kiev avec une couverture en argent.
— Assieds-toi et je te raconterai comment j’ai pris cette habitude. Holà !
qu’on nous serve à souper !
Histoire du capitaine.
Nous nous assîmes à table. Le capitaine commença son récit :
— Depuis ma jeunesse, j’ai servi dans l’armée et jamais en
garnison. Je connaissais bien le service et mes chefs me considéraient comme un
enseigne modèle. Mais mes années étaient jeunes et mes amis aussi ; pour mon malheur,
j’appris à boire et je me livrai tellement à la boisson que j’en devins malade
; quand je ne buvais pas, j’étais un excellent officier, mais au moindre petit
verre, c’était six semaines de lit. Longtemps, on me supporta, mais, à la fin,
pour avoir insulté un chef après boire, je fus dégradé et condamné à servir
trois ans en garnison ; si je n’abandonnais pas la boisson, j’étais menacé d’un
châtiment des plus sévères. Dans cette position misérable, j’eus beau essayer
de me retenir, j’eus beau me faire soigner, je ne pus me débarrasser de ma
passion et l’on décida de m’envoyer aux bataillons de discipline. Lorsque je
l’appris, je ne sus plus que devenir. Un jour, j’étais assis dans la chambrée
et je pensais à tout cela. Voilà que vient un moine qui quêtait pour une église.
Chacun donnait ce qu’il pouvait. Arrivé près de moi, il me demande : — Pourquoi
es-tu si triste ? Je parlai un peu avec lui et lui racontai mon malheur. Le
moine, compatissant à ma situation, me dit : — La même chose est arrivée à mon
propre frère, et voilà comme il s’en est tiré : Son père spirituel lui donna un
Évangile et lui ordonna d’en lire un chapitre, chaque fois qu’il aurait envie
de boire ; et si l’envie revenait, il devait lire le chapitre suivant. Mon
frère mit ce conseil en pratique et, au bout de peu de temps, la passion de
boire le quitta. Voilà quinze ans qu’il n’a plus goûté une boisson forte. Fais
donc de même, et tu en verras bientôt l’avantage. J’ai un Évangile, si tu veux,
je te l’apporterai. A ces mots, je lui dis :
— Que veux-tu que je fasse de ton Évangile, alors que ni mes
efforts, ni les moyens médicaux n’ont pu me retenir ? (Je parlais ainsi parce
que je n’avais jamais lu l’Évangile).
— Ne dis pas cela, répliqua le moine. Je t’assure que tu y
trouveras profit. Le lendemain, en effet, le moine m’apporta cet Évangile que
voilà. Je l’ouvris, le regardai, je lus quelques phrases et lui dis :
— Je n’en veux pas ; on n’y comprend rien ; je n’ai pas l’habitude
de lire les caractères d’église.
Le moine continua à m’exhorter, disant que dans les mots mêmes de
l’Évangile il y a une force bienfaisante ; car c’est Dieu lui-même qui a dit
les paroles qu’on y trouve imprimées. Ça ne fait rien si tu ne comprends pas, lis
seulement avec attention. Un saint a dit : Si tu ne comprends pas la Parole de Dieu, les diables
comprennent ce que tu lis et ils tremblent ; et certes le désir de boire est bien l’oeuvre des démons.
Et je te dirai encore ceci : Jean Chrysostome écrit que même la demeure où est
conservé l’Évangile effraie les esprits des ténèbres et forme un obstacle à
leurs intrigues. Je ne me souviens plus très bien – je crois que je donnai
quelque chose à ce moine – je pris son Évangile et le fourrai dans mon coffre
avec mes affaires ; je l’oubliai complètement. Quelque temps après, arriva le
moment de boire ; j’en crevais d’envie et j’ouvris mon coffre pour y prendre de
l’argent et filer au cabaret. L’Évangile me tomba sous les yeux et, me
rappelant subitement tout ce que m’avait dit le moine, je l’ouvris et commençai
à lire le premier chapitre de Matthieu. Je le lus jusqu’au bout, sans rien y
comprendre ; mais je me rappelais ce qu’avait expliqué le moine : ça ne fait
rien si tu ne comprends pas, lis seulement avec attention. Eh ! me dis-je,
essayons encore un chapitre. La lecture m’en parut plus claire. Voyons aussi le
troisième : je ne l’avais pas commencé qu’une sonnerie retentit : c’était
l’appel du soir. Il n’y avait plus moyen de quitter la caserne ; ainsi, je
restai sans boire.
Le lendemain matin, comme j’allais sortir pour chercher de
l’eau-de-vie, je me dis : Et si je lisais un chapitre de l’Évangile ? On verra
bien. Je le lus, et je ne bougeai pas. Une autre fois encore, j’eus envie
d’alcool, mais je me mis à lire et me sentis soulagé. J’en fus tout réconforté
et, à chaque sursaut de mon désir, je m’attaquais à un chapitre de l’Évangile.
Plus le temps passait, et mieux ça allait. Lorsque j’eus fini les quatre Évangiles,
ma passion pour le vin avait complètement disparu ; j’étais devenu de glace à
ce sujet. Et tiens, voilà juste vingt ans maintenant que je n’ai plus touché
une boisson forte.
Tout le monde fut étonné de mon changement ; au bout de trois ans,
je fus réadmis dans le corps des officiers, je franchis les grades successifs
et devins capitaine. Je me mariai, je tombai sur une excellente femme ; nous
avons amassé quelque bien, et maintenant, Dieu merci, ça va à peu près ; nous
aidons les pauvres comme nous le pouvons et recevons les pèlerins. J’ai un fils
qui est déjà officier, c’est un brave garçon. Eh bien, vois-tu, depuis ma
guérison, je me suis promis de lire chaque jour, ma vie durant, un des quatre Évangiles
en entier, sans admettre aucun empêchement.
C’est ainsi que je fais. Lorsque je suis accablé de travail et que
je suis très fatigué, je me couche et je demande à ma femme ou à mon fils de
lire l’Évangile à côté de moi, ainsi j’observe ma règle. En témoignage de
reconnaissance et pour la gloire de Dieu, j’ai fait couvrir cet Évangile en argent
massif et je le porte toujours sur ma poitrine. J’écoutais avec plaisir ces
propos du capitaine et lui dis : — J’ai connu un cas semblable : dans notre
village, à la fabrique, il y avait un excellent ouvrier, très versé dans son
métier ; mais, pour son malheur, il buvait et souvent. Un homme pieux lui
conseilla, à chaque fois qu’il aurait envie d’eau-de-vie, de réciter
trente-trois prières de Jésus en l’honneur de la Très Sainte Trinité et
d’après les années de la vie terrestre de Jésus Christ. C’est ce qu’il fit et
il cessa bientôt de boire. Et ce n’est pas tout : trois ans après, il entrait
au monastère.
— Et qu’est-ce qui vaut plus – demanda le capitaine – la prière de
Jésus ou l’Évangile ?
— C’est tout un, répondis-je. L’Évangile est comme la prière de
Jésus : car le nom divin de Jésus-Christ enferme en lui toutes les vérités
évangéliques. Les Pères disent que la prière de Jésus est le résumé de tout l’Évangile.
Puis, nous dîmes les prières ; le capitaine commença à lire depuis
le début l’Évangile de Marc et je l’écoutai en faisant oraison dans mon coeur.
Le capitaine termina sa lecture à deux heures du matin et nous allâmes nous coucher.
Selon mon habitude, je me levai tôt le matin ; tout le monde
dormait ; le jour commençait à peine que je me plongeai dans ma chère
Philocalie. Avec quelle joie je l’ouvris ! Il me semblait avoir retrouvé mon
père après une longue absence ou un ami ressuscité des morts. Je l’embrassai et
remerciai Dieu de me l’avoir rendue ; je commençai à lire Théolepte de
Philadelphie
dans la deuxième
partie de la
Philocalie. Je fus étonné de voir qu’il propose de se livrer
au même moment à trois ordres d’activité : assis à table, dit-il, donne à ton
corps la nourriture, à ton esprit la lecture et à ton coeur la prière. Mais le
souvenir de la bienfaisante soirée de la veille
m’expliquait pratiquement cette pensée. C’est alors que je compris
le mystère de la différence entre le coeur et l’esprit.
Lorsque le capitaine se réveilla, j’allai le remercier de sa bonté
et lui dire adieu. Il me versa du thé, me donna un rouble d’argent et nous nous
séparâmes. Je repris ma route tout joyeux. Au bout de la première verste, je me
souvins que j’avais promis aux soldats un rouble, que je me trouvais posséder
maintenant. Fallait-il le leur remettre ou non ? D’un côté, me disais-je, ils
t’ont frappé et volé, et ils n’en peuvent rien faire, puisqu’ils sont arrêtés.
Mais d’autre part rappelle-toi ce qu’écrit la Bible : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger.
Et Jésus-Christ lui-même dit : Aimez vos ennemis et encore Si quelqu’un veut t’arracher ta robe,
donne-lui aussi ton manteau. Ainsi persuadé, je revins sur mes pas et j’arrivai
à la maison d’étape au moment où le convoi se formait pour repartir . Je courus
vers les deux malfaiteurs et leur glissai mon rouble dans la main en disant :
— Priez et faites pénitence ; Jésus-Christ est l’ami des hommes. Il
ne vous abandonnera pas !
Je m’éloignai sur ces mots et repris ma route dans l’autre sens.
Solitude.
Après avoir fait cinquante verstes sur la grand route, je
m’engageai dans les chemins de campagne plus solitaires et plus propres à la
lecture. Longtemps, j’allai par les bois ; de temps à autre, je rencontrais un
petit village. Souvent, je m’installais pour toute la journée dans la forêt à
lire la Philocalie
; j’y puisais des connaissances étonnantes et profondes. Mon coeur était
enflammé du désir de s’unir à Dieu par la prière intérieure que je m’efforçais
d’étudier et de contrôler dans la
Philocalie ; en même temps, j’étais triste de n’avoir pas
trouvé un abri où je pourrais me livrer à la lecture en paix et sans interruption.
A cette époque, je lisais aussi ma Bible et je sentais que je commençais à la
mieux comprendre ; j’y trouvais moins de passages obscurs. Les Pères ont raison
de dire que la Philocalie
est la clé qui découvre les mystères ensevelis dans l’Écriture. Sous sa
direction, je commençais à comprendre le sens caché de la Parole de Dieu ; je découvrais
ce que signifient l’homme intérieur au fond du coeur la prière véritable,
l’adoration en esprit, le Royaume à l’intérieur de nous, l’intercession de l’Esprit
Saint ; je comprenais le sens
de ces paroles : Vous êtes en moi, donne-moi ton coeur, être revêtu du Christ,
les fiançailles de l’Esprit dans nos coeurs, l’invocation Abba Père et bien d’autres.
Quand en même temps je priais au fond du coeur, tout ce qui
m’entourait m’apparaissait sous un aspect
ravissant : les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre, l’air, la lumière,
tous semblaient me dire qu’ils existent pour l’homme, qu’ils témoignent de
l’amour de Dieu pour l’homme ; tout priait, tout chantait gloire à Dieu ! Je comprenais
ainsi ce que la Philocalie
appelle « la connaissance du langage de la création », et je voyais comment il
est possible de converser avec les créatures de Dieu.
Histoire d’un forestier.
Je voyageai longtemps ainsi. Enfin, j’atteignis un pays si perdu
que je restai trois jours sans voir un village.
J’avais fini mon pain et me demandais avec inquiétude comment ne
pas mourir de faim. Dès que j’eus commencé à prier dans mon coeur, mon ennui
disparut, je m’en remis à la volonté de Dieu, je devins gai et tranquille. J’avançais
depuis peu sur la route à travers une immense forêt lorsque j’aperçus devant
moi un chien de garde qui sortait de la forêt ; je l’appelai et il vint, tout
gentil, se faire caresser. Je me réjouis et me dis : Voilà bien la bonté de Dieu
! – il y a sûrement un troupeau dans cette forêt et c’est le chien du berger,
ou bien peut-être un chasseur poursuit-il du gibier par ici ; de toutes façons,
je pourrai demander du pain, puisque voilà deux jours que je n’ai pas mangé, ou
m’informer s’il n’y a pas un village dans le voisinage. Le chien, après avoir
tourné autour de moi, voyant qu’il n’y avait rien à manger, s’enfuit dans la
forêt par le même petit sentier d’où il avait sauté sur la route. Je le suivis
; au bout de deux cents mètres, j’aperçus à travers les arbres le chien
installé dans un terrier d’où il sortait la tête en aboyant.
Je vis approcher entre les arbres un paysan maigre et pâle, d’âge
moyen. Il me demanda comment j’étais parvenu jusque-là. Je lui demandai ce
qu’il faisait en un lieu si perdu. Et nous échangeâmes quelques paroles amicales.
Le paysan me pria d’entrer dans sa cabane et m’expliqua qu’il était garde
forestier et surveillait cette forêt qui devait être mise en coupe. Il m’offrit
le pain et le sel, et la conversation s’engagea entre nous.
— Je t’envie cette vie solitaire que tu mènes, lui dis je ; ce
n’est pas comme moi, toujours errant et en contact avec tout le monde.
— Si tu le désires, me dit-il, tu peux très bien vivre ici ; il y
a par là une vieille cabane, celle qui a servi à l’ancien garde ; elle est un
peu démolie, mais pour l’été on peut s’en arranger. Tu as un passeport. Il y a
assez de pain pour nous deux, on m’en apporte chaque semaine de notre village ;
et voilà le ruisseau qui n’est jamais à sec. Pour moi, frère, voilà dix ans que
je ne mange que du pain et ne bois que de l’eau. Seulement, à l’automne, quand
les travaux des champs seront finis, il viendra deux cents hommes pour la coupe
; je n’aurai plus rien à faire ici et on ne te permettra pas d’y rester. A ces
mots, je sentis une telle joie que je faillis me jeter à ses pieds. Je ne
savais comment remercier Dieu de Sa bonté envers moi.
Tout ce que je désirais et pour quoi je me tracassais, voilà que
je le reçois brusquement. Jusqu’à la mi automne, il y a encore quatre mois et
je peux, pendant ce temps, profiter du silence et de la paix pour étudier avec l’aide
de la Philocalie
la prière perpétuelle à l’intérieur du coeur. Aussi je résolus de m’installer
dans la cabane indiquée. Nous continuâmes à parler et ce simple frère me raconta
sa vie et ses idées.
— Dans mon village, dit-il, je n’étais pas le dernier ; j’avais un
métier, je teignais les étoffes en rouge et en bleu ; je vivais à mon aise,
mais non sans péché : je trompais beaucoup ma clientèle et je jurais à tout propos
; j’étais grossier, buveur et querelleur. Dans ce village, il y avait un vieux
chantre qui possédait un livre ancien, très ancien, sur le Jugement dernier.
Souvent, il venait chez les fidèles orthodoxes pour y lire ; on lui donnait
pour cela un peu d’argent ; il venait aussi chez moi. La plupart du temps, on
lui donnait dix sous et il restait à lire jusqu’au chant du coq. Une fois, je
travaillais tout en l’écoutant, il lisait un passage sur les tortures de
l’enfer et sur la résurrection des morts, comment Dieu viendra juger, comment
les Anges souffleront dans des trompettes, quel feu, quelle poix il y aura et
comment les vers dévoreront les pécheurs. Soudain, j’eus une peur effrayante et
je me dis : Je n’échapperai pas aux tourments ! Holà, je vais me mettre à
sauver mon âme et j’arriverai peut-être à racheter mes péchés. Je réfléchis
longuement et je décidai d’abandonner mon métier ; je vendis ma maison et comme
je vivais seul, je me fis garde forestier, ne demandant pour salaire que du
pain, de quoi me couvrir et des cierges pour allumer pendant les prières.
Voilà plus de dix ans que je vis ici. Je ne mange qu’une fois par
jour et ne prends que du pain et de l’eau. Chaque nuit, je me lève au premier
chant du coq et jusqu’au jour je fais mes génuflexions et mes salutations jusqu’à
terre ; lorsque je prie, j’allume sept cierges devant les images. Le jour,
quand je parcours la forêt, je porte des chaînes de soixante livres sur la
peau. Je ne jure pas, je ne bois ni bière ni alcool, je ne me querelle avec personne
; femmes et filles, je n’en ai jamais connu.
Au début, j’étais plutôt content de vivre ainsi, mais, à force, je
suis assailli de réflexions que je ne peux chasser. Dieu sait si je rachèterai
mes péchés, mais cette vie est bien dure. Et puis, est-ce vrai ce que racontait
le livre ? Comment l’homme peut-il ressusciter ? Ceux qui sont morts depuis
cent ans et plus, leur poussière même a disparu. Et, qui sait, y aura-t-il un
enfer ou non ? En tout cas, personne n’est jamais revenu de l’autre monde ; quand
l’homme meurt, il pourrit et il n’en reste plus de traces. Ce livre, c’est
peut-être les popes ou les fonctionnaires qui l’ont écrit pour nous effrayer,
nous, les imbéciles, et pour que nous soyons plus soumis. Ainsi, on vit
péniblement et sans consolation sur cette terre et dans l’autre monde, il n’y
aura rien ! Alors, à quoi bon ? Ne vaut-il pas mieux avoir au moins un peu de
bon temps tout de suite ? Ces idées me poursuivent, ajouta-t-il, et j’ai peur
de devoir reprendre mon ancien métier. J’étais plein de pitié pour lui et je me
disais : On prétend que seuls les savants et les intellectuels deviennent
libres penseurs et ne croient plus à rien, mais nos frères, les simples
paysans, quelle incroyance ils se fabriquent ! Sûrement le monde obscur a accès
près de tous et il s’attaque peut-être encore plus facilement aux simples. Il
faut raisonner autant que possible et se fortifier contre l’ennemi par la Parole de Dieu.
Aussi, pour soutenir un peu ce frère et raffermir sa foi, je
sortis de mon sac la Philocalie
et l’ouvris au chapitre 109 du bienheureux Hésychius. Je le lus et lui expliquai
qu’on ne se retient pas de pécher par la seule crainte du châtiment, car l’âme
ne peut s’affranchir des pensées coupables que par la vigilance de l’esprit et
la pureté du coeur. Tout cela s’acquiert par la prière intérieure. Si quelqu’un
s’engage sur la voie ascétique non seulement par crainte des tortures de
l’enfer, mais même par désir du royaume céleste, ajoutai-je, les Pères comparent
son action à celle d’un mercenaire. Ils disent que la peur des tourments est la
voie de l’esclave et le désir d’une récompense est la voie du mercenaire. Mais Dieu
veut que nous venions à Lui comme des fils ; il veut que l’amour et le zèle
nous poussent à nous conduire dignement, et que nous jouissions de l’union
parfaite avec Lui dans l’âme et dans le coeur.
— Tu auras beau t’épuiser, t’imposer les épreuves et les exploits
physiques les plus durs ; si tu n’as pas toujours Dieu dans l’esprit et la
prière de Jésus dans le coeur, tu ne seras jamais à l’abri des pensées
mauvaises ; tu seras toujours disposé à pécher à la moindre occasion.
Mets-toi donc, frère, à réciter sans cesse la prière de Jésus ;
cela t’est facile dans cette solitude ; tu en verras bientôt le profit. Les
idées impies disparaîtront, la foi et l’amour pour Jésus-Christ se révéleront à
toi ; tu comprendras comment les morts peuvent ressusciter et le Jugement
dernier t’apparaîtra pour ce qu’il est véritablement. Et dans ton coeur il y
aura tant de légèreté et de joie que tu en seras étonné ; tu ne seras plus
lassé ou troublé à cause de ta vie de pénitence !
Ensuite je lui expliquai de mon mieux comment réciter la prière de
Jésus selon le commandement divin et les enseignements des Pères. Il semblait
ne pas demander mieux et son trouble diminua. Alors, m’étant séparé de lui,
j’entrai dans la vieille cabane qu’il m’avait indiquée.
Travaux spirituels.
Mon Dieu ! quelle joie, quelle consolation, quel ravissement je
ressentis en franchissant le seuil de ce réduit ou pour mieux dire de ce
tombeau ; il m’apparaissait comme un magnifique palais rempli de gaîté et je me
dis : eh bien, maintenant, dans ce calme et dans cette paix, il faut travailler
sérieusement et prier le Seigneur de m’éclairer l’esprit. Aussi je commençai à
lire la Philocalie
du début à la fin avec grande attention. En quelque temps, j’eus achevé ma
lecture et me rendis compte de la sagesse, de la sainteté et de la profondeur
de ce livre. Mais comme il y est traité de nombreux sujets, je ne pouvais tout
comprendre ni rassembler les forces de mon esprit sur le seul enseignement de
la prière intérieure afin de parvenir à la prière spontanée et perpétuelle à l’intérieur
du coeur. J’en avais pourtant grande envie, d’après le commandement divin
transmis
par l’Apôtre : cherchez les dons les plus parfaits et aussi : n’éteignez
pas l’esprit. J’avais beau réfléchir, je ne savais que faire. Je n’ai pas assez
d’intelligence ni de compréhension, et personne pour m’aider. Je m’en vais ennuyer
le Seigneur à force de prières et peut-être voudra-t-il éclairer mon esprit. Je
passai ainsi une journée à prier sans m’arrêter un instant ; mes pensées s’apaisèrent
et je m’endormis ; voilà qu’en songe je me vois dans la cellule de mon starets
et il m’explique la Philocalie en disant : ce saint livre est rempli d’une grande
sagesse. C’est un trésor mystérieux d’enseignements sur les desseins secrets de
Dieu. Il n’est pas accessible en tout endroit et à quiconque ; mais il contient
des maximes à la mesure de chacun, profondes pour les esprits profonds, et
simples pour les simples. C’est pourquoi, vous, les gens simples, ne devez pas
lire
les livres des Pères à la suite comme ils sont placés ici. C’est
une disposition conforme à la théologie ; mais celui qui n’est pas instruit et
désire apprendre la prière intérieure dans la Philocalie doit
pratiquer l’ordre suivant : 1 – d’abord lire le livre du moine Nicéphore (dans
la deuxième partie) ; puis 2 – le livre de Grégoire le Sinaïte en entier, sauf
les chapitres brefs ; 3 – les trois formes de la prière de Syméon le Nouveau
Théologien et son traité de la Foi
; et ensuite 4 – le livre de Calliste et Ignace. Dans ces textes, on trouve
l’enseignement complet de la prière intérieure du coeur, à la portée de chacun.
Si tu veux un texte encore plus compréhensible, prends dans la
quatrième partie le modèle abrégé de prière de Calliste, patriarche de
Constantinople. Et moi, tenant quasiment la Philocalie en mains, je
cherchais le passage indiqué sans parvenir à le trouver. Le starets tournant
quelques pages, me dit : Le voilà, je vais te le marquer ! Et ramassant un
charbon par terre, il fit un trait sur le côté de la page face au passage
indiqué. J’écoutais attentivement toutes les paroles du starets et essayais de
les fixer dans ma mémoire avec fermeté et en détail.
Je me réveillai et, comme il ne faisait pas encore jour, je restai
étendu, me rappelant tout ce que j’avais vu en songe et répétant ce que m’avait
dit le starets. Puis je me mis à réfléchir : Dieu sait si c’est l’âme de mon
défunt starets qui m’apparaît ainsi ou mes propres idées qui prennent cette
forme, car je pense souvent et longtemps à la Philocalie et au
starets ! Je me levai dans cette incertitude d’esprit ; il commençait à faire
clair. Et, soudain, je vois sur la pierre qui me tenait lieu de table la Philocalie ouverte à la
page indiquée par le starets et marquée d’un trait de charbon, exactement comme
dans mon rêve ; le charbon lui-même était encore à côté du livre. J’en fus
frappé, car je me rappelais que le livre n’était pas là, la veille ; je l’avais
placé, fermé, près de moi avant de m’endormir et je me rappelais aussi qu’il
n’y avait aucune marque à cette page. Cet événement me donna foi dans la vérité
de l’apparition et m’assura de la sainteté de la mémoire de mon starets. Ainsi
je recommençai à lire la
Philocalie selon l’ordre indiqué. Je lus une fois, puis
encore une autre et cette lecture enflamma mon zèle et mon désir d’éprouver en
actions tout ce que j’avais lu. Je découvris clairement le sens de la prière
intérieure, les moyens d’y parvenir et ses effets ; je compris comment elle
réjouit l’âme et le coeur et comment on peut distinguer si ce bonheur vient de
Dieu, de la nature saine, ou de l’illusion. Je cherchai avant tout à découvrir
le lieu du coeur, selon l’enseignement de saint Syméon le Nouveau Théologien.
Ayant fermé les yeux, je dirigeais mon regard vers le coeur, essayant de me le
représenter tel qu’il est dans la partie gauche de la poitrine et écoutant soigneusement
son battement. Je pratiquai cet exercice d’abord pendant une demi-heure,
plusieurs fois par jour ; au début, je ne voyais rien que ténèbres ; bientôt
mon coeur apparut et je sentis son mouvement profond ; puis je parvins à
introduire dans mon coeur la prière de Jésus et à l’en faire sortir, au rythme
de la respiration, selon l’enseignement de saint Grégoire le Sinaïte, et de
Calliste et Ignace : pour cela, en regardant par l’esprit dans mon coeur,
j’inspirais l’air et le gardais dans ma poitrine en disant : Seigneur
Jésus-Christ, et je l’expirais en disant : ayez pitié de moi. Je m’exerçai
d’abord pendant une heure ou deux, puis je m’appliquai de plus en plus fréquemment
à cette occupation et, à la fin, j’y passais presque tout le jour. Lorsque je
me sentais alourdi, fatigué ou inquiet, je lisais immédiatement dans la Philocalie les passages
qui traitent de l’activité du coeur, et le désir et le zèle pour la prière
renaissaient en moi. Au bout de trois semaines, je ressentis une douleur au
coeur, puis une tiédeur agréable et un sentiment de consolation et de paix.
Cela me donna plus de force pour m’exercer à la prière, à laquelle
s’attachaient toutes mes pensées et je commençai à sentir une grande joie. A
partir de ce moment, j’éprouvai de temps à autre diverses sensations nouvelles
dans le coeur et dans l’esprit. Parfois il y avait comme un bouillonnement dans
mon coeur et une légèreté, une liberté, une joie si grandes, que j’en étais transformé
et me sentais en extase. Parfois, je sentais un amour ardent pour Jésus-Christ
et pour toute la création divine. Parfois mes larmes coulaient d’elles-mêmes
par reconnaissance pour le Seigneur qui avait eu pitié de moi, pécheur endurci.
Parfois mon esprit borné s’illuminait tellement que je comprenais clairement ce
que jadis je n’aurais pas même pu concevoir. Parfois la douce chaleur de mon
coeur se répandait dans tout mon être et je sentais avec émotion la présence
innombrable du Seigneur.
Parfois je ressentais une joie puissante et profonde, à l’invocation
du nom de Jésus-Christ et je comprenais ce que signifie sa parole : Le Royaume
de Dieu est à l’intérieur de vous.
Au milieu de ces consolations bienfaisantes, je remarquai que les
effets de la prière du cœur apparaissent sous trois formes : dans l’esprit,
dans les sens et dans l’intelligence. Dans l’esprit, par exemple, la douceur de
l’amour de Dieu, le calme intérieur, le ravissement de l’esprit, la pureté des
pensées, la splendeur de l’idée de Dieu ; dans les sens, l’agréable chaleur du
coeur, la plénitude de douceur dans les membres, le bouillonnement de la joie
dans le coeur, la légèreté, la vigueur de la vie, l’insensibilité aux maladies ou
aux peines ; dans l’intelligence, l’illumination de la raison, la compréhension
de l’Écriture sainte, la connaissance du langage de la création, le détachement
des vains soucis, la conscience de la douceur de la vie intérieure, la
certitude de la proximité de Dieu et de son amour pour nous.
Après cinq mois solitaires dans ces travaux et dans ce bonheur, je
m’habituai si bien à la prière du coeur que je la pratiquais sans cesse et qu’à
la fin je sentis qu’elle se faisait d’elle-même sans aucune activité de ma part
; elle jaillissait dans mon esprit et dans mon coeur non seulement en état de
veille, mais même pendant le sommeil, et ne s’interrompait plus une seconde.
Mon âme remerciait le Seigneur et mon coeur exultait d’une joie incessante.
Le temps de la coupe arriva, les bûcherons se rassemblèrent et je
dus quitter ma demeure silencieuse. Ayant remercié le garde forestier et récité
une prière, je baisai ce coin de terre où le Seigneur avait bien voulu me manifester
sa bonté, je mis mon sac sur mes épaules et je partis. Je marchai très
longtemps et je parcourus bien des pays avant d’entrer dans Irkoutsk. La prière
spontanée du coeur a été ma consolation tout le long de la route, elle n’a
jamais cessé de me réjouir, bien qu’à des degrés divers ; nulle part et à aucun
moment elle ne m’a gêné, rien n’a jamais pu l’amoindrir. Si je travaille, la
prière agit d’elle-même dans mon coeur et mon travail va plus vite ; si
j’écoute ou lis quelque chose avec attention, la prière ne cesse pas, et je
sens au même moment l’un et l’autre comme si j’étais dédoublé ou que dans mon
corps se trouvaient deux âmes. Mon Dieu ! Combien l’homme est mystérieux !…
Le saut du loup.
Que tes oeuvres sont grandes, Seigneur : tu as tout fait avec
sagesse. J’ai rencontré sur ma route bien des cas extraordinaires. S’il fallait
tous les raconter, je n’en finirais pas avant plusieurs jours. Tenez, par
exemple : un soir d’hiver, je passais seul par une forêt, je voulais coucher à deux
verstes de là, dans un village qu’on apercevait déjà. Soudain un grand loup
sauta sur moi. Je tenais à la main le rosaire de laine de mon starets (je l’avais
toujours avec moi). Je repoussai le loup avec ce rosaire. Et croyez-vous ? Le
rosaire me sortit des mains et s’entortilla autour du cou de la bête. Le loup
se rejeta en arrière et, sautant à travers les ronces, se prit les pattes de
derrière dans les épines, tandis que le rosaire s’accrochait à la branche d’un
arbre mort ; le loup se débattait de toutes ses forces, mais n’arrivait pas à
se dégager car le rosaire lui serrait la gorge. Je me signai avec foi et
m’avançai pour dégager le loup ; c’était surtout parce que je craignais qu’il
n’arrachât le rosaire et ne s’enfuît en emportant cet objet si précieux. A
peine m’étais-je approché et avais-je mis la main sur le rosaire que le loup le
rompit en effet et se sauva sans plus de manières. Ainsi, remerciant le
Seigneur et faisant mémoire de mon bienheureux starets, j’arrivai sans mémoire
de mon bienheureux starets, j’arrivai sans encombre au village ; j’allai à
l’auberge et demandai à coucher. J’entrai dans la maison. Deux voyageurs
étaient assis à une table dans le coin, l’un déjà âgé, l’autre d’âge mûr et
corpulent. Ils buvaient du thé. Je demandai qui ils étaient au paysan qui
gardait leurs chevaux. Il m’expliqua que le vieillard était instituteur et
l’autre greffier du juge de paix : tous deux d’origine noble :
– Je les emmène à la foire
à vingt verstes d’ici. Après m’être un peu reposé, je demandai à la patronne du
fil et une aiguille. Je m’approchai de la bougie et commençai à recoudre mon
rosaire.
Le greffier me lança un coup d’oeil et dit : — Tu en as fait des
courbettes pour arriver à déchirer ton rosaire !
— Ce n’est pas moi qui l’ai abîmé, mais un loup…
— Tiens, les loups aussi font leur prière, répondit en riant le
greffier. Je leur racontai l’affaire en détail et expliquai combien ce rosaire
était précieux pour moi. Le greffier se remit à rire et dit :
— Pour vous, crédules, il y a toujours des miracles ! Qu’est-ce
qu’il y a de mystérieux là dedans ? Tu lui as simplement lancé quelque chose,
il a eu peur et s’est sauvé ; les chiens et les loups ont toujours peur de ça,
et s’accrocher les pattes dans la forêt, ce n’est pas difficile ; il ne faut
tout de même pas croire que tout ce qui arrive dans le monde c’est par miracle.
L’instituteur commença alors à discuter avec lui :
— Ne parlez pas ainsi, Monsieur ! Vous n’êtes pas versé dans ces
questions… Pour moi, je vois dans l’histoire de ce paysan un double mystère,
sensible et spirituel…
— Comment cela ? demanda le greffier.
— Voici : sans avoir une instruction très poussée, vous avez
sûrement étudié l’histoire sainte par questions et réponses, éditée pour les
écoles. Vous vous rappelez que lorsque le premier homme, Adam, était dans
l’état d’innocence, tous les animaux lui étaient soumis ; ils s’approchaient de
lui avec crainte et il leur donnait des noms. Le starets, à qui a appartenu ce
chapelet, était saint ; et qu’est-ce que la sainteté ? rien d’autre que la résurrection
dans l’homme pécheur de l’état d’innocence du premier homme, grâce aux efforts
et aux vertus. L’âme sanctifie le corps. Le rosaire était toujours dans les mains
d’un saint ; donc, par le contact constant avec son corps, cet objet a été
pénétré d’une force sainte, la force de l’état d’innocence du premier homme.
Voilà le mystère de la nature spirituelle !… Cette force est ressentie naturellement
par tous les animaux et surtout par l’odorat : car le nez est l’organe
essentiel des sens chez l’animal. Voilà le mystère de la nature sensible…
— Pour vous autres savants, il n’y a que des forces et des
histoires de ce genre ; mais nous, nous voyons les choses plus simplement : se
verser un petit verre et l’avaler, voilà qui donne des forces, dit le greffier,
et il se dirigea vers l’armoire.
— C’est votre affaire, répondit l’instituteur, mais, dans ce cas,
laissez-nous les connaissances un peu savantes.
Les paroles de l’instituteur m’avaient plu ; je m’approchai de lui
et lui dis : Permettez-moi de vous raconter encore quelque chose au sujet de
mon starets. Je lui expliquai comment il m’était apparu en songe, et après m’avoir
enseigné, avait fait une marque sur la Philocalie.
L’instituteur écouta ce récit avec attention. Mais le greffier étendu
sur un banc ronchonnait : — C’est vrai qu’on devient fou à avoir toujours le
nez fourré dans la Bible. Il
n’y a qu’à voir celui-là ! Quel est le loup-garou qui ira noircir tes livres la
nuit ? Tu as laissé tomber ton bouquin par terre en dormant et il a traîné dans
la cendre… Et c’est ça ton miracle ! Oh ! tous ces vauriens : on les connaît,
mon vieux, ceux de ta confrérie !
Après avoir ainsi grommelé, le greffier se tourna vers le mur et
s’endormit.
A ces mots, je me penchai vers l’instituteur et dis : – Si vous
voulez, je vous montrerai le livre qui porte cette marque et non une trace de
cendre. Je sortis la
Philocalie de mon sac et la lui montrai en disant : – Je
m’étonne qu’il soit possible à une âme incorporelle de prendre un charbon et
d’écrire…
L’instituteur regarda le signe sur le livre et dit : — Ceci est le
mystère des esprits. Je vais te l’expliquer. Lorsque les esprits apparaissent à
un homme sous une forme corporelle, ils composent leur corps visible de lumière
et d’air, en utilisant pour cela les éléments desquels avait été tiré leur
corps mortel. Et comme l’air est doué d’élasticité, l’âme qui en est revêtue
peut agir, écrire, ou saisir des objets. Mais quel livre as-tu donc là ?
Laisse-moi voir. Il l’ouvrit et tomba sur le discours et le traité
de Syméon le Nouveau Théologien.
— Ah ! c’est sans doute un livre théologique. Je ne le connais
pas…
— Ce livre, mon père, contient presque uniquement l’enseignement
de la prière intérieure du coeur au nom de Jésus-Christ ; il est exposé ici en
détail par vingt-cinq Pères.
— Ah ! la prière intérieure ! Je sais ce que c’est, dit l’instituteur…
Je m’inclinai très bas devant lui et le priai de me dire quelque
parole sur la prière intérieure.
— Eh bien, il est dit dans le Nouveau Testament que l’homme et toute
la création sont soumis malgré eux à la vanité et que tout soupire et tend vers
la liberté des enfants de Dieu, ce mystérieux mouvement de la création, ce
désir inné dans les âmes, c’est la prière intérieure. On ne peut l’apprendre,
car elle est dans tous et en tout !…
— Mais comment l’acquérir, la découvrir et la ressentir dans le
coeur ? Comment en prendre conscience et l’accueillir volontairement, parvenir
à ce qu’elle agisse activement, réjouissant, illuminant et sauvant l’âme ? demandai-je.
— Je ne sais si les traités théologiques en parlent, répondit
l’instituteur.
— Mais ici, ici, tout cela est écrit, m’écriai-je…
L’instituteur prit un crayon, nota le titre de la Philocalie et dit : —
Je commanderai sûrement ce livre à Tobolsk et je le regarderai. – Nous nous
séparâmes ainsi. En m’en allant, je remerciai Dieu pour ma conversation avec
l’instituteur et je priai le Seigneur pour qu’il permît au greffier de lire une
fois la Philocalie
et d’en comprendre le sens pour le bien de son âme.
La jeune fille du village.
Une autre fois, au printemps, j’arrivai dans un bourg et m’arrêtai
chez le prêtre. C’était un homme excellent et qui vivait seul. Je passai trois
jours chez lui. Après m’avoir examiné pendant ce temps, il me dit : — Reste
donc chez moi, je te donnerai un salaire ; j’ai besoin d’un homme sûr. Tu as
remarqué qu’on construit une nouvelle église en pierre près de l’ancienne qui
est en bois. Je ne peux trouver quelqu’un de consciencieux pour surveiller les
ouvriers et pour se tenir dans la chapelle afin de recueillir les dons pour la
construction ; je vois que tu en serais capable et que cette existence te
conviendrait fort bien ; tu serais seul dans la chapelle à prier Dieu, il y a là
un réduit isolé dans lequel on peut se tenir. Reste, je t’en prie, au moins
jusqu’à ce que l’église soit terminée.
Je me défendis longtemps, mais enfin je dus céder à la prière
instante du prêtre. Je restai donc pour l’été jusqu’à l’automne, et je
m’installai dans la chapelle. Au début, j’eus assez de tranquillité et je pus
m’exercer à la prière, mais, les jours de fête surtout, il venait beaucoup de
monde, les uns pour prier, d’autres pour bâiller, d’autres encore pour chiper
quelque chose dans l’assiette aux sous. Et comme je lisais parfois la Bible ou la Philocalie , certains des
visiteurs engageaient conversation avec moi, d’autres me demandaient de leur
faire un peu la lecture.
Au bout de quelque temps, je remarquai qu’une jeune fille du pays
venait souvent à la chapelle et y restait longtemps à prier. En prêtant l’oreille
à ce qu’elle marmottait, je découvris qu’elle disait d’étranges prières, certaines
étaient toutes défigurées. Je lui demandai : – Qui t’a appris cela ? Elle me dit que
c’était sa mère qui était orthodoxe, tandis que son père était un schismatique de la secte des
sans-prêtres. Cette situation me parut triste et je lui conseillai de réciter
les prières correctement, d’après la tradition de la sainte Église : Je lui
appris le « Notre Père » et le « Je vous salue, Marie ». A la fin, je lui dis :
récite surtout la prière de Jésus ; elle nous rapproche de Dieu plus que toutes
les autres prières et tu en obtiendras le salut de ton âme. La jeune fille
m’écouta avec attention et agit simplement d’après mes conseils. Et croyez-vous
? Quelque temps après, elle m’annonça qu’elle s’était habituée à la prière de
Jésus et qu’elle sentait le désir de la répéter sans cesse, si possible ;
lorsqu’elle priait, elle sentait de l’agrément et finalement de la joie, ainsi
que le désir de prier encore. Je me réjouis de cela et lui conseillai de continuer
à prier toujours plus, en invoquant le nom de Jésus-Christ.
La fin de l’été approchait ; beaucoup de visiteurs de la chapelle
venaient me trouver, non plus seulement pour demander un conseil ou une
lecture, mais pour raconter leurs chagrins domestiques et même pour savoir comment
retrouver les objets perdus ; visiblement, certains d’entre eux me prenaient
pour un sorcier. Un jour enfin, cette jeune fille accourut toute malheureuse, pour
demander ce qu’elle devait faire. Son père voulait la
marier malgré elle à un schismatique comme lui et l’officiant
serait un paysan. Est-ce là le mariage légal ? s’écriait-elle ; ce n’est rien
d’autre que la débauche ! Je veux m’enfuir en suivant le regard de mes yeux. Je
lui dis : – Et où t’enfuiras-tu ? On te
retrouvera toujours. Par le temps qui court, tu ne pourras te cacher nulle part
sans papiers, on arrivera facilement jusqu’à toi ; il vaut mieux prier Dieu
avec zèle pour qu’il brise par Ses voies la résolution de ton père et garde ton
âme du péché et de l’hérésie. Cela sera meilleur que ton idée de fuite. Le
temps s’écoulait, le bruit et les distractions me devenaient toujours plus
pénibles. Enfin l’été s’acheva ; je décidai d’abandonner la chapelle et de
reprendre ma route comme auparavant. J’allai chez le prêtre et lui dis : — Mon
père, vous connaissez mes dispositions. J’ai besoin de calme pour m’occuper à
la prière, et ici je ne trouve que trouble et distractions. J’ai accompli ce
que vous m’aviez demandé, je suis resté tout l’été : maintenant, laissez-moi
aller et bénissez ma route solitaire. Le prêtre ne voulait pas me lâcher et me
pressa par un discours : — Qu’est-ce qui peut t’empêcher de prier ici ? Tu n’as
rien à faire qu’à demeurer dans la chapelle, et tu trouves ton pain tout prêt.
Prie là-bas nuit et jour si tu veux ; vis avec Dieu ! Tu es capable et utile
ici, tu ne dis pas de bêtises avec les visiteurs, tu es fidèle et honnête et tu
assures des revenus à l’église de Dieu. C’est meilleur aux yeux du Seigneur que
ta prière solitaire. Pourquoi rester toujours seul ? Avec les gens on prie bien
plus gaîment. Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il ne
connaisse que soi-même, mais pour que chacun aide son prochain, se
conduisant l’un l’autre vers le salut, chacun selon ce qu’il peut. Regarde les
saints et les docteurs oecuméniques, ils étaient jour et nuit en mouvement et
en souci pour l’Église, ils prêchaient partout et ne restaient pas dans la
solitude, à se cacher de leurs frères.
— Chacun reçoit de Dieu le don qui convient, mon père ; beaucoup
ont prêché aux foules, et beaucoup ont vécu dans la solitude. Chacun agissait
selon son inclination et croyait que c’était la voie du salut, indiquée par
Dieu lui-même. Mais comment expliquerez-vous que tant de saints aient délaissé
toutes les dignités et les honneurs de l’Église et se soient enfuis au désert,
pour ne pas être tentés dans le monde ? Saint Isaac le Syrien a abandonné ainsi
ses fidèles et le bienheureux Athanase l’Athonite a quitté son monastère ; ils considéraient ces
lieux comme trop séduisants et croyaient véritablement à la parole de Jésus-Christ
: Que sert à l’homme de gagner le monde, s’il vient à perdre son âme ?
— Mais c’est qu’ils étaient de grands saints, repartit le prêtre.
— Si des saints se gardaient avec tant de soin du contact des
hommes, répondis-je, que ne doit pas faire un malheureux pécheur ! Enfin, je
dis adieu à ce bon prêtre et nous nous séparâmes affectueusement.
Au bout de dix verstes, je m’arrêtai pour la nuit dans un village.
Il y avait là un paysan malade à mort. Je conseillai à sa famille de le faire
communier aux Saints Mystères du Christ, et, le matin, ils envoyèrent chercher le
prêtre au bourg. Je restai pour m’incliner devant les Saints Dons et prier
pendant ce grand sacrement. J’étais assis sur un banc devant la maison pour
guetter le prêtre.
Soudain, je vois accourir vers moi cette jeune fille que j’avais
vue prier dans la chapelle.
— Comment es-tu venue jusqu’ici ? lui dis-je.
— Tout était prêt chez nous pour me marier avec le schismatique,
et je me suis enfuie. Puis, se jetant à mes pieds, elle s’écria : — Oh ! par
pitié, prends-moi avec toi et emmène-moi dans un couvent ; je ne veux pas me
marier, je vivrai au couvent en récitant la prière de Jésus. On t’écoutera là bas
et on me prendra.
— Eh, dis-je, où veux-tu que je t’emmène ? Je ne connais pas un
seul couvent par ici et comment te prendre avec moi sans passeport ? Nulle part
tu ne pourras t’arrêter. Tout de suite on te découvrira ; tu seras ramenée chez
toi et punie pour vagabondage. Rentre plutôt à la maison et prie Dieu ; et si
tu ne veux pas te marier, feins quelque incapacité. Cela s’appelle une feinte pieuse
; c’est ainsi qu’ont agi la sainte mère de Clément, la bienheureuse Marina qui fit son salut dans
un monastère d’hommes, et bien d’autres. Pendant que nous étions ainsi à
parler, nous vîmes quatre paysans dans une carriole, et ils galopaient droit sur
nous. Ils s’emparèrent de la fille, la mirent dans la charrette et
l’expédièrent avec l’un d’eux ; les trois autres me lièrent les mains et me
ramenèrent au bourg où j’avais passé l’été. A toutes mes explications, ils
répondaient en criant : Ça va, petit saint, on t’apprendra à séduire les filles
! Vers le soir, ils me menèrent à la maison d’arrêt, on me mit les fers aux
pieds et on m’enferma pour être jugé le lendemain matin. Le prêtre, ayant
appris que j’étais en prison, vint me rendre visite ; il m’apporta à souper, me
consola et me dit qu’il prendrait ma défense et déclarerait en tant que
confesseur que je n’avais pas les tendances qu’on croyait. Il resta un peu avec
moi et s’en alla.
A l’approche de la nuit, le prévôt du canton vint à passer par là
; on lui raconta l’affaire. Il ordonna de convoquer l’assemblée communale et de
m’amener à la maison de justice. Une fois entrés, nous restâmes debout à
attendre. Soudain arriva le prévôt, déjà fort animé ; il s’assit à la table en
gardant sa casquette et cria :
— Eh, Épiphane, cette jeune personne, ta fille, n’a rien emporté
de la maison ?
— Rien, petit père !
— Elle n’a fait aucune bêtise avec cet idiot ?
— Non, petit père !
— Alors, l’affaire est jugée et nous décidons : avec ta fille,
arrange-toi comme tu l’entends ; et ce gaillard, nous le prierons de filer
demain après l’avoir solidement corrigé pour qu’il ne remette plus les pieds
ici. Et voilà ! Sur ces paroles, le prévôt se leva et s’en alla dormir ; moi,
on me ramena à la prison. Le lendemain de bonne heure, il vint deux paysans qui me fouettèrent et je
fus libéré ; je m’en allai, remerciant le Seigneur, qui m’avait permis de
souffrir en Son nom. Cela me consolait et m’incitait encore plus à la prière. Tous
ces événements ne me chagrinèrent pas du tout ; c’était comme s’ils
concernaient quelqu’un d’autre et que j’en fusse le spectateur ; même pendant
qu’on me fouettait, j’arrivai à le supporter ; la prière, réjouissant mon
coeur, ne me permettait pas de faire attention à autre chose.
Au bout de quatre verstes, je rencontrai la mère de la jeune fille,
qui revenait du marché. Elle s’arrêta et me dit : – Notre fiancé nous a lâchés.
Il s’est fâché contre Akoulka, vois-tu, parce qu’elle s’était enfuie.
Puis elle me donna du pain et un gâteau, et je repris ma route. Le
temps était sec et je n’avais pas envie de coucher dans un village ; j’aperçus
deux meules de foin dans la forêt et je m’installai pour y passer la nuit. Je
m’endormis et me mis à rêver que j’allais sur la route en lisant les chapitres
de saint Antoine le Grand dans
la Philocalie. Soudain ,
le starets me rejoint et me dit : – Ce n’est pas là qu’il faut lire, et il
m’indique le trente-cinquième chapitre de Jean de Karpathos dans lequel il est écrit
: parfois le disciple est livré au déshonneur et supporte des épreuves pour
ceux qu’il a aidés spirituellement. Et il me montra encore le chapitre 41 où il
est dit : tous ceux qui se livrent plus ardemment à la prière sont la proie de
tentations terribles et épuisantes. Puis il me dit : — Prends courage et ne
sois pas abattu ! Rappelle-toi les paroles de l’Apôtre : Celui qui est en vous
est plus grand que celui qui est dans le monde. Tu as maintenant connu par
expérience qu’il n’y a pas de tentation qui soit au-dessus des forces de
l’homme. Car avec la tentation, Dieu prépare aussi l’heureuse issue. C’est par
l’espoir en l’aide du Seigneur qu’ont été soutenus les saints qui n’ont pas
seulement passé leur vie à prier, mais ont cherché, par amour, à enseigner et à
éclairer les autres. Voici ce que dit à ce sujet saint Grégoire de
Thessalonique
: « Il ne
nous suffit pas de prier sans cesse selon le commandement divin, mais il nous
faut exposer cet enseignement à tous, moines, laïcs, intelligents ou simples,
hommes, femmes ou enfants, afin d’éveiller en eux le zèle pour la prière
intérieure. » Le bienheureux Calliste Telicoudas s’exprime de la même façon : « L’activité
spirituelle (c’est-à-dire la prière intérieure), dit-il, la connaissance
contemplative et les moyens pour élever l’âme ne doivent pas être gardés pour
soi seul, mais il faut les communiquer par l’écriture ou par le discours pour
le bien et l’amour de tous. Et la parole de Dieu déclare que le frère aidé par
son frère est comme une ville haute et forte]. Il faut seulement fuir de tout son pouvoir la vanité et
veiller à ce que le bon grain de l’enseignement divin ne soit pas emporté par
le vent. »
Au réveil, je sentis dans mon coeur une grande joie et dans mon
âme une force nouvelle. Et je poursuivis ma route.
Guérisons merveilleuses.
Longtemps après, j’eus encore une aventure. Si vous voulez, je la
raconterai.
Un jour, le 24 mars, je sentis un besoin insurmontable de
communier aux Saints Mystères du Christ le jour consacré à la Mère de Dieu en souvenir de
son Annonciation divine. Je demandai s’il y avait une église par là : on me dit
qu’il y en avait une à trente verstes. Je marchai le reste du jour et toute la
nuit pour arriver à l’heure de matines. Le temps était des plus vilains, tantôt
de la neige, tantôt de la pluie et de plus un fort vent et le froid. La route
traversait un ruisseau et je n’avais pas fait quelques pas que la glace se
brisa sous mes pieds, je tombai dans l’eau jusqu’à la ceinture.
J’arrivai tout trempé aux matines, que j’écoutai, ainsi que la
messe, pendant laquelle Dieu me permit de communier. Pour passer ce jour dans
la paix, sans rien qui troublât la joie spirituelle, je demandai au gardien de
me laisser jusqu’au lendemain dans la logette de garde. Je passai toute cette
journée dans une joie indicible et dans la paix du coeur ; j’étais étendu sur
un banc dans cette cabane non chauffée comme si je reposais sur le sein d’Abraham
: la prière agissait avec force. L’amour pour Jésus-Christ et pour la Mère de Dieu traversait mon cœur
en vagues bienfaisantes, et il plongeait mon âme dans une extase consolante.
Comme la nuit tombait, je sentis soudain une violente douleur dans les jambes
et je me rappelai qu’elles étaient mouillées. Mais, repoussant cette distraction,
je me replongeai dans la prière et je ne sentis plus le mal. Lorsqu’au matin,
je voulus me lever, je ne pouvais plus remuer les jambes. Elles étaient sans
force et aussi molles qu’une mèche de fouet ; le garde me tira en bas du banc
et je restai ainsi deux jours sans bouger. Le troisième jour, le garde me
chassa de la baraque en disant : – Si tu meurs ici, il faudra encore courir et s’occuper
de toi. J’arrivai à me traîner sur les mains jusqu’au perron de l’église où je
restai couché. Je demeurai là environ deux jours. Les gens qui passaient ne faisaient
pas la moindre attention ni à moi ni à mes demandes.
Enfin, un paysan s’approcha de moi et commença la causette. Au
bout de quelque temps, il dit : – Que me donneras-tu ? Je vais te guérir. J’ai
eu exactement la même chose et je connais un remède. – Je n’ai rien à te donner,
lui répondis-je. – Et qu’est-ce qu’il y a dans ton sac ? – Rien que du pain sec
et des livres. – Eh bien, tu travailleras chez moi pendant un été si je te
guéris. – Je ne peux pas non plus travailler. Tu vois que je n’ai qu’un bras de
valide. – Alors que sais-tu donc faire ? – Rien, sinon lire et écrire. – Ah !
écrire ! Eh bien, tu apprendras à écrire à mon garçon, il sait un peu lire et
je voudrais qu’il écrive. Mais les maîtres demandent cher, vingt roubles pour
savoir toute l’écriture. Je m’arrangeai donc avec lui et, avec l’aide du
gardien, ils me transportèrent chez le paysan où l’on me mit dans un vieux bain au fond de l’enclos.
Il commença alors à me soigner : il ramassa dans les champs, dans
les cours et dans les trous à ordures une pleine mesure de vieux os de bêtes,
d’oiseaux et de toutes sortes ; il les lava, les brisa en petits morceaux avec
une pierre et les mit dans une grande marmite ; il la coiffa d’un couvercle
avec un trou et retourna le tout au-dessus d’un vase qu’il avait enfoncé en
terre. Il enduisit soigneusement le fond de la marmite d’une couche épaisse de
terre glaise et la couvrit de bûches qu’il laissa brûler pendant plus de
vingt-quatre heures. En installant les bûches, il disait : – Tout ça va faire
un goudron d’os. Le lendemain, il déterra le pot, dans lequel avait coulé par l’orifice
du couvercle environ un litre d’un liquide épais, rougeâtre, huileux et sentant
comme la viande fraîche ; les os restés dans la marmite, de noirs et pourris
qu’ils étaient, avaient maintenant une couleur aussi blanche et transparente
que la nacre ou les perles. Cinq fois par jour je me frictionnai les jambes
avec ce liquide. Et croyez vous ? Le lendemain, je sentis que je pouvais remuer
les doigts ; le troisième jour, je pouvais plier les jambes, et le cinquième,
je me tenais debout et marchais dans la cour appuyé sur un bâton. En une
semaine, mes jambes étaient redevenues normales. J’en remerciai Dieu et me
disais en moi-même : la sagesse de Dieu apparaît dans ses créatures ! Des os
desséchés, ou pourris, déjà presque revenus à la terre, gardent en eux la force
vitale, une couleur et une odeur ; ils exercent une action sur les corps vivants,
auxquels ils peuvent rendre la vie ! C’est un gage de la Résurrection future.
Si j’avais pu faire connaître cela au garde forestier chez qui j’ai vécu, et
qui doutait de la Résurrection
des corps ! Ainsi guéri, je commençai à m’occuper du petit garçon. J’écrivis
comme modèle la prière de Jésus et je la lui fis recopier en lui montrant
comment former joliment les lettres. C’était très reposant pour moi, car il
servait pendant la journée chez l’intendant et ne venait me trouver que lorsque
celui-ci dormait, c’est-à-dire de
bonne heure le matin. L’enfant était éveillé et bientôt il écrivit
à peu près correctement. L’intendant, le voyant écrire, lui demanda : – Qui donc
te donne des leçons ? L’enfant dit que c’était le pèlerin manchot qui vivait
chez eux dans le vieux bain. L’intendant, curieux – c’était un Polonais – vint
me voir et me trouva en train de lire la Philocalie. Il
parla un peu avec moi et dit : — Que lis-tu là ?
Je lui montrai le livre.
— Ah ! C’est la
Philocalie , dit-il. J’ai vu ce livre chez notre curé quand
j’habitais Vilna. Mais j’ai entendu dire qu’il contient d’étranges recettes et
des procédés de prière, inventés par des moines grecs à l’exemple des fanatiques
de l’Inde et de Boukhara, qui gonflent leurs poumons et croient bêtement, quand
ils réussissent à sentir un petit chatouillement dans le coeur, que cette sensation
naturelle est une prière donnée par Dieu. Il faut prier simplement, pour
accomplir son devoir envers Dieu ; en se levant, il faut réciter le Notre Père
comme l’enseigne le Christ ; et l’on est quitte pour toute la journée. Mais à
répéter tout le temps la même chose, on risque de devenir fou et de s’abîmer le
coeur.
— Ne parlez pas ainsi de ce saint livre, petit père. Ce ne sont
pas de simples moines grecs qui l’ont écrit, mais d’antiques et saints
personnages que votre Église aussi vénère, comme Antoine le Grand, Macaire le
Grand, Marc l’Ascète, Jean Chrysostome et d’autres. Les moines de l’Inde et de
Boukhara leur ont emprunté la technique de la prière du coeur, mais ils l’ont
défigurée et gâtée, comme me l’a raconté mon starets. Dans la Philocalie , tous les
enseignements sur la prière intérieure sont tirés de la Parole divine, de la sainte
Bible, dans laquelle Jésus-Christ, tout en ordonnant de dire le Notre- Père, a
aussi affirmé qu’il fallait prier sans cesse, en disant : Aime le Seigneur ton
Dieu de tout ton coeur et de tout ton esprit ; observez, veillez et priez ; vous serez en Moi, et Moi en vous. Et les
saints Pères, citant le témoignage du Roi David dans les psaumes : Goûtez et voyez,
combien bon est le Seigneur, l’interprètent en disant que le chrétien doit tout
faire pour connaître la douceur de la prière, il doit sans cesse y chercher consolation
et non se contenter de réciter une fois le Notre Père. Tenez, je vais vous lire
ce que les Pères disent de ceux qui n’essayent pas d’étudier la bienfaisante prière
du coeur. Ils déclarent qu’ils commettent un triple péché, car 1-ils se mettent
en contradiction avec les saintes Écritures ; 2-ils n’admettent pas qu’il y ait
pour l’âme un état supérieur et parfait : en se contentant des vertus
extérieures, ils ignorent la faim et la soif de la justice et ils se privent de
la béatitude en Dieu ; 3-en considérant leurs vertus extérieures, ils tombent
souvent dans le contentement de soi et dans la vanité.
— Tu lis là quelque chose d’élevé, dit l’intendant ; mais comment,
nous autres laïcs, pourrions-nous suivre une telle voie ?
— Tenez, je vais vous lire comment des hommes de bien ont pu, bien
que laïcs, apprendre la prière constante. Je pris dans la Philocalie le traité de
Siméon le Nouveau Théologien sur le jeune Georges et je me mis à lire. Cela plut à l’intendant et
il me dit : – Donne-moi ce livre et je
le lirai à mes moments libres.
– Si vous voulez, je vous le donnerai pour un jour, mais pas plus,
car je le lis sans cesse et je ne puis m’en passer.
– Mais tu pourras au moins me copier ce passage ; je te donnerai
de l’argent.
– Je n’ai pas besoin de votre argent, mais je le copierai avec joie,
espérant que Dieu vous donnera du zèle pour la prière. Je copiai immédiatement
le passage que j’avais lu. Il le lut à sa femme et tous deux le trouvaient
beau. A partir de ce jour, ils m’envoyèrent chercher de temps à autre. Je
venais avec la
Philocalie ; je lisais, et ils écoutaient en prenant le thé.
Un jour, ils me gardèrent à dîner. La femme de l’intendant, une aimable vieille
dame, était avec nous et mangeait du poisson grillé. Soudain, elle avala une arrête
; malgré tous nos efforts, nous ne pûmes la libérer, elle avait très mal dans
la gorge et deux heures après elle dut aller se coucher. On envoya chercher le
médecin à trente verstes de là, et je rentrai à la maison tout attristé.
Pendant la nuit, comme je dormais légèrement, j’entendis soudain
la voix de mon starets, sans voir personne ; la voix me disait : ton patron t’a
guéri, et tu ne peux rien faire pour l’intendante ? Dieu nous a ordonné de compatir
aux malheurs du prochain.
– Je l’aiderais avec joie,
mais comment ? Je ne connais aucun remède.
– Voici ce qu’il faut faire
: elle a toujours eu un violent dégoût pour l’huile de ricin ; rien qu’à
l’odeur, elle en a la nausée ; aussi donne-lui une cuillerée d’huile de ricin,
elle vomira, l’arête sortira, l’huile adoucira la blessure de sa gorge et elle
guérira.
– Et comment la ferai-je
boire puisqu’elle en a horreur ?
– Demande à l’intendant de
lui tenir la tête et verse-lui de force le liquide dans la bouche. Je sortis de
mon sommeil et courus chez l’intendant, à qui je racontai tout en détail. Il me
dit : – A quoi servira ton huile ? Elle
a déjà la fièvre et le délire et son cou est tout enflé. Au fait, on peut
toujours essayer ; si l’huile ne fait pas de bien, elle ne fera en tout cas pas
de mal. Il versa de l’huile de ricin dans un petit verre et nous arrivâmes à la
lui faire avaler. Immédiatement, elle eut un fort vomissement et elle cracha
l’arête avec un peu de sang ;
elle se sentit mieux et s’endormit profondément. Le lendemain matin, je vins
aux nouvelles et la trouvai avec son mari en train de boire le thé ; ils s’étonnaient
de sa guérison et surtout de ce qui m’avait été dit en songe sur son dégoût
pour l’huile de ricin, car ils n’en avaient jamais parlé à personne. Là-dessus
arriva le médecin : l’intendante lui raconta comment elle avait été guérie et
moi comment le paysan m’avait soigné les jambes. Le médecin déclara : – Ces deux cas ne sont pas surprenants : c’est
une force de la nature qui a agi les deux fois, mais je vais les noter pour
mémoire ; il sortit un crayon de sa poche et inscrivit quelques mots sur un
carnet. Le bruit se répandit bientôt que j’étais un devin, un guérisseur
et un magicien ; on venait me voir de partout pour me consulter, on m’apportait
des cadeaux et on commençait à me vénérer comme un saint. Au bout d’une semaine,
je réfléchis à tout cela et j’eus peur de tomber dans la vanité et la
dissipation. La nuit suivante, je quittai le village en secret.
Arrivée à Irkoutsk.
Ainsi, j’avançais de nouveau sur la route solitaire et je me
sentais aussi léger que si une montagne était tombée de mes épaules. La prière
me consolait de plus en plus ; parfois mon cœur bouillonnait d’un amour infini
pour Jésus-Christ et de ce merveilleux bouillonnement des ondes bienfaisantes
se répandaient dans tout mon être. L’image de Jésus-Christ était si bien gravée
dans mon esprit qu’en pensant aux événements de l’Évangile, c’était comme si je
les voyais devant mes yeux. J’étais ému et je pleurais de joie, et parfois je
sentais dans mon coeur un tel bonheur que je ne sais comment le décrire.
Parfois, je restais trois jours loin de toute habitation humaine et avec extase
je me sentais sur la terre, seul, misérable pécheur devant le Dieu compatissant
et ami des hommes. Cette solitude faisait mon bonheur et la douceur de la
prière y était beaucoup plus sensible qu’au contact des hommes. Enfin,
j’arrivai à Irkoutsk. Après m’être incliné devant les reliques de saint
Innocent, je me demandai où aller désormais. Je n’avais pas envie de rester
longtemps dans la ville, car elle était très peuplée. Je marchais dans la rue
en réfléchissant. Soudain, je rencontrai un marchand du pays, qui m’arrêta et
me dit : — Tu es un pèlerin ? Pourquoi ne viens-tu pas chez moi ?
Nous arrivâmes dans sa riche maison. Il me demanda qui j’étais et
je lui racontai mon voyage. A ces mots, il me dit : — Tu devrais aller jusqu’à
l’antique Jérusalem. Là bas, il y a une sainteté à nulle autre pareille !
— J’irais avec joie, lui répondis-je, mais je n’ai pas de quoi
payer la traversée, car il y faut beaucoup d’argent.
— Si tu veux, je t’indiquerai un moyen, dit le marchand ; l’année
dernière, j’ai envoyé là-bas un vieillard de nos amis. Je tombai à ses pieds et
il me dit : – Écoute, je te donnerai une
lettre pour mon fils qui est à Odessa et fait du commerce avec Constantinople ;
il a des bateaux, il te fera passer jusqu’à Constantinople et, de là, ses
bureaux te paieront le voyage jusqu’à Jérusalem. Ce n’est pas si cher. A ces
mots, je fus rempli de joie, je remerciai beaucoup ce bienfaiteur et je
remerciai surtout Dieu qui manifestait un amour si paternel envers moi, pécheur
endurci, ne faisant aucun bien ni à Lui ni aux autres, et mangeant inutilement
le pain d’autrui. Je suis resté trois jours chez ce généreux marchand.
Il m’a donné une lettre pour son fils et je vais maintenant à
Odessa dans l’espoir d’atteindre la sainte ville de Jérusalem. Mais je ne sais
si le Seigneur me permettra de m’incliner devant Son sépulcre vivifiant.
TROISIÈME RÉCIT
Avant mon départ d’Irkoutsk, je revins chez le père spirituel avec
qui j’avais eu des entretiens et lui dis :
– Me voilà bientôt en route
pour Jérusalem ; je suis venu vous dire adieu et vous remercier pour votre
charité chrétienne envers moi, misérable pèlerin. Il me dit : – Que Dieu bénisse ta route. Mais tu ne m’as
rien raconté sur toi, qui tu es et d’où tu viens. J’ai entendu beaucoup d’histoires
de tes voyages ; j’aimerais connaître ton origine et ton existence jusqu’au
moment où tu as commencé ta vie errante.
— Je vous raconterai cela
avec plaisir, lui dis-je. Ce n’est pas une longue histoire.
La vie du Pèlerin.
Je suis né dans un village de la province d’Orel. Après la mort de
nos parents, nous restâmes deux, mon frère aîné et moi. Il avait dix ans.
J’étais dans ma troisième année. Notre grand-père nous prit chez lui pour nous élever
; c’était un vieillard honorable et aisé, il tenait une auberge sur la grand route
et, comme il était très bon, beaucoup de voyageurs s’arrêtaient chez lui. Nous
vînmes donc vivre près de lui ; mon frère était très vif, il courait tout le
temps par le village, moi je restais plutôt près de mon grand-père. Les jours
de fête, il nous emmenait à l’église, et à la maison il lisait souvent la Bible , tenez, celle que j’ai
là avec moi. Mon frère grandit et commença à boire. J’avais sept ans ; un jour,
j’étais couché avec lui sur le poêle, il me poussa et me fit tomber. Je me fis
mal au bras gauche et, depuis ce temps, je ne puis plus m’en servir – il est
tout desséché.
Le grand-père, voyant que je ne pourrais m’employer aux travaux
des champs, décida de m’apprendre à lire et, comme nous n’avions pas
d’alphabet, il se servait de la Bible
que voilà : il me montrait les lettres et m’obligeait à épeler les mots, puis à
noter les lettres. Ainsi, je ne sais trop comment, à force de répéter derrière
lui, je finis par savoir lire. Plus tard, quand il n’y vit plus très clair, il
me faisait lire la Bible
à haute voix et il me corrigeait. Chez nous s’arrêtait souvent le greffier. Il
avait une belle écriture et j’aimais à le voir écrire. De moi-même, je commençai
à former les mots à son exemple. Il m’indiqua alors comment faire, il me donna
du papier, de l’encre et me tailla des plumes. J’appris donc aussi à écrire.
Mon grand-père en était content et il me disait : – Ainsi, Dieu t’a donné de savoir les lettres,
tu seras un homme. Remercie le Seigneur et prie plus souvent. Nous allions à l’église
pour tous les services et à la maison aussi nous priions fréquemment ; on me
faisait réciter : Aie pitié de moi, Seigneur, et le grand-père et la grand’mère
faisaient des inclinations jusqu’à terre, ou bien se tenaient à genoux.
J’arrivai ainsi à l’âge de dix-sept ans et ma grand mère mourut. Le grand-père
me dit : — Nous voilà sans patronne à la maison, et comment s’arranger sans
femme ? Ton frère aîné n’est bon à rien, je vais te marier. Je refusai, à cause
de mon infirmité, mais mon grand père insista et on me maria avec une jeune
fille bonne et sérieuse. Elle avait vingt ans. Une année passa, et mon grand-père
tomba malade à mourir. Il m’appela, me fit ses adieux et dit : – Je te laisse la maison et tout ce que j’ai ;
vis comme tu le dois, ne trompe personne, et prie Dieu plus que tout ; c’est de
Lui que tout vient. Ne mets ton espérance qu’en Dieu, va à l’Église, lis la Bible et souviens-toi de
nous dans tes prières. Voilà mille roubles d’argent, garde-les, ne les dépense
pas pour rien, mais ne sois pas avare, donne aux mendiants et aux églises de Dieu.
Il mourut et je l’enterrai. Mon frère fut jaloux de ce que j’avais
reçu l’auberge en héritage : il me fit des ennuis et l’Ennemi le poussa si bien
qu’il décida de me tuer. Une nuit que nous dormions et qu’il n’y avait pas de voyageurs,
il pénétra dans la chambre aux provisions et y mit le feu après avoir enlevé
tout l’argent qui était dans un coffre. Nous nous réveillâmes quand toute la
maison était déjà en flammes et nous n’eûmes que le temps de sauter par la
fenêtre, tels que nous étions.
Nous avions la
Bible sous l’oreiller et nous l’emportâmes avec nous. Nous
regardions brûler notre maison et nous nous disions : Dieu merci ! nous avons sauvé
la Bible , nous
pourrons au moins nous consoler dans le malheur. Ainsi tout notre bien fut
brûlé et mon frère disparut du pays. Plus tard, il se vanta après avoir bu et nous
apprîmes que c’était lui qui avait emporté l’argent et mis le feu à la maison. Nous
restâmes nus et sans rien, de vrais mendiants ; tant bien que mal, en
empruntant, nous mîmes debout une petite cabane et vécûmes comme de pauvres
diables.
Ma femme était sans rivale pour filer, tisser et coudre. Elle
prenait des commandes chez les gens et travaillait nuit et jour pour me
nourrir. A cause de mon bras, je ne pouvais même pas tresser des chaussures
d’écorce. Le plus souvent, elle filait ou tissait et moi, assis à côté d’elle, je
lisais la Bible ,
elle écoutait et parfois se mettait à pleurer. Quand je lui demandais : – Pourquoi pleures-tu ?
Grâce à Dieu, nous nous en tirons quand même, elle répondait : – Je suis émue parce que, dans la Bible , c’est si bien écrit. Nous
nous souvenions aussi de la recommandation du grand père, nous jeûnions
souvent, nous lisions chaque matin l’hymne acathiste et le soir nous faisions
chacun un millier de salutations devant les images pour ne pas tomber en
tentation. Nous vécûmes ainsi tranquillement pendant deux ans. Mais voici ce
qui est étonnant : Nous ne connaissions rien de la prière intérieure faite dans
le coeur, nous n’en avions pas entendu parler, nous priions seulement de la
langue, nous faisions nos courbettes comme des nigauds, et pourtant, le désir
de prier était là, cette longue prière extérieure ne nous paraissait pas
difficile, nous nous en acquittions avec plaisir. Il avait sans doute
raison cet instituteur qui m’a dit une fois qu’il existe à l’intérieur de
l’homme une prière mystérieuse dont il ne sait pas lui-même comment elle se
produit, mais elle incite chacun à prier selon ce qu’il peut et ce qu’il sait.
Après deux ans de cette vie, ma femme prit une forte fièvre et, le
neuvième jour, après avoir communié, elle mourut. Je restai seul, tout seul et
je ne pouvais rien faire ; il ne me restait qu’à m’en aller mendier à travers
le monde, mais j’avais honte de demander l’aumône ; de plus, j’étais si
malheureux en pensant à ma femme que je ne savais où me fourrer. Quand
j’entrais dans la cabane et que je voyais un de ses vêtements ou son foulard de
tête, je me mettais à sangloter et je tombais sans connaissance. A vivre ainsi
à la maison, je ne pouvais plus supporter mon chagrin, aussi je vendis la
cabane pour vingt roubles et je distribuai aux pauvres mes vêtements et ceux de
ma femme. A cause de mon infirmité, on me donna un passeport perpétuel, je pris
ma chère Bible avec moi et je m’en fus, en suivant le regard de mes yeux. Arrivé
sur la route, je me demandai : Où aller maintenant ? J’irai d’abord à Kiev, je
m’inclinerai devant les saints de Dieu et leur demanderai de m’aider dans mon
malheur. Dès que j’eus pris cette décision, je me sentis mieux et j’arrivai à
Kiev, soulagé. Voilà treize ans que je chemine sans arrêt ; j’ai visité
beaucoup d’églises et de monastères, mais maintenant, je vais surtout par les steppes
et par les champs. Je ne sais si le Seigneur me permettra d’arriver jusqu’à la
sainte Jérusalem. Si c’est la volonté de Dieu, il serait temps peut-être d’y
enterrer mes os pécheurs.
— Et quel âge as-tu ? – Trente-trois ans. L’âge du Christ !
QUATRIÈME RÉCIT
Pour moi, être uni à Dieu, c’est mon bonheur, Dans le Seigneur je
mets mon espérance. Le proverbe russe a raison, dis-je, en revenant chez mon
père spirituel : l’homme propose et Dieu dispose. Je croyais partir dès
aujourd’hui pour la sainte cité de Jérusalem, mais il en a été autrement ; un
événement tout à fait imprévu me retient ici encore deux ou trois jours. Je
n’ai pu m’empêcher de venir vous voir pour vous l’annoncer et vous demander
conseil à ce propos. Voici ce qui s’est passé. J’avais dit adieu à tous et,
avec l’aide de Dieu, j’avais repris ma route ; j’allais franchir la barrière,
lorsqu’à la porte de la dernière maison, j’aperçus un ancien pèlerin que je
n’avais pas vu depuis trois ans. Nous nous dîmes bonjour et il me demanda où
j’allais. Je lui répondis :
— Si Dieu le veut, jusqu’à l’antique Jérusalem.
— Eh bien ! reprit-il, il y a ici un excellent compagnon pour toi.
— Grand merci ! lui dis-je. Est-ce que tu ne sais pas que je ne
prends jamais de compagnon et que je marche toujours seul ?
— Oui, mais écoute un peu ; je sais que celui-là te convient tout
à fait. Tout ira bien pour lui avec toi, et pour toi avec lui. Le père du
propriétaire de cette maison, où je suis engagé comme ouvrier, a fait voeu
d’aller à Jérusalem ; tu n’auras pas d’ennuis avec lui. C’est un marchand
d’ici, un bon vieillard et, de plus, il est complètement sourd. On a beau
crier, il n’entend rien ; quand on veut lui demander quelque chose, il faut
l’écrire sur un bout de papier. Il est toujours silencieux et il ne t’ennuiera
pas en chemin. Mais tu lui seras indispensable pendant le trajet. Son fils lui
donne un cheval et une voiture qu’il vendra à Odessa. Le vieux veut marcher à pied,
mais on mettra dans la voiture son bagage et quelques dons pour le Sépulcre du
Seigneur. Tu pourras y poser ton sac… Maintenant, réfléchis. Crois-tu qu’on puisse
laisser aller ainsi tout seul un vieillard complètement sourd ? Nous avons
cherché partout un conducteur, mais ils demandent très cher, et puis c’est dangereux
de le laisser partir avec un inconnu, car il a de l’argent et des objets
précieux. Quant à moi, je me porterai garant pour toi et les maîtres seront
ravis ; ce sont de braves gens et ils m’aiment bien. Il y a deux ans que je
suis chez eux. Après avoir parlé ainsi devant la porte, il m’a fait entrer chez
son patron et j’ai vu que c’était une famille honorable ; j’ai accepté leur
proposition. Nous avons décidé de partir deux jours après Noël, si Dieu le
veut, après avoir entendu la divine liturgie. Voilà les événements inattendus
qui se produisent sur le chemin de la vie ! Mais c’est toujours Dieu et sa divine
Providence qui agissent par nos actions et nos intentions, comme il est écrit :
car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire. Mon père spirituel me
dit : — Je me réjouis cordialement, frère bien-aimé, que le Seigneur m’ait
permis ainsi de te revoir encore. Et comme tu es libre, je te garderai un peu
et tu me raconteras quelques-unes des rencontres que tu as faites au cours de ta
vie errante. Car j’ai eu plaisir à écouter tes précédents récits.
— Je le ferai avec joie, répondis-je, et je me mis à parler. Il y
a eu du bon autant que du mauvais ; on ne peut tout raconter, et bien des
choses sont sorties de ma mémoire, car j’ai surtout essayé de garder le
souvenir de ce qui ramenait mon âme paresseuse à la prière ; tout le reste, je
l’ai rarement évoqué, ou, pour mieux dire, j’ai tâché d’oublier le passé, selon
l’enseignement de l’apôtre Paul qui a dit : Oubliant ce qui est derrière moi et
me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au but. Et
mon bienheureux starets me disait que les obstacles à la prière peuvent venir
de droite et de gauche, c’est-à-dire, si l’ennemi ne peut détourner l’âme de la
prière par de vaines pensées ou des images coupables, il fait revivre dans la
mémoire des souvenirs édifiants ou de belles idées, afin d’arracher l’esprit à
la prière, qu’il ne peut supporter. Cela s’appelle le détournement de droite :
l’âme, méprisant la conversation avec Dieu, entre en conversation délicieuse avec
elle-même ou avec les créatures. Aussi m’a-t-il enseigné qu’au temps de la
prière, il ne fallait pas admettre dans l’esprit même la plus belle et la plus
haute pensée ; et si, à la fin de la journée, on s’aperçoit qu’on a passé plus
de temps à la méditation ou à des entretiens édifiants qu’à la prière absolue
et pure, il faut le considérer comme une imprudence ou comme une avidité spirituelle
égoïste, surtout chez les commençants, pour qui le temps employé à la prière
doit l’emporter sur le temps consacré aux autres activités pieuses. Mais on ne
peut tout oublier. Certains souvenirs s’impriment si profondément dans la
mémoire qu’ils restent vivants sans qu’on les évoque, comme par exemple celui
de cette sainte famille où Dieu m’a permis de passer quelques jours.
Une famille orthodoxe.
Lorsque je traversais le gouvernement de Tobolsk, je passai un
jour par une petite ville. Je n’avais presque plus de pain, aussi j’entrai dans
une maison pour en demander. Le maître de maison me dit : — Tu tombes au bon
moment, ma femme vient de retirer le pain du four, prends cette miche chaude et
prie Dieu pour nous.
– Tout en le remerciant,
j’introduisais le pain dans mon sac ; la maîtresse me vit et dit : — Quel
pauvre sac tu as là, il est tout déchiré, je vais t’en donner un autre ! – et
elle me donna un bon sac solide. Je les remerciai du fond du coeur et je
partis. A la sortie de la ville, je demandai un peu de sel dans une boutique et
le marchand m’en donna tout un sac. J’en fus heureux et je remerciai Dieu qui
m’avait fait m’adresser à des gens si bons.
— Me voilà tranquille pour une semaine, me disais-je. Je pourrai
dormir sans souci. Mon âme, bénis le Seigneur !
J’avais fait cinq verstes depuis la ville quand j’aperçus un bourg
médiocre avec une médiocre église en bois, mais bien peinte à l’extérieur et
joliment décorée. La route passait tout près et j’eus envie de m’incliner
devant le temple de Dieu. Je montai sur le perron et fis une prière. Dans une
prairie le long de l’église, il y avait deux petits enfants qui jouaient ; ils
pouvaient avoir cinq ou six ans. Je me dis que malgré leur air soigné, ils
devaient être les enfants du prêtre. Ma prière terminée, je m’en allai. Je n’avais
pas fait dix pas que j’entendis crier derrière moi :
— Gentil mendiant ! gentil mendiant ! Attends ! C’étaient les
enfants qui criaient et couraient vers moi, un petit garçon et une fillette ;
je m’arrêtai et accourant, ils me prirent par la main.
— Allons chez maman, elle aime les mendiants.
— Je ne suis pas un mendiant, mais un passant.
— Et qu’est-ce que c’est que ce sac ?
— C’est mon pain pour la route.
— Ça ne fait rien, viens avec nous, maman te donnera de l’argent
pour la route.
— Et où est donc votre maman ? demandai-je.
— Là-bas, derrière l’église, au delà des arbres. Ils me firent
entrer dans un merveilleux jardin, au milieu duquel je vis une grande maison de
maîtres ; nous entrâmes dans le vestibule. Que tout était propre et bien rangé
! Soudain, la dame accourut vers nous.
— Que je suis heureuse ! D’où Dieu t’envoie-t-il vers nous ?
Assieds-toi, assieds-toi, mon cher !
Elle m’enleva elle-même mon sac, le posa sur une table et me fit
asseoir sur une chaise extrêmement douce.
— Veux-tu manger ? prendre du thé ? N’as-tu besoin de rien ?
— Je vous remercie bien humblement, répondis-je, j’ai de quoi
manger dans mon sac et le thé, je peux en boire, mais je suis un paysan et je
n’en ai pas l’habitude ; votre amabilité et votre gentillesse me sont plus précieuses
qu’un repas ; je prierai Dieu qu’il vous bénisse pour cette hospitalité évangélique.
En disant ces mots, je sentais un fort désir de rentrer en moi-même. La prière
bouillonnait dans mon coeur et j’avais besoin de calme et de silence pour
laisser cette flamme monter librement et pour cacher un peu les signes
extérieurs de la prière, larmes, soupirs, mouvements du visage ou des lèvres. Aussi
je me levai et dis :
— Je vous demande pardon, mais je dois m’en aller.
Que le Seigneur Jésus-Christ soit avec vous et vos gentils petits
enfants.
— Ah ! non ! Que Dieu te garde de t’en aller, je ne te laisserai
pas partir. Mon mari doit rentrer ce soir de la ville, il est juge au tribunal
du district. Il sera si heureux de te voir ! Il considère chaque pèlerin comme
un envoyé de Dieu. De plus, c’est demain dimanche, tu prieras avec nous à
l’office, et ce que Dieu nous enverra, nous le mangerons ensemble. Chez nous,
pour les fêtes, nous recevons toujours au moins trente pauvres mendiants, frères
du Christ. Et tu ne m’as encore rien dit sur toi, ni d’où tu viens, ni où tu
vas ! Raconte-moi cela, j’aime entendre parler ceux qui vénèrent le Seigneur.
Petits enfants ! portez le sac du pèlerin dans la chambre aux images, c’est là
qu’il passera la nuit. A ces mots, je m’étonnai et je me dis :
– Est-ce un être humain, ou une apparition ? Ainsi, je restai pour
attendre le monsieur. Je racontai rapidement mon voyage et je dis que j’allais
à Irkoutsk.
— Eh bien ! dit la dame, tu dois donc passer par Tobolsk, ma mère
y demeure dans un couvent, elle y est recluse ; nous te donnerons une lettre et
elle te recevra. On vient souvent lui demander des conseils spirituels ; d’ailleurs,
tu pourras lui porter aussi un livre de Jean Climaque, que nous avons commandé
pour elle à Moscou. Comme tout cela s’arrange bien !
Enfin, l’heure de manger arriva et nous nous mîmes à table. Il
vint encore quatre dames qui s’assirent avec nous. Après le premier plat, l’une
d’entre elles se leva, s’inclina devant l’image, puis devant nous, et alla
chercher la suite ; pour le troisième plat, une autre se leva de la même façon.
Voyant cela, je m’adressai à la maîtresse : — Puis-je demander si ces dames
sont de votre famille ?
— Oui, ce sont mes soeurs, la cuisinière, la femme du cocher, la
femme de charge et ma femme de chambre; elles sont toutes mariées, il n’y a pas
une jeune fille dans toute la maison. Voyant et entendant cela, je fus encore
plus étonné et remerciai le Seigneur qui m’avait conduit chez des gens si pieux.
Je sentais la prière monter avec force dans mon coeur ; aussi, pour trouver la solitude,
je me levai et dis à la dame :
— Vous devez vous reposer après le déjeuner, mais moi j’ai tant
l’habitude de marcher que j’irai me promener dans le jardin.
— Non, je ne prends pas de repos, dit la dame. J’irai avec toi
dans le jardin et tu me raconteras quelque chose d’instructif. Si tu y vas
seul, les enfants ne te laisseront pas en repos ; ils ne te lâcheront pas, car
ils aiment beaucoup les mendiants, frères du Christ, et les pèlerins. Il n’y
avait rien à faire et nous allâmes ensemble au jardin. Afin de garder plus
commodément le silence, je m’inclinai devant la dame et dis :
— Je vous en prie, ma mère, au nom de Dieu, y a-t-il longtemps que
vous menez une vie aussi sainte ? Racontez-moi comment vous êtes parvenue à ce
degré de bonté.
— C’est bien facile, dit-elle. Ma mère est arrière petite- fille
de saint Josaphat dont
on honore les reliques à Belgorod. Nous avions là-bas une grande maison dont
une aile était louée à un gentilhomme de peu de fortune. Celui-ci finit par
mourir et sa femme mourut aussi après avoir mis un enfant au monde. Le
nouveau-né était complètement orphelin. Ma mère le recueillit chez elle et je
naquis l’année suivante. Nous grandîmes ensemble, nous eûmes les mêmes maîtres
et nous étions comme frère et soeur. Lorsque mon père mourut, ma mère quitta la
ville et vint s’établir avec nous dans ce village. Quand nous fûmes en âge, ma
mère me maria avec son filleul, nous fit don de ce village et décida d’entrer
au couvent. Après nous avoir donné sa bénédiction, elle nous recommanda de
vivre en chrétiens, de prier Dieu de tout coeur et d’observer avant tout le commandement
le plus important, celui de l’amour pour le prochain, en aidant les pauvres,
frères du Christ, en élevant nos enfants dans la crainte de Dieu et en traitant
nos serfs comme des frères. C’est ainsi que nous vivons depuis dix ans dans
cette solitude, essayant d’obéir aux conseils de notre mère. Nous avons un
asile pour les mendiants, il y en a plus de dix en ce moment, infirmes ou malades
; si tu veux, nous irons les voir demain. A la fin de son récit, je lui
demandai :
— Et où est ce livre de Jean Climaque que vous voulez envoyer à
votre mère ?
— Rentrons dans la maison, je te le montrerai. Nous commencions à
peine à lire, que le monsieur arriva. Nous nous embrassâmes chrétiennement
comme des frères, et il m’emmena dans sa chambre en disant :
— Viens, mon frère, dans mon bureau, bénis ma cellule. Je pense
qu’elle t’a ennuyé (il désignait sa femme). Dès qu’elle trouve un pèlerin ou un
malade, elle est si heureuse qu’elle ne le quitte plus ni nuit ni jour ; c’est
un vieil usage dans sa famille. Nous entrâmes dans son bureau. Quelle quantité
de livres ! des icônes magnifiques et une croix de grandeur naturelle devant
laquelle était posé un Évangile ! Je me signai et dis :
— Vous avez chez vous, petit père, le paradis de Dieu. Voilà le
Seigneur Jésus-Christ, Sa Mère très-pure et Ses saints serviteurs ; et voici
leurs paroles et leurs enseignements vivants et immortels ; je pense que vous devez
souvent prendre plaisir à vous entretenir avec eux.
— Eh oui, dit le monsieur, j’aime bien lire.
— Quel genre de livres avez-vous ? demandai-je.
— J’ai beaucoup de livres spirituels : voici le Ménologe, les
oeuvres de Jean Chrysostome, de Basile le Grand, beaucoup d’ouvrages
philosophiques ou théologiques et de nombreux sermons de prédicateurs contemporains.
Cette bibliothèque m’a coûté cinq mille roubles.
— N’auriez-vous pas un ouvrage sur la prière ? demandai-je.
— J’aime beaucoup les livres sur la prière. Voici un opuscule tout
récent, oeuvre d’un prêtre de Pétersbourg. Le monsieur sortit un commentaire
sur le Notre Père et nous commençâmes à le lire. Bientôt arriva la dame, elle
venait avec le thé et les enfants portaient une corbeille en argent pleine
d’une sorte de pâtisserie, telle que je n’en avais jamais mangé. Le monsieur me
prit le livre, le donna à la dame et dit :
— Elle va nous lire, elle lit très bien et pendant ce temps nous
nous réconforterons. La dame se mit à lire. Tout en écoutant, je sentais la prière
qui montait dans mon coeur ; plus elle lisait et plus la prière se développait
et me réjouissait. Soudain, je vis une forme passer rapidement dans l’air,
comme si c’était mon défunt starets. Je fis un mouvement, mais, pour le cacher,
je dis : – Pardonnez, je m’étais
assoupi. A ce moment, j’eus l’impression que l’esprit du starets pénétrait mon
esprit et l’illuminait, je sentis en moi comme une grande clarté et de
nombreuses idées sur la
prière. Comme je me signais et m’efforçais de chasser ces idées,
la dame acheva sa lecture et le monsieur me demanda si cela m’avait plu. La
conversation s’engagea là-dessus.
— Cela me plaît beaucoup, dis-je ; d’ailleurs le Notre Père est
plus haut et plus précieux que toutes les prières écrites que nous ayons ; car
c’est le Seigneur Jésus-Christ lui-même qui nous l’a enseigné. Le commentaire
que vous en avez lu est très bon, mais il est entièrement tourné vers la vie
active du chrétien, tandis que j’ai lu chez les Pères une explication qui est
surtout mystique et orientée vers la contemplation.
— Dans quels Pères as-tu trouvé cela ?
— Eh bien, chez Maxime le Confesseur par exemple, et dans la Philocalie chez Pierre Damascène.
— Est-ce que tu t’en souviens ? Répète-le-nous si tu peux.
— Certainement. Début de la prière : Notre Père qui êtes aux cieux
; dans le livre que vous avez lu, on déclare que ces paroles signifient qu’il
faut aimer fraternellement notre prochain, car nous sommes tous fils d’un même Père.
C’est très juste, mais les Pères y ajoutent un commentaire plus spirituel – ils
disent qu’en prononçant ces mots, il faut élever son esprit vers le Père
céleste, et se rappeler l’obligation d’être à chaque instant en présence de
Dieu. Les paroles : Que votre nom soit sanctifié s’expliquent dans ce livre par
le soin qu’il faut mettre à ne pas invoquer en vain le nom du Seigneur ; mais
les commentateurs mystiques y voient la demande de la prière intérieure du
coeur, c’est-à-dire, pour que le nom de Dieu soit sanctifié, il faut qu’il soit
gravé à l’intérieur du coeur et que par la prière perpétuelle il sanctifie et
illumine tous les sentiments, toutes les forces de l’âme. Les paroles Que votre
Règne arrive sont expliquées ainsi par les Pères : Que viennent dans nos coeurs
la paix intérieure, le repos et la joie spirituelle. Dans le livre, on explique
que les paroles : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, concernent les
besoins de notre vie corporelle, et ce qui est nécessaire pour venir en aide au
prochain. Mais Maxime le Confesseur entend par pain quotidien le pain céleste
qui nourrit l’âme, c’est à dire la
Parole de Dieu, et l’union de l’âme avec Dieu par la
contemplation et la prière perpétuelle à l’intérieur du coeur.
— Ah ! la prière intérieure est une oeuvre difficile, elle est
presque impossible à ceux qui vivent dans le monde, s’écria le monsieur ; il
nous faut toute l’aide du Seigneur pour accomplir sans paresse la prière
ordinaire.
— Ne parlez pas ainsi, petit père. Si c’était une tâche au delà
des forces humaines, Dieu ne l’aurait pas commandée à tous. Sa force
s’accomplit dans la faiblesse et les Pères nous offrent des moyens qui facilitent la voie vers
la prière intérieure.
— Je n’ai jamais rien lu de précis à ce sujet, dit le monsieur.
— Si vous voulez, je vous lirai des extraits de la Philocalie. Je pris
ma Philocalie, cherchai un passage de Pierre Damascène dans la troisième
partie, à la page 48, et lus ce qui suit :
« Il faut s’entraîner à invoquer le nom du Seigneur, plus qu’à la
respiration, en tout temps, en tout lieu et en toute occasion. L’Apôtre dit :
Priez sans cesse ; il enseigne par là qu’il faut se souvenir de Dieu en tout
temps, en tout lieu et en toutes choses. Si tu fabriques quelque chose, tu dois
penser au Créateur de tout ce qui existe ; si tu vois la lumière, souviens-toi
de Celui qui te l’a donnée ; si tu considères le ciel, la terre, la mer et tout
ce qu’ils contiennent, admire, et glorifie Celui qui les a créés ; si tu te
couvres d’un vêtement, pense à Celui de qui tu le tiens et remercie-Le, Lui qui
pourvoit à ton existence. Bref, que tout mouvement te soit motif à célébrer le
Seigneur, ainsi tu prieras sans cesse et ton âme sera toujours dans la joie. »
Voyez comme ce procédé est simple, facile et accessible à tous
ceux qui ont le moindre sentiment humain. Ce texte leur plut beaucoup. Le
monsieur m’embrassa avec enthousiasme, me remercia, regarda ma Philocalie et
dit :
— Il faut que j’achète ce livre ; je le commanderai à Pétersbourg
; mais, pour mieux m’en souvenir, je vais copier tout de suite ce passage que
tu as lu, – dicte-moi. Et il le transcrivit aussitôt d’une belle écriture
rapide. Puis il s’écria :
— Mon Dieu ! Mais justement j’ai une icône de saint Damascène
(c’était probablement saint Jean Damascène. Il ouvrit le cadre et fixa sous
l’icône le papier qu’il venait d’écrire, en disant :
— La parole vivante d’un serviteur de Dieu placée sous son image
m’incitera souvent à mettre en pratique ce conseil salutaire.
Puis nous allâmes souper. Tout le monde était de nouveau à table
en même temps que nous, – hommes et femmes. Quel silence recueilli et quel
calme pendant le repas ! Après le souper, nous fîmes tous la prière y compris
les enfants et on me fit lire l’hymne à Jésus Très- Doux.
Les serviteurs allèrent se reposer et nous restâmes tous trois
dans la pièce. Alors, la dame m’apporta une chemise blanche et des bas, – je
m’inclinai profondément et dis :
— Petite mère, je ne peux prendre les bas, je n’en ai jamais
porté, nous mettons toujours des bandes. Elle revint bientôt avec une vieille
blouse jaune de drap fin qu’elle coupa en bandes. Et le monsieur, ayant déclaré
que mes souliers ne valaient plus rien, m’en apporta une paire toute neuve
qu’il chaussait par-dessus ses bottes.
— Va dans cette chambre, me dit-il ; il n’y a personne, tu pourras
y changer de linge. J’allai me changer et je revins vers eux. Ils me firent asseoir
sur une chaise et se mirent à me chausser, le monsieur m’enroulait les bandes
et la dame me mettait les souliers. Au début, je ne voulais pas me laisser
faire, mais ils me firent asseoir en disant :
— Assieds-toi et tais-toi, le Christ a lavé les pieds de ses
disciples. Je ne pouvais pas résister et je me mis à pleurer ; – et eux, ils
pleuraient aussi. Alors la dame partit près de ses enfants pour la nuit
et, avec le monsieur, nous allâmes au jardin pour nous entretenir
un peu dans le pavillon. Nous restâmes longtemps à veiller. Nous étions étendus
par terre et nous causions. Soudain, il s’approcha de moi et me dit :
— Réponds-moi en conscience et en vérité, qui es tu ? Tu dois être
de famille noble et tu feins d’être innocent. Tu lis et écris parfaitement, tu
penses et tu parles avec correction ; sûrement tu n’as pas reçu l’éducation
d’un paysan.
— Je vous ai parlé d’un coeur pur à vous et à votre dame, j’ai
raconté mes origines en toute vérité et je n’ai jamais pensé à mentir ni à vous
tromper. Et dans quel but ? Ce que je dis ne vient pas de moi, mais de mon sage
et défunt starets ou des Pères chez qui je l’ai lu ; et la prière intérieure
qui plus que tout illumine mon ignorance, ce n’est pas moi qui l’ai acquise ;
elle est née dans mon coeur par la miséricorde divine et grâce à l’enseignement
du starets. Chacun peut en faire autant ; il suffit de se plonger plus
silencieusement dans son coeur et d’invoquer un peu plus le nom de
Jésus-Christ, aussitôt l’on découvre la lumière intérieure, tout devient clair,
et dans cette clarté apparaissent certains mystères du Royaume de Dieu. Et
c’est déjà un grand mystère lorsque l’homme découvre cette capacité de rentrer
en soi, de se connaître vraiment et de pleurer doucement sur sa chute et sur sa
volonté pervertie. Il n’est pas très difficile de penser sainement et de parler
avec les gens, c’est une chose possible car l’esprit et le coeur existaient
avant la science et la sagesse humaines. On peut toujours cultiver l’esprit par
la science ou par l’expérience ; mais là où il n’y a pas d’intelligence, aucune
éducation n’y fera rien. Ce qu’il y a, c’est que nous sommes loin de nous-même
et que nous ne souhaitons guère nous en rapprocher, nous fuyons toujours pour
ne pas nous trouver en face de nous même, nous préférons des bagatelles à la
vérité et nous pensons : j’aimerais bien avoir une vie spirituelle, m’occuper à
la prière, mais je n’en ai pas le temps, les affaires et les soucis m’empêchent
de m’y livrer vraiment. Mais qu’est-ce qui est plus important et plus
nécessaire – la vie éternelle de l’âme sanctifiée, ou la vie passagère du corps
pour lequel nous nous donnons tant de mal ? C’est ainsi que les gens
parviennent soit à la sagesse, soit à la bêtise.
— Pardonne-moi, mon cher frère, je n’ai pas parlé par simple
curiosité, mais par bienveillance et par sentiment chrétien, et, de plus, parce
qu’il y a deux ans j’ai rencontré un cas tout à fait curieux.
Un jour, arriva chez nous un vieux mendiant tout affaibli ; il
avait le passeport d’un soldat libéré et était si pauvre qu’il allait presque
nu ; il parlait peu et tout à fait comme un paysan. Nous le reçûmes à l’asile ;
au bout de cinq jours, il tomba malade, on le transporta dans le pavillon et ma
femme et moi nous occupâmes entièrement de lui. Lorsqu’il fut évident qu’il
allait mourir, notre prêtre le confessa, lui donna la communion et les derniers
sacrements. La veille de sa mort, il se leva, me demanda du papier et une
plume, et insista pour que la porte restât fermée et que personne n’entrât
pendant qu’il écrivait son testament, que je devais faire parvenir à son fils,
à Pétersbourg. Je fus stupéfait quand je vis qu’il écrivait à la perfection et
que ses phrases étaient parfaitement correctes, élégantes et pleines de
tendresse. Je te montrerai demain ce testament, j’en ai gardé une copie. Tout
cela m’étonna beaucoup et, pressé par la curiosité, je lui demandai de me
raconter son origine et son existence. Il me fit jurer de n’en rien dire à
personne avant sa mort et pour la gloire de Dieu il me fit le récit suivant :
— J’étais prince et très riche ; je menais la vie la plus dissipée,
la plus brillante, la plus luxueuse qui soit. Ma femme était morte et je vivais
avec mon fils qui était capitaine de la Garde. Un soir, en me préparant pour aller à un
grand bal, j’entrai en colère contre mon valet de chambre ; dans mon
impatience, je le frappai à la tête et ordonnai qu’on le renvoyât au village.
Cela se passait le soir, et, le lendemain matin, le domestique mourut d’une inflammation
du cerveau. Mais on n’y attacha guère d’importance et, tout en regrettant ma
violence, j’oubliai complètement l’affaire. Au bout de six semaines, le valet de
chambre commença à m’apparaître en songe ; chaque nuit, il venait m’importuner
et me faire des reproches en répétant sans cesse : Homme sans conscience, tu m’as
assassiné ! Puis, je le vis aussi pendant que j’étais éveillé. L’apparition
devint de plus en plus fréquente et, à la fin, il était presque tout le temps
là. Enfin, en même temps que lui, je me mis à voir d’autres morts, des hommes
que j’avais grossièrement offensés, des femmes que j’avais séduites. Tous
m’adressaient des reproches et ne me laissaient plus de repos, si bien que je
ne pouvais plus dormir ni manger, ni faire quoi que ce soit ; j’étais à bout de
forces et la peau me collait aux os. Les efforts des meilleurs médecins
n’obtenaient aucun résultat. Je partis me soigner à l’étranger, mais, après six
mois de cure, non seulement il n’y avait aucune amélioration, mais les terribles
apparitions ne cessaient d’augmenter. On me ramena plus mort que vif ; mon âme,
avant d’être séparée du corps, a connu là pleinement les tortures de l’enfer ;
dès lors j’ai cru à l’enfer et j’ai connu ce qu’il est. Au milieu de ces
tourments, je compris enfin mon infamie, je me repentis, me confessai,
affranchis tous mes serviteurs et fis le voeu de passer le reste de ma vie dans
les plus durs travaux et de me cacher sous l’habit d’un mendiant afin d’être le
plus humble serviteur des gens de la plus basse condition. A peine avais-je
pris fermement cette décision que les apparitions cessèrent. Ma réconciliation
avec Dieu me donnait une telle joie, un tel sentiment de réconfort, que je ne
puis l’exprimer vraiment. J’ai compris alors aussi par l’expérience ce qu’est
le paradis et comment le royaume de Dieu se déploie à l’intérieur de nos
coeurs. Bientôt, je fus complètement guéri, je mis mon projet à exécution et, muni
du passeport d’un ancien soldat, je quittai en secret le lieu de ma naissance.
Il y a quinze ans maintenant que j’erre à travers la Sibérie. Parfois ,
je me suis loué chez les paysans pour des travaux selon mes forces, parfois
j’ai mendié au nom du Christ. Ah ! au milieu de ces privations, quel bonheur
j’ai goûté ! Quelle béatitude, quelle paix de la conscience ! Seul peut le
comprendre celui que la miséricorde divine a tiré d’un enfer de douleur pour le
transporter au paradis de Dieu. Là-dessus, il me remit son testament pour
l’expédier à son fils et le lendemain il mourut.
— Tenez, j’en ai là une copie dans la Bible qui se trouve dans mon
sac. Si vous voulez le lire, je vous le montrerai. Le voici ! Je dépliai le
papier et je lus : « Au nom de Dieu glorifié dans la Trinité , Père, Fils et Saint-Esprit.
» Mon très cher fils ! Voilà quinze ans que tu n’as vu ton père, mais, dans son
obscurité, il recevait parfois de tes nouvelles et nourrissait pour toi un
amour paternel. C’est cet amour qui le pousse à t’envoyer ces dernières paroles
pour qu’elles te servent de leçon dans l’existence. Tu sais combien j’ai
souffert pour racheter ma vie coupable et légère ; mais tu ne sais pas le
bonheur que m’ont apporté, pendant ma vie obscure et errante, les fruits du
repentir.
Je meurs en paix chez mon bienfaiteur qui est aussi le tien, car
les bienfaits répandus sur le père doivent atteindre le fils affectueux.
Exprime-lui ma reconnaissance par tous les moyens en ton pouvoir.
En te laissant ma bénédiction paternelle, je t’exhorte à te
souvenir de Dieu et à obéir à ta conscience : sois bon, prudent et raisonnable
; traite avec bienveillance tous tes subordonnés, ne méprise pas les mendiants
ou les pèlerins, te souvenant que seuls le dénuement et la vie errante ont
permis à ton père de trouver le repos de son âme. En priant Dieu qu’il
t’accorde Sa grâce, je ferme les yeux tranquillement, dans l’espérance de la
vie éternelle par la miséricorde du Rédempteur des hommes, Jésus- Christ. »
C’est ainsi que nous parlions avec ce bon monsieur. Soudain, je
lui dis :
– Je pense, petit père, que vous avez souvent des ennuis avec
votre asile. Il y a tant de nos frères qui ne deviennent pèlerins que par
nonchalance ou par paresse, et qui polissonnent en route, comme je l’ai vu souvent.
— Non, ceux-là ont été assez rares, répondit le monsieur. Nous
n’avons guère vu que de vrais pèlerins. Mais quand ils n’ont pas l’air très
sérieux, nous sommes encore plus gentils avec eux et nous les gardons quelque temps
à l’hospice. Au contact de nos pauvres, frères du Christ, ils se corrigent
souvent et s’en vont avec un coeur humble et doux. Il n’y a pas longtemps, j’en
ai encore eu un exemple. Un commerçant de notre ville était tombé si bas qu’on
le chassait à coups de bâton et que personne ne voulait même lui donner un
morceau de pain. Il était ivrogne, violent, querelleur, et, de plus, il volait.
C’est ainsi qu’il arriva un jour chez nous, poussé par la faim ; il demanda du
pain et de l’eau-de-vie, car il aimait bien boire. Nous le reçûmes gentiment et
lui dîmes : – Reste chez nous, tu auras de l’eau-de-vie tant que tu le désires,
mais à une condition : après avoir bu, tu iras te coucher et si tu fais le moindre
esclandre, non seulement nous te chasserons pour toujours, mais je demanderai
au prévôt de te faire enfermer pour vagabondage. Il accepta et resta chez nous.
Pendant une semaine ou plus, il but vraiment tout ce qu’il voulut ; mais chaque
fois, selon sa promesse et parce qu’il avait peur d’être privé d’alcool, il
allait se coucher sur son lit ou s’allonger silencieusement au fond du jardin.
Quand il reprenait ses esprits, nos frères de l’asile lui parlaient et
l’exhortaient à se retenir au moins un peu. Ainsi, il commença à boire moins et
en trois mois il devint tout à fait sobre. Il travaille maintenant quelque part
et ne mange plus le pain d’autrui. Il est venu me voir avant-hier. Quelle
sagesse dans cette discipline guidée par la charité ! pensai-je, et je m’écriai
:
— Béni soit Dieu, dont la miséricorde agit dans l’enceinte de
votre demeure !
Après tous ces propos, nous nous assoupîmes un peu, et entendant
la cloche sonner l’office du matin, nous allâmes à l’église où la dame se
trouvait déjà avec ses enfants. Nous entendîmes l’office puis la divine
liturgie. Nous étions dans le choeur avec le monsieur et son petit garçon, la
dame et la petite demoiselle étaient à l’ouverture de l’iconostase pour voir
l’élévation des Saints Dons. Mon Dieu, comme ils priaient tous et quelles
larmes de joie ils versaient ! Leurs visages étaient tellement illuminés qu’à
force de les regarder, je me mis à pleurer !
A la fin de l’office, les maîtres, le prêtre, les serviteurs et
tous les mendiants se mirent ensemble à table ; il y avait bien quarante
mendiants, des infirmes, des malades et des enfants. Quel silence et quelle
paix autour de cette table ! Rassemblant mon audace, je dis doucement au monsieur
:
— Dans les monastères, on lit les vies des saints pendant le repas
; vous pourriez en faire autant, puisque vous avez le Ménologe au complet. Le
monsieur se tourna vers la dame et dit :
— Vraiment, Marie, il faut instituer cela. Ce sera excellent pour
nous tous. C’est moi qui lirai au premier repas, ensuite ce sera toi, puis notre
prêtre, et nos frères, chacun à son tour et selon ce qu’il sait. Le prêtre
s’arrêta de manger et dit :
— Écouter, c’est avec plaisir, mais pour lire – serviteur ! Je
n’ai pas un instant de libre. A peine ai-je mis les pieds chez moi que je ne
sais plus où donner de la tête, rien que des affaires et des soucis ; il faut
ceci, il faut cela ; un tas d’enfants ; le bétail à travers champs ; toute la journée
se passe à ces bêtises et pas une minute pour lire ou pour s’instruire. Tout ce
que j’ai appris au séminaire, il y a longtemps que je l’ai oublié. A ces mots,
je frémis, mais la dame me saisit le bras et me dit :
— Le père parle ainsi par humilité, il se rabaisse toujours
lui-même, mais c’est un homme excellent et pieux ; il est veuf depuis vingt
ans, il élève tous ses petits enfants et, de plus, il dit très souvent les
offices. Ces paroles me rappelèrent une sentence de Nicétas Stéthatos dans la Philocalie :
« C’est selon la disposition intérieure de l’âme qu’on apprécie la
nature des objets », c’est-à-dire chacun se forme une idée des autres selon ce
qu’il est lui-même ; et, plus loin, il dit encore : « Celui qui est parvenu à
la prière et à l’amour véritable ne distingue plus les objets, il ne distingue
pas le juste du pécheur, mais il aime également tous les hommes et ne les
condamne pas, de même que Dieu fait briller le soleil et pleuvoir la pluie sur
les bons et sur les méchants ». Le silence se fit à nouveau ; en face de moi
était assis un mendiant de l’asile, complètement aveugle. Le monsieur le faisait
manger, lui partageait son poisson, lui tendait la cuiller, et lui versait à
boire. Je le regardai avec attention et remarquai que, dans sa bouche toujours
entre ouverte, sa langue remuait continuellement ; je me demandai s’il ne
récitait pas la prière et le regardai avec plus de soin. A la fin du repas, une
vieille se trouva mal, elle étouffait et poussait des gémissements. Le monsieur
et la dame l’emmenèrent dans leur chambre à coucher et l’étendirent sur le lit
; la dame resta pour la soigner, le prêtre alla chercher en tout cas les Saints
Dons et le monsieur ordonna d’atteler pour aller au galop chercher un docteur à
la ville. Tout le monde se dispersa. J’avais en moi comme une faim de prière ;
j’éprouvais un violent besoin de la laisser jaillir, il y avait deux jours que
j’étais sans tranquillité ni silence. Je sentais dans mon coeur comme un flot
prêt à déborder et à se répandre dans tous mes membres, et, comme je le
retenais, j’eus une violente douleur au coeur – mais une douleur bienfaisante,
me poussant seulement à la prière et au silence. Je compris alors pourquoi les
véritables adeptes de la prière perpétuelle fuyaient le monde et se cachaient loin
de tous ; je compris également pourquoi le bienheureux Hésychius dit que
l’entretien le plus élevé n’est qu’un bavardage, s’il se prolonge trop, et je
me rappelai les paroles de saint Éphrem le Syrien : « Un bon discours est d’argent, mais le
silence est d’or pur ». En pensant à tout cela, j’arrivai à l’hospice : tout le
monde y dormait après le repas. Je montai au grenier, me calmai, me reposai et
priai un peu. Quand les pauvres se réveillèrent, j’allai trouver l’aveugle et
l’emmenai au jardin ; nous nous assîmes dans un coin isolé et commençâmes à
parler.
— Dis-moi, au nom de Dieu, et pour le bien de mon âme, tu récites
la prière de Jésus ?
— Il y a longtemps déjà que je la répète sans cesse.
— Quel effet en ressens-tu ?
— Seulement que ni jour ni nuit je ne peux m’en passer.
— Comment Dieu t’a-t-il révélé cette activité ? Raconte-moi cela
en détail, cher frère.
— Eh bien, je suis un artisan d’ici, je gagnais mon pain en
faisant le tailleur, j’allais dans les autres gouvernements, par les villages,
et je cousais le vêtement paysan. Dans un village, il m’arriva de rester
longtemps chez un paysan pour habiller toute sa famille. Un jour de fête, qu’il
n’y avait rien à faire, j’aperçus trois vieux livres sur la planchette placée
sous les icônes. Je leur demandai :
— Y a-t-il quelqu’un qui lise chez vous ? Ils me répondirent :
— Personne ; ces livres-là viennent de l’oncle ; il savait ses
lettres. Je pris un des livres, je l’ouvris au hasard et je lus les paroles
suivantes, que je me rappelle encore :« La prière perpétuelle consiste à invoquer sans cesse le nom du
Seigneur ; assis ou debout, à table ou au travail, en toute occasion, en tout
lieu et en tout temps il faut invoquer le nom du Seigneur. » Je réfléchis à ce
que j’avais lu et je trouvai que cela me convenait très bien, aussi, tout en
cousant, je me mis à répéter tout bas la prière et j’en étais tout heureux. Les
gens qui vivaient avec moi dans l’izba s’en aperçurent et se moquèrent de moi :
— Es-tu sorcier, que tu marmottes sans arrêt ? ou bien fais-tu des
tours de magie ? Pour me cacher, je cessai de remuer les lèvres et je me mis à
dire la prière, en remuant seulement ma langue. Enfin, je m’y suis tellement
habitué que ma langue la récite jour et nuit et cela me fait du bien. Je
continuai longtemps à travailler, puis, subitement, je devins complètement
aveugle. Chez nous, dans la famille, nous avons presque tous l’eau sombre au
fond des yeux. Comme je suis très pauvre, la commune m’a trouvé une place à
l’asile de Tobolsk. C’est là que je vais, mais les seigneurs ici m’ont retenu,
car ils veulent me donner une voiture pour aller jusque-là.
— Comment s’appelait le livre que tu as lu ? Ce n’était pas la Philocalie ?
— Ma foi, je n’en sais rien. Je n’ai pas regardé le titre. J’allai
prendre ma Philocalie. Je retrouvai dans la quatrième partie les paroles du
patriarche Calliste qu’il m’avait répétées par coeur et je commençai à lire.
— C’est cela même, s’écria l’aveugle. Lis, lis mon frère, car
c’est vraiment très bien. Quand je parvins au passage où il est dit : il faut
prier avec le coeur, il me demanda ce que cela signifiait et comme on le
pratiquait. Je lui dis que tout l’enseignement de la prière du coeur était
exposé en détail dans ce livre, la Philocalie – et il me demanda avec insistance de
lui lire tout ce qui s’y rapportait.
— Voilà ce que nous ferons, lui dis-je. Quand penses tu partir
pour Tobolsk ?
— Mais tout de suite, si tu veux, répondit-il.
— Alors, voilà ! Je voudrais m’en aller demain, nous n’avons qu’à
partir ensemble et en chemin je te lirai tout ce qui se rapporte à la prière du
coeur et je t’indiquerai comment découvrir ton coeur et y pénétrer.
— Et la voiture ? dit-il.
— Eh ! laisse donc la voiture. D’ici à Tobolsk, il n’y a que cent
cinquante verstes, nous irons doucement ; à deux dans la solitude, il fait bon
marcher ; et, en marchant, on est mieux pour lire et pour parler sur la prière.
Nous tombâmes ainsi d’accord ; le soir, le monsieur vint lui-même
nous appeler pour le souper et, après avoir mangé, nous lui déclarâmes que nous
pensions nous en aller et que nous n’avions pas besoin de voiture, car nous voulions
lire la
Philocalie. Là-dessus , le monsieur nous dit :
— La
Philocalie m’a beaucoup plu ; j’ai déjà fait la lettre et
préparé l’argent et demain en allant au tribunal j’enverrai le tout à
Pétersbourg pour recevoir la
Philocalie par le prochain courrier. Et donc le lendemain
matin, nous nous mîmes en route après avoir beaucoup remercié ces bons
seigneurs pour leur charité et leur douceur exemplaires ; ils nous accompagnèrent
tous deux pendant une verste et nous nous dîmes adieu.
Le paysan aveugle.
Nous allions tout doucement avec l’aveugle, nous ne faisions guère
que dix à quinze verstes par jour, et tout le reste du temps, nous nous tenions
assis dans les endroits isolés et nous lisions la Philocalie. Je lui
lus tout ce qui se rapportait à la prière du coeur, en suivant l’ordre indiqué par
mon starets, c’est-à-dire en commençant par les livres de Nicéphore le Moine,
de Grégoire le Sinaïte, et ainsi de suite. Quelle attention et quelle ardeur il
mettait à écouter tout cela ! Comme il en était heureux et ému !
Ensuite, il commença à me poser de telles questions sur la prière
que mon esprit ne suffisait pas pour les résoudre. Après avoir écouté ma
lecture, l’aveugle me demanda de lui enseigner un moyen pratique de trouver son
cœur par l’esprit, d’y introduire le nom divin de Jésus-Christ et de prier
ainsi intérieurement par le coeur. Je lui dis :
— Sans doute, tu ne vois rien, mais par l’intelligence tu peux te
représenter ce que tu as vu jadis, un homme, un objet ou un de tes membres, ton
bras ou ta jambe ; peux-tu te l’imaginer aussi nettement que si tu le regardais
et peux-tu, bien qu’aveugle, diriger vers lui ton regard ?
— Je le puis, répondit l’aveugle.
— Alors représente-toi ainsi ton coeur, tourne tes yeux comme si
tu le regardais à travers ta poitrine, et écoute de toutes tes oreilles comment
il bat coup après coup. Quand tu te seras fait à cela, efforce-toi d’ajuster à chaque
battement de ton coeur, sans le perdre de vue, les paroles de la prière.
C’est-à-dire avec le premier battement dis ou pense Seigneur, avec le second
Jésus, avec le troisième Christ, avec le quatrième ayez pitié, avec le
cinquième de moi, et répète souvent cet exercice. Cela te sera facile, car tu
es déjà préparé à la prière du coeur. Puis, quand tu seras habitué à cette
activité, commence à introduire dans ton coeur la prière de Jésus et à l’en
faire sortir en même temps que la respiration, c’est-à-dire en inspirant l’air,
dis ou pense : Seigneur Jésus-Christ, et en l’expirant : Ayez pitié de moi ! Si
tu agis ainsi assez fréquemment, et assez longtemps, tu éprouveras bientôt une
légère douleur au coeur, puis peu à peu il y naîtra une chaleur bienfaisante.
Avec l’aide de Dieu, tu parviendras ainsi à l’action constante de la prière à l’intérieur
du coeur. Mais surtout garde-toi de toutes représentations, de toutes images
naissant dans ton esprit pendant que tu pries. Repousse toutes les imaginations
; car les Pères nous ordonnent, afin de ne pas tomber dans l’illusion, de
garder l’esprit vide de toutes formes pendant la prière. L’aveugle, qui m’avait
écouté avec attention, s’exerça avec zèle selon ce que je lui avais dit et, la
nuit, à l’étape, il y passait de longs moments. Au bout de cinq jours, il sentit
dans le coeur une forte chaleur, et un bonheur indicible ; en outre, il avait
grand désir de se livrer sans cesse à la prière, qui lui révélait l’amour qu’il
avait pour Jésus-Christ. Parfois, il voyait une lumière, mais sans qu’aucun
objet apparût ; quand il entrait dans son coeur, il lui semblait y voir jaillir
la flamme brillante d’un grand cierge qui, s’échappant au dehors, l’illuminait
tout entier ; et cette flamme lui permettait même de voir des objets éloignés,
comme il arriva une fois.
Nous traversions une forêt, il était plongé, silencieux, dans la
prière. Soudain, il me dit :
— Quel malheur ! l’église brûle et le clocher vient de s’effondrer.
— Cesse d’évoquer ces images vides, lui dis-je, c’est une
tentation. Il faut repousser au plus vite toute rêverie. Comment voir ce qui se
passe à la ville ? Elle est encore à douze verstes. Il m’obéit – et, se remettant
à prier, il se tut. Vers le soir, nous arrivâmes à la ville et je vis
effectivement plusieurs maisons incendiées et un clocher écroulé – il était
bâti sur des pieux de bois – ; tout autour les gens discutaient et admiraient
qu’en tombant le clocher n’eût écrasé personne. A ce que je comprenais, le
malheur s’était produit au moment où l’aveugle parlait dans la forêt. Au même
instant, je l’entendis qui disait :
— D’après toi, ma vision était vaine et pourtant il en est bien
ainsi. Comment ne pas remercier et aimer le Seigneur Jésus-Christ qui révèle sa
grâce aux pécheurs, aux aveugles et aux insensés ! Merci aussi à toi, qui m’as enseigné
l’activité du coeur ! Je lui répondis :
— Pour aimer Jésus-Christ, aime-le, et, pour le remercier,
remercie-le ; mais prendre des visions quelconques pour des révélations
directes de la grâce, garde-t-en bien, car cela se produit souvent naturellement
selon l’ordre des choses. L’âme humaine n’est pas entièrement liée à la
matière. Elle peut voir dans l’obscurité, et les objets lointains aussi bien
que les proches. Mais nous n’entretenons pas cette faculté de l’âme, nous
l’accablons du poids de notre corps épais ou de la confusion de nos pensées
distraites et légères. Lorsque nous nous concentrons en nous-mêmes, que nous nous
abstrayons de tout ce qui nous entoure et que nous aiguisons notre esprit,
alors, l’âme revient complètement à elle-même, elle agit avec toute sa
puissance, et c’est là une action naturelle. Mon défunt starets m’a dit que non
seulement les hommes de prière, mais des malades ou des gens spécialement
doués, lorsqu’ils se trouvent dans une chambre obscure, voient la lumière qui
se dégage de chaque objet, sentent la présence de leur double et pénètrent les
pensées d’autrui. Mais les effets directs de la grâce de Dieu, pendant la
prière du coeur, sont tellement délicieux qu’aucune langue ne peut les décrire
: il est impossible de les comparer à rien de matériel ; le monde sensible est
bas, comparé aux sensations que la
grâce éveille dans le coeur. Mon aveugle écouta ces paroles avec
attention et devint encore plus humble ; la prière se développait sans cesse
dans son coeur et le réjouissait indiciblement. Mon âme en était heureuse et je
remerciais le Seigneur qui m’a fait connaître une telle piété chez un de ses
serviteurs.
Enfin, nous atteignîmes Tobolsk ; je le menai à l’hospice, et,
après lui avoir dit affectueusement adieu, je repris ma route solitaire. Pendant
un mois, j’allai doucement et je sentais combien les exemples vivants sont
utiles et bienfaisants. Je lisais souvent la Philocalie et j’y
vérifiais tout ce que j’avais dit à l’aveugle. Son exemple enflammait mon zèle,
mon dévouement et mon amour pour le Seigneur. La prière du coeur me rendait si
heureux que je ne pensais pas qu’on pût l’être plus sur terre, et je me
demandais comment les délices du royaume des deux pouvaient être plus grands
que ceux-là. Ce bonheur n’illuminait pas seulement l’intérieur de mon âme ; le
monde extérieur aussi m’apparaissait sous un aspect ravissant, tout m’appelait
à aimer et à louer Dieu ; les hommes, les arbres, les plantes, les bêtes, tout
m’était comme familier, et partout je trouvais l’image du nom de Jésus-Christ. Parfois,
je me sentais si léger que je croyais n’avoir plus de corps et flotter
doucement dans l’air ; parfois, je rentrais entièrement en moi-même. Je voyais
clairement mon intérieur et j’admirais l’édifice admirable du corps humain ;
parfois, je sentais une joie aussi grande que si j’étais devenu roi, et au
milieu de toutes ces consolations, je souhaitais que Dieu me permît de mourir
au plus tôt et de faire déborder ma reconnaissance à Ses pieds, dans le monde
des esprits.
Sans doute, je pris trop plaisir à ces sensations, ou bien
peut-être Dieu en décida-t-il ainsi, mais au bout de quelque temps, je sentis
dans mon coeur une sorte de crainte et un tremblement. Ne serait-ce pas, me
dis-je, un nouveau malheur ou une tribulation comme celle que j’ai endurée pour
cette fille à qui j’avais enseigné la prière de Jésus dans la chapelle ? Les
pensées m’accablaient comme les nuages et je me rappelai les paroles du bienheureux
Jean de Karpathos, qui dit que le maître est souvent livré au déshonneur et
supporte tentations et tribulations pour ceux qu’il a aidés spirituellement.
Après avoir lutté contre ces pensées, je me plongeai dans la prière qui les fit
complètement disparaître. Je me sentis plus fort et me dis : Que la volonté de
Dieu soit faite ! Je suis prêt à supporter tout ce que Jésus-Christ m’enverra, pour
expier mon endurcissement et mon orgueil.
D’ailleurs, ceux à qui j’ai révélé récemment le mystère de la
prière intérieure y avaient été préparés par l’action mystérieuse de Dieu avant
de me rencontrer. Cette pensée me calma tout à fait et je marchais dans la
prière et dans la joie, plus heureux qu’auparavant. Pendant deux jours, le
temps demeura à la pluie et la route était si boueuse qu’on ne pouvait se
sortir des fondrières ; je passai par la steppe et, pendant quinze verstes, je
ne trouvai pas un lieu habité ; enfin, vers le soir, j’aperçus une auberge au bord
de la route, je me réjouis en pensant que je pourrais au moins m’y reposer et y
passer la nuit. Et, demain matin, à Dieu va ; peut-être que le temps sera
meilleur.
La maison de poste.
En approchant, j’aperçus un vieillard vêtu d’un manteau de soldat
; il était assis sur le talus devant
l’auberge et avait l’air ivre. Je le saluai et dis :
— Puis-je demander à quelqu’un l’autorisation de passer la nuit
ici ?
— Qui peut te laisser entrer, sinon moi ? cria le vieux ; je suis
le chef ici ! Je suis maître de poste et c’est ici le relais.
— Eh bien, permettez-moi, mon père, de passer la nuit chez vous !
— Mais, as-tu seulement un passeport ? Montre tes papiers ! Je lui
donnai mon passeport et, tout en l’ayant en mains, le voilà qui se met à crier
:
— Où est ton passeport ?
— Vous l’avez dans les mains, répondis-je.
— Eh bien, entrons dans la maison. Le maître de poste mit ses
lunettes, regarda mon passeport et dit :
– Tout ça m’a l’air en
règle, tu peux rester ici ; tu vois, je suis un brave homme ; tiens, je vais
t’apporter un petit verre.
— Je ne bois jamais, répondis-je.
— Oh, ça ne fait rien ! Eh bien, soupe au moins avec nous. Il
s’assit à table avec la cuisinière, une jeune femme qui avait pas mal bu, elle
aussi, et je m’installai avec eux. Pendant tout le repas, ils ne cessèrent de
se disputer ou de se faire des reproches et, à la fin, éclata une véritable querelle.
Le maître s’en alla dormir dans la chambre aux provisions, et la cuisinière
resta à laver les bols et les cuillers, tout en pestant contre son vieux. J’étais
assis et, voyant qu’elle n’était pas près de se calmer, je lui dis :
— Où pourrais-je dormir, ma petite mère ? Je suis très fatigué de
la route.
— Voilà, je vais t’arranger un lit, petit père. Elle installa un
banc près de celui qui était fixé sous la fenêtre de devant et y étendit une
couverture de feutre avec un oreiller. Je m’allongeai et fermai les yeux,
faisant semblant de dormir. Longtemps encore, la cuisinière s’agita, à travers
la chambre ; enfin, elle acheva son ménage, éteignit la lumière et s’approcha
de moi. Brusquement, toute la fenêtre qui se trouvait à l’angle de la façade
s’écroula dans un bruit effrayant, le cadre, les
vitres, les montants, tout vola en éclats ; en même temps, on
entendait dehors des gémissements, des cris et un bruit de lutte. La femme,
terrifiée, se sauva au milieu de la pièce et s’écroula par terre. Je sautai de
mon banc, croyant que la terre s’ouvrait sous moi. Soudain, je vis
deux postillons qui amenaient dans l’izba un homme tout couvert de
sang, on ne voyait même pas son visage. Cela augmenta encore mon angoisse.
C’était un courrier d’État qui devait changer là ses chevaux. Le postillon
avait mal pris le tournant pour entrer et le timon avait enfoncé la
fenêtre ; mais, comme il y avait un fossé devant l’izba, la voiture
avait versé et le courrier s’était blessé la tête sur un pieu pointu qui
étayait le talus. Le courrier demanda de l’eau et de l’alcool pour laver sa
blessure. Il l’humecta d’eau-de-vie, puis il en but un verre et cria :
– Des chevaux ! Je m’approchai de lui et dis :
— Comment pourrez-vous voyager avec une pareille blessure, petit
père ?
— Un courrier n’a pas le temps d’être malade, répondit-il, et il
disparut. Les postillons traînèrent la femme dans un coin près du poêle et la
couvrirent d’une natte en disant : – C’est la peur qui lui a fait ça. Quant au maître
de poste, il se versa un petit verre et repartit dormir. Je restai seul.
Bientôt la femme se leva et se mit à marcher d’un coin à l’autre,
comme une somnambule ; à la fin elle sortit de la maison. Je fis une prière et,
me sentant tout faible, je m’endormis un peu avant l’aurore.
Au matin, je dis adieu au maître de poste et, en marchant sur la
route, j’élevais ma prière avec foi,
espérance et reconnaissance vers le Père des miséricordes et de
toute consolation, qui avait écarté de moi un malheur imminent.
Six ans après cet événement, passant près d’un couvent de femmes,
j’entrai à l’église pour prier.
L’abbesse me reçut aimablement chez elle après l’office et me fit
servir du thé. Soudain, on annonça des hôtes de passage ; elle alla à leur
rencontre et me laissa avec les nonnes qui la servaient. En voyant l’une
d’elles verser humblement le thé, j’eus la curiosité de demander :
— Y a-t-il longtemps, ma mère, que vous êtes dans ce couvent ?
— Cinq ans, répondit-elle ; quand on m’a amenée ici, je n’avais
plus ma tête à moi, mais Dieu a eu pitié de moi. La mère abbesse m’a prise
auprès d’elle dans sa cellule et m’a fait prononcer les voeux.
— Et comment aviez-vous perdu l’esprit ? demandais je.
— D’épouvante. Je travaillais dans une maison de poste. Une nuit,
pendant que je dormais, des chevaux démolirent une fenêtre et, de terreur, je
devins folle. Pendant toute une année, mes parents m’ont menée par les lieux
saints. Eh bien, c’est ici seulement que j’ai été guérie.
A ces mots, je me réjouis dans mon âme et je glorifiai Dieu dont
la sagesse fait tout tourner à notre profit.
Un prêtre de campagne.
J’ai eu encore bien d’autres aventures, dis-je en m’adressant à
mon père spirituel. Si je voulais tout
raconter à la suite, trois jours n’y suffiraient pas. Si vous voulez,
je vais encore vous en dire une. Par une claire journée d’été, j’aperçus à
quelque distance du chemin un cimetière, ou plutôt une
communauté paroissiale, c’est-à-dire une église avec les maisons
des serviteurs du culte et un cimetière. Les cloches sonnaient pour l’office ;
je me hâtai vers l’église. Les gens d’alentour s’y rendaient également ; mais beaucoup
s’asseyaient dans l’herbe avant d’atteindre l’église, et, voyant que je me
dépêchais, ils me disaient : – Ne
va pas si vite, tu as bien le temps ; ici, le service est très lent, le prêtre
est malade, et puis c’est un tel lambin ! En effet, la liturgie n’allait pas
vite ; le prêtre, jeune, mais pâle et décharné, célébrait très lentement, avec
piété et sentiment ; à la fin de la messe, il prononça un excellent sermon sur
les moyens d’acquérir l’amour de Dieu. Le prêtre m’invita à manger chez lui.
Pendant le repas, je lui dis :
— Vous dites l’office avec grande piété, mon père, mais aussi avec
lenteur !
— Oui, répondit-il, cela ne plaît guère à mes paroissiens, et ils
ronchonnent, mais il n’y a rien à faire ; car j’aime méditer et peser chaque
parole avant de la chanter ; privés de ce sentiment intérieur, les mots n’ont aucune
valeur pour soi ni pour les autres. Tout est dans la vie intérieure et dans la
prière attentive ! Ah ! comme on s’occupe peu de l’activité intérieure !
ajouta-t-il. C’est parce qu’on ne le veut pas, on n’a pas souci de l’illumination
spirituelle intérieure. Je lui demandai à nouveau :
— Mais comment y parvenir ? C’est une chose fort difficile !
— Pas le moins du monde ; pour recevoir l’illumination spirituelle
et devenir un homme intérieur, il faut prendre un texte quelconque de
l’Écriture sainte et y concentrer le plus longtemps possible toute son
attention. C’est ainsi qu’on découvre la lumière de l’intelligence. Pour prier,
il faut agir de même : Si tu veux que ta prière soit pure, droite et
bienfaisante, il faut choisir une prière courte, composée de quelques mots
brefs, mais forts, et la répéter longtemps et souvent ; c’est ainsi qu’on prend
goût à la prière. Cet enseignement du prêtre me plut beaucoup parce qu’il était
pratique et simple et en même temps profond et sage. Je remerciai Dieu en
esprit de m’avoir fait connaître un véritable pasteur de son Église. A la fin
du repas, le prêtre me dit :
— Va te reposer un peu, il faut que je lise la Parole de Dieu et prépare
mon sermon de demain.
Je me rendis à la cuisine. Il n’y avait personne qu’une très vieille
cuisinière assise toute courbée dans un coin et qui toussait. Je m’assis sous
une lucarne, tirai de mon sac la
Philocalie et me mis à lire pour moi, à voix basse ; au bout
d’un certain temps, je me rendis compte que la vieille assise dans le coin
récitait sans arrêt la prière de Jésus. Je fus heureux d’entendre invoquer
ainsi le Saint Nom du Seigneur et je lui dis :
— Comme c’est bien, petite mère, de réciter ainsi la prière !
C’est l’oeuvre la meilleure et la plus chrétienne !
— Oui, petit père, répondit-elle, au déclin de mes ans, c’est mon
contentement, que le Seigneur me pardonne !
— Y a-t-il longtemps que tu pries ainsi ?
— Depuis ma jeunesse, petit père ; et sans cela je ne pourrais pas
vivre, car la prière de Jésus m’a sauvée du malheur et de la mort.
— Comment cela ? Raconte, je t’en prie, pour la gloire de Dieu et
en l’honneur de la puissante prière de Jésus. Je rangeai la Philocalie dans mon
sac, m’assis près d’elle, et elle commença son récit :
— J’étais une jeune et jolie fille ; mes parents me fiancèrent ;
la veille du mariage, le fiancé allait entrer chez nous, brusquement, il
n’avait plus que dix pas à faire, le voilà qui tombe mort, tout raide ! Cela
m’effraya tellement que je décidai de rester vierge et de m’en aller par les
saints Lieux en priant Dieu. Cependant, j’avais peur de partir toute seule sur
les routes car, à cause de ma jeunesse, les méchantes gens auraient pu
m’attaquer. Une vieille femme qui menait depuis longtemps la vie errante
m’enseigna qu’il fallait réciter sans arrêt la prière de Jésus et m’assura avec
force que cette prière me préserverait de tout danger sur la route. Je crus à
ce qu’elle disait et il ne m’est jamais rien arrivé, même dans les régions les
plus éloignées ; mes parents me donnaient de l’argent pour voyager. En
vieillissant, je suis devenue malade, et heureusement le prêtre d’ici me
nourrit et m’entretient par bonté. J’écoutai avec joie ce récit et ne savais
comment remercier Dieu pour cette journée qui m’avait révélé des exemples si
édifiants. Un peu plus tard, je demandai à ce bon et saint prêtre de me bénir
et je repris ma route, tout joyeux.
Sur la route de Kazan.
Et tenez, il n’y a pas très longtemps, quand je traversai le
gouvernement de Kazan pour venir jusqu’ici, il m’a encore été donné de
connaître les effets de la prière de Jésus ; même pour ceux qui la pratiquent inconsciemment,
elle est vraiment le moyen le plus sûr et le plus rapide pour atteindre aux
biens spirituels. Un soir, je dus m’arrêter dans un village tatar. En pénétrant
dans la rue du village, j’aperçus devant une maison une voiture et un cocher
russe ; les chevaux étaient dételés et broutaient près de la voiture. Tout heureux,
je décidai de demander à coucher dans cette maison où je trouverais au moins
des chrétiens. Je m’approchai et demandai au cocher qui il conduisait. Il répondit
que son maître faisait route de Kazan en Crimée. Pendant que nous parlions avec
le cocher, le monsieur écarta le rideau de cuir de la portière, jeta un regard
sur moi et dit :
– Je vais passer la nuit ici, mais je n’entre pas dans la maison
des Tatars parce qu’il y fait très sale, j’ai décidé de dormir dans la voiture.
Quelque temps après, le monsieur sortit pour faire quelques pas –
c’était une belle soirée – et nous entrâmes en conversation. Nous échangeâmes
beaucoup de questions et il me raconta à peu près ce qui suit :
— Jusqu’à soixante-cinq ans, j’ai servi dans la flotte comme
capitaine de vaisseau. En vieillissant, j’ai attrapé la goutte et j’ai pris ma
retraite en Crimée, sur le bien de ma femme ; j’étais presque toujours malade.
Ma femme aimait beaucoup les réceptions, elle adorait jouer aux cartes. Elle
finit par en avoir assez de vivre toujours avec un malade et elle s’en alla à
Kazan chez notre fille qui a épousé un fonctionnaire ; elle emmena tout avec
elle, même les serfs domestiques, et me laissa comme serviteur un gamin de huit
ans, mon filleul. Je restai ainsi tout seul pendant trois ans. Mon gamin était
très débrouillard, il faisait la chambre, allumait le feu, cuisait ma bouillie
de gruau et chauffait mon samovar. Mais, en même temps, il était très brusque,
un vrai polisson. Il courait, il criait, il jouait, il cognait partout et me
dérangeait beaucoup ; par maladie et par ennui, j’aimais beaucoup lire des
auteurs spirituels. J’avais un livre excellent de Grégoire Palamas sur la prière de
Jésus. Je le lisais presque sans arrêt, et je récitais un peu la
prière. Le tapage du petit m’était très désagréable et aucune mesure, aucune
punition ne pouvait l’empêcher de faire des bêtises. Je finis par inventer un
moyen : je le forçai à s’asseoir dans la chambre sur un petit banc et à répéter
sans cesse la prière de Jésus. Au début, cela lui déplut au plus haut point et,
pour y échapper, il se taisait. Mais, pour le forcer à exécuter mon ordre, je
pris des verges avec moi. Quand il disait la prière, je lisais tranquillement
ou j’écoutais ce qu’il disait ; mais, dès qu’il se taisait, je lui montrais les
verges et, pris de peur, il se remettait à la prière ; cela me faisait grand
bien car le calme commençait enfin à s’établir dans ma maison. Au bout de
quelque temps, je m’aperçus que les verges n’étaient plus nécessaires ; il
exécutait mon ordre avec plus de plaisir et de zèle ; plus tard, son caractère
changea complètement ; il devint doux et silencieux et s’acquitta beaucoup
mieux des travaux domestiques. J’en conçus de la joie et lui donnai plus de
liberté. Et le résultat ? Eh bien, il s’habitua si bien à la prière qu’il la répétait
sans arrêt et sans aucune contrainte de ma part. Quand je lui en parlai, il me
répondit qu’il avait une envie insurmontable de réciter la prière.
— Et qu’est-ce que tu ressens ?
— Rien de spécial, mais je me sens bien pendant que je répète la
prière.
— Mais comment, bien ?
— Je ne sais comment l’expliquer.
— Te sens-tu gai ?
— Oui, je me sens gai. Il avait douze ans quand la guerre éclata
en Crimée. Je partis pour Kazan et l’emmenai avec moi chez ma fille. Là-bas,
nous l’installâmes dans la cuisine avec les autres domestiques et il en était
très malheureux parce qu’ils passaient leur temps à s’amuser et à jouer entre
eux et aussi à se moquer de lui, en l’empêchant de s’occuper à la prière. Au
bout de trois mois, il vint me trouver et me dit :
— Je m’en vais à la maison ; je ne peux pas supporter la vie ici
avec tout ce bruit. Je lui dis :
— Comment veux-tu aller si loin tout seul et en plein hiver ?
Attends que je reparte, et je t’emmènerai avec moi. Le lendemain, mon gamin
avait disparu. On l’envoya chercher partout, mais impossible de le trouver.
Enfin, un beau jour, je reçus une lettre de Crimée ; les gardiens de la maison
là-bas m’annonçaient que, le 4 avril, le lendemain de Pâques, on avait trouvé
le gamin mort dans la maison déserte. Il était étendu sur le sol dans ma chambre,
les mains croisées sur la poitrine, sa casquette sous la tête et dans cette
petite veste de rien du tout qu’il avait toujours et avec laquelle il s’était
enfui. On l’enterra ainsi dans mon jardin. En recevant cette nouvelle, je
m’étonnai de la rapidité avec laquelle il était parvenu jusque là-bas. Il était
parti le 26 février et c’est le 4 avril qu’on l’a retrouvé. Trois mille verstes
en un mois, c’est à peine si on y arriverait à cheval. Cela fait cent verstes
par jour. Et, de plus, en vêtements légers, sans passeport et sans un sou.
Admettons qu’il ait trouvé une voiture pour faire la route, mais ce ne peut
être sans l’intervention divine. Ainsi, mon petit domestique a goûté le fruit
de la prière, dit le monsieur en finissant, et moi à la fin de ma vie, je ne
suis pas encore parvenu aussi haut que lui. Là-dessus, je dis au monsieur :
— Ce livre excellent de saint Grégoire Palamas, que vous avez lu,
je le connais. Mais on y examine surtout la prière orale ; vous devriez lire ce
livre-ci qui s’appelle la
Philocalie. Là , vous trouverez l’enseignement complet de la
prière de Jésus dans l’esprit et dans le coeur. En même temps, je lui montrai
ma Philocalie. Il reçut visiblement mon conseil avec plaisir et déclara qu’il
allait se procurer le livre.
— Mon Dieu, me disais-je, quels merveilleux effets de la puissance
divine se découvrent par cette prière ! Comme ce récit est édifiant et profond
; les verges ont enseigné la prière à ce garçon, elles lui ont donné le bonheur
! Les malheurs et les tristesses que nous rencontrons sur la voie de la prière
ne sont-ils pas les verges de Dieu ? Aussi pourquoi craindre lorsque la main de
notre Père céleste nous les montre ? Il est plein d’un amour infini pour nous,
et ces verges nous enseignent à prier plus activement, elles nous conduisent
aux joies indicibles. Ayant achevé ces récits, je dis à mon père spirituel :
— Pardonnez-moi, au nom de Dieu, j’ai beaucoup bavardé et les
Pères déclarent qu’une conversation même spirituelle n’est que vanité si elle
se prolonge trop. Il est temps que j’aille retrouver celui qui doit m’accompagner
à Jérusalem. Priez pour moi, pauvre pécheur, que le Seigneur dans Sa
miséricorde fasse tourner ma route en bien.
— Je le souhaite de toute mon âme, frère aimé dans le Seigneur,
répondit-il. Que la grâce surabondante de Dieu illumine tes pas et fasse route
avec toi, comme l’ange Raphaël avec Tobie !
FIN
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