samedi 21 avril 2012

Aldous Huxley : Dieu et moi, L'idolâtrie

Les gens cultivés risquent peu de succomber aux formes primitives de l'idolâtrie. Il leur est très facile de résister à la tentation de croire que des morceaux de matière sont chargés de pouvoirs magiques, ou que certains symboles ou images sont les formes mêmes de certaines entités spirituelles, et qu'il conviendrait donc de les adorer en tant que telles. Pourtant, même à notre époque d'éducation obligatoire, il y a toujours beaucoup de superstitions fétichistes. Mais leur survie ne les rend pas pour autant respectables ; on ne leur accorde ni reconnaissance officielle ni statut philosophique. À l'égal de l'alcool et de la prostitution, les formes primitives d'idolâtrie sont tolérées mais non pas approuvées. La place qu'elles occupent dans la hiérarchie des valeurs spirituelles est extrêmement médiocre.


Très différent est le cas des formes évoluées et civilisées d'idolâtrie. Celles-là ont réussi non seulement à survivre, mais encore à acquérir une très grande respectabilité. Les pasteurs et les maîtres du monde contemporain ne se lassent pas de recommander ces formes d'idolâtrie. Et, non contents de les recommander, nombre de philosophes et même d'hommes d'Église sortent de leur rôle pour affirmer leur identité avec la vraie foi et l'adoration de Dieu.

Cet état de choses est déplorable mais il n'est guère surprenant. Car, si elle limite le risque de succomber à l'idolâtrie primitive, l'éducation (celle, en tout cas, qui est donnée le plus souvent) a tendance à rendre plus attrayante l'idolâtrie évoluée. On peut définir cette idolâtrie évoluée comme la foi en l'homme et l'adoration de l'homme mis à la place de Dieu. Du point de vue moral comme du point de vue intellectuel, l'éducation courante est strictement humaniste et opposée à la transcendance. Elle décourage le fétichisme et l'idolâtrie primitive mais elle décourage également toute préoccupation pour la réalité spirituelle. On peut s'attendre, par conséquent, à ce que ceux qui ont été entièrement soumis à ce processus éducatif soient les plus ardents représentants de la théorie et de la pratique de l'idolâtrie évoluée. Dans les cercles académiques, les mystiques sont presque aussi rares que les fétichistes ; mais les dévots enthousiastes d'un certain idéalisme social et politique sont aussi nombreux que les grains de sable dans la mer. Il est assez significatif de constater, ainsi que je l'ai fait, que les livres sur la religion sont moins empruntés dans les bibliothèques universitaires que dans les bibliothèques publiques fréquentées par des gens qui n'ont pas bénéficié des avantages et des désavantages accordés à ceux qui sont très cultivés.

L'idolâtrie évoluée peut se subdiviser en trois catégories l'idolâtrie technologique, l'idolâtrie politique et l'idolâtrie morale. L'idolâtrie technologique est la plus ingénue et la plus primitive des trois -, car ses adeptes, à l'instar des idolâtres primitifs, croient que leur rédemption et leur libération dépendent d'objets matériels, machines et gadgets. L'idolâtrie technologique est une religion dont les doctrines s'affichent explicitement ou implicitement sur les encarts publicitaires des journaux et des magazines, source à laquelle des millions d'hommes, de femmes et d'enfants puisent aujourd'hui leur philosophie. Dans la Russie soviétique des années de l'industrialisation, l'idolâtrie technologique a été élevée au rang de religion d'État. Plus récemment, l'arrivée des années de guerre a beaucoup stimulé ce culte dans tous les pays belligérants. Les succès militaires reposent largement sur l'emploi des machines. En raison de cela, on a eu tendance à croire que les machines avaient le pouvoir d'apporter le succès dans tous les domaines et de résoudre tous les problèmes, sociaux et personnels autant que militaires et techniques. La foi dans les idoles technologiques est si enracinée qu'il est difficile de découvrir, dans la pensée populaire de notre temps, la moindre trace de l'ancienne doctrine si profondément réaliste de l'hubris et de la némésis. Chez les Grecs, l'hubris désignait toute forme de présomption et d'excès. Quand les hommes ou les sociétés allaient trop loin, soit en dominant d'autres hommes ou d'autres sociétés, soit en exploitant les ressources de la nature à leur seul profit, un jour venait où il fallait payer cet orgueil outrecuidant. En d'autres termes, l'hubris provoquait la némésis. L'idée est exprimée de façon très claire et très belle dans Les Perses d'Eschyle. On y voit Xerxès étaler une hubris démesurée, non seulement en essayant de conquérir ses voisins par la force des armes, mais aussi en tentant de plier la nature à sa volonté plus qu'il n'est permis à un homme. Pour Eschyle, le pont jeté par Xerxès sur le Bosphore est un acte aussi plein d'hubris que l'invasion de la Grèce, et qui ne réclame pas moins l'intervention de la némésis. Aujourd'hui, nos idolâtres au coeur candide semblent croire qu'ils peuvent jouir de tous les avantages d'une civilisation industrielle très avancée sans en subir les inconvénients.

Les idolâtres politiques sont à peine moins ingénus. À l'adoration d'objets matériels, ils ont substitué l'adoration d'organisations économiques et sociales. Imposons aux hommes la bonne organisation sociale, disent-ils, et tous les problèmes, le malheur et le péché, la guerre et l'élimination des déchets, se résoudront automatiquement. Une fois de plus, on cherchera en vain la trace de cette ancienne sagesse qui s'exprime de manière si juste dans le Tao-têking - la sagesse qui reconnaît (et avec quel réalisme !) que les organisations et les lois ont très peu de chances de faire du bien si les organisateurs et les législateurs, d'un côté, et ceux qui obéissent aux lois et aux organisations, de l'autre, ne communiquent pas avec le Tao, la Voie, l'ultime réalité qui est derrière les phénomènes.

Le grand mérite des idolâtres moraux est de reconnaître clairement que le changement individuel est la condition nécessaire et préalable du changement social. Ils savent que les machines et les institutions peuvent servir au bien comme au mal, selon que ceux qui en usent sont personnellement bons ou mauvais. Pour les idolâtres technologiques et pour les idolâtres politiques, la question de la morale personnelle est secondaire. Dans un avenir assez proche, selon leur credo, les machines et les organisations seront tellement parfaites que les hommes seront également parfaits, parce qu'il leur sera impossible d'être autrement. Il n'est donc pas nécessaire de se soucier outre mesure de la morale individuelle. Il suffit d'avoir l'assiduité, la patience et l'ingénuité de continuer à produire des gadgets meilleurs et plus nombreux, il suffit de combiner ces vertus avec un certain courage et une nature impitoyable, pour mettre en place les organisations économiques et sociales adéquates et les imposer par la guerre et la révolution au reste de l'espèce humaine - tout cela, bien sûr, pour le plus grand bien de l'espèce en question. Les idolâtres moraux savent très bien que les choses ne sont pas aussi simples que cela et que, parmi les conditions du changement social, le changement individuel occupe une place des plus importantes. Leur erreur consiste à adorer leurs propres idéaux éthiques au lieu d'adorer Dieu, à considérer l'acquisition de la vertu comme une fin en soi et non comme un moyen, comme l'indispensable condition de la connaissance unitive de Dieu.

« Le fanatisme est de l'idolâtrie. » (Je cite des extraits d'une lettre écrite par Thomas Arnold en 1836 à son bio; graphe et ancien élève A. P. Stanley.) « Le fanatisme est l'idolâtrie ; et il porte en lui le mal moral de l'idolâtrie ; à savoir qu'un fanatique adore quelque chose qui est la création de ses propres désirs et que, donc, sa dévotion n'est qu'une dévotion apparente ; car, en fait, il offre en sacrifice la part de sa nature ou de son esprit qu'il estime le moins à la part qu'il estime le plus. Sa faute morale, telle qu'elle m'apparait, est de l'idolâtrie - il exalte une idée qui a de fortes affinités avec son esprit et la met à la place du Christ qui est seul à ne pouvoir être idolâtré, parce qu'Il combine toutes les idées de perfection et les présente dans leur juste harmonie. Mon propre esprit, parce que c'est sa pente naturelle - je veux dire : ce qu'il y a de meilleur dans mon esprit -, aurait tendance à faire de la justice et de la vérité des idoles que j'adorerais. Et ce seraient des idoles, parce qu'elles n'apporteraient pas à mon esprit toute la nourriture dont il a besoin ; et tandis que je les adorerais, j'oublierais facilement le respect, l'humilité et la tendresse. Seul le Christ Lui-même inclut à la fois la vérité et la justice et toutes ces autres qualités... L'étroitesse d'esprit engendre la perversité, parce qu'elle n'étend pas sa vigilance à tous les aspects de notre nature morale et que cette négligence nourrit la perversité des aspects ainsi négligés. »
C'est un admirable morceau d'analyse psychologique. Mais cette analyse ne va pas assez loin ; car elle oublie de prendre en considération ce qu'on appelle la grâce. La grâce est ce qui est donné à l'homme qui abandonne sa volonté personnelle et s'en remet à la volonté de Dieu. Par la grâce, notre vide est rempli, notre faiblesse devient force et notre dépravation est métamorphosée. Il y a, bien sûr, des pseudo grâces et des grâces véritables, les accès de force, par exemple, qui découlent de la dévotion aux idoles politiques et morales. Distinguer la vraie grâce de la fausse est souvent difficile ; mais quand le temps et les circonstances révèlent toute l'étendue de leurs conséquences sur la personnalité, il devient possible de faire la différence, même à qui n'est pas spécialement doué pour l'observation. Lorsqu'une grâce est authentiquement « surnaturelle », l'amélioration d'un aspect de la personnalité ne se paie pas par l'atrophie ou par la détérioration d'un autre aspect. On atteint la vertu sans avoir à le payer par la dureté, le fanatisme, le manque de charité et l'orgueil spirituel qui sont le prix ordinaire de la démarche stoïcienne. Sans qu'il soit nécessaire de s'améliorer au prix d'un effort personnel, qu'il soit aidé ou non par les pseudo-grâces qui sont données à l'individu par la dévotion à une cause qui n'est pas Dieu mais la simple projection d'une de ses idées favorites. L'adoration idolâtre des valeurs éthiques en elles-mêmes et pour elles-mêmes n'atteint pas son objectif, non seulement, comme le note justement Arnold, parce qu'il y a manque de vigilance, mais aussi et surtout parce que l'idolâtrie morale, même la plus évoluée, éclipse Dieu, parce qu'elle est la garantie absolue que l'idolâtre n'atteindra pas la connaissance unitive de la réalité.

Pierre Teilhard de Chardin : Sur le Bonheur,

I. Les axes théoriques du Bonheur

A. À l'origine du problème :
     3 attitudes différentes en face de la vie


Afin de mieux comprendre comment se pose à nous le problème du bonheur, et pourquoi, devant lui, nous sommes amenés à hésiter, il est indispensable, pour commencer, de faire un tour d'horizon, c'est-à-dire de distinguer trois attitudes initiales, fondamentales, adoptées en fait par les hommes en face de la Vie.
Guidons-nous, si vous le voulez bien, par une comparaison.

Supposons des excursionnistes partis pour l'escalade d'un sommet difficile; et considérons leur groupe quelques heures après le départ. À ce moment on peut imaginer que l'équipe se divise en trois sortes d'éléments.

Les uns regrettent d'avoir quitté l'auberge. La fatigue, les dangers leur paraissent disproportionnés avec l'intérêt du succès. Ils décident de revenir en arrière.

Les autres ne sont pas fâchés d'être partis. Le soleil brille, la vue est belle. Mais pourquoi monter plus haut ? Ne vaut-il pas mieux jouir de la montagne là où on se trouve, en pleine prairie ou en plein bois ? - Et ils s'étendent sur l'herbe où explorent les environs, en attendant l'heure du pique-nique.

D'autres enfin, les vrais alpinistes, ne détachent pas leurs yeux des cimes qu'ils se sont jurés d'atteindre. Et ils repartent en avant.

Des fatigués, - des bons vivants, - des ardents.

Trois types d'Hommes que nous portons en germe, chacun au fond de nous-mêmes, - et entre lesquels, en fait, se divise depuis toujours l'Humanité autour de nous.

1. Des fatigués (ou des pessimistes), d'abord
Pour cette première catégorie d'hommes, l'existence est une erreur ou un raté. Nous sommes mal engagés, - et par conséquent il s'agit, le plus habilement possible, de quitter le jeu. - Portée à l'extrême, et systématisée en doctrine savante, cette attitude aboutit à la sagesse hindoue, pour qui l'Univers est une illusion et une chaîne, - ou à un pessimisme « schopenhauerien ». Mais, sous une forme atténuée et commune, la même disposition apparaît et se trahit dans une foule de jugements pratiques que vous connaissez bien. « À quoi bon chercher ?... Pourquoi ne pas laisser les sauvages à leur sauvagerie, et les ignorants à leur ignorance ? Pourquoi la Science et pourquoi la Machine ? N'est-on pas mieux étendu que debout ? mort que couché ? » - Tout ceci revient à dire, au moins implicitement, qu'il vaut mieux être moins qu'être plus, - et que le mieux serait de ne pas être du tout.

2. Des bons vivants (ou des jouisseurs), ensuite
Pour les hommes de cette deuxième espèce, il vaut mieux certainement être que ne pas être. Mais « être », prenons-y garde, prend alors un sens tout particulier. Etre, vivre, pour les disciples de cette école, ce n'est pas agir, mais c'est se remplir de l'instant présent. Jouir de chaque moment et de chaque chose, jalousement, sans en rien laisser perdre, - et surtout sans se préoccuper de changer de plan : en ceci consiste la sagesse. Que la satiété vienne, on se retournera sur l'herbe, on se dégourdira les jambes, on changera de point de vue; et ce faisant, du reste, on ne se privera pas de descendre. Mais, pour et sur l'avenir on ne risque rien, - à moins que, par un excès de raffinement, on s'intoxique à jouir du risque pour lui-même, que ce soit pour goûter le frémissement d'oser ou pour sentir le frisson d'avoir peur.

Tel nous représentons-nous, sous une forme simpliste, l'ancien hédonisme païen, de l'école d'Épicure. Telle était en tout cas, il n'y a pas longtemps, dans les cercles littéraires, la tendance d'un Paul Morand, ou celle d'un Montherlant - ou, beaucoup plus subtile, celle d'un Gide (celui des Nourritures Terrestres), pour qui l'idéal de la vie est de boire sans jamais étancher (mais plutôt de façon à augmenter) sa soif - nullement avec l'idée de reprendre des forces, mais par souci de rester prêt à se pencher, toujours plus avidement, sur toute source nouvelle.


3. Et des ardents, enfin - ceux-là, veux-je dire, pour qui vivre est une ascension et une découverte. Non seulement, pour les hommes formant cette troisième catégorie, il vaut mieux être que ne pas être, mais encore il est toujours possible, et uniquement intéressant, de devenir plus. Aux yeux de ces conquérants épris d'aventures, l'être est inépuisable, - non pas à la manière gidienne, comme un joyau à facettes innombrables, qu'on peut tourner en tous sens sans se lasser, - mais comme un foyer de chaleur et de lumière dont il est possible de se rapprocher toujours plus. - On peut plaisanter ces hommes, les traiter de naïfs, ou les trouver gênants. Mais en attendant ce sont eux qui nous ont faits, et c'est d'eux que s'apprête à sortir la Terre de demain.

Pessimisme et retour au Passé; jouissance du moment présent; élan vers l'Avenir. Trois attitudes fondamentales, je disais bien, en face de la Vie. Et par suite, inévitablement, voilà qui nous replace au coeur même de notre sujet - trois formes opposées de bonheur en présence.

a) Bonheur de tranquillité, d'abord. Pas d'ennuis, pas de risques, pas d'efforts. Diminuons les contacts restreignons nos besoins - baissons nos lumières - durcissons notre épiderme - rentrons dans notre coquille.
- L'homme heureux est celui qui pensera, sentira et désirera le moins.

b) Bonheur de plaisir, ensuite, - plaisir immobile, ou, mieux encore, plaisir incessamment renouvelé. Le but de la vie n'est pas d'agir et de créer, mais de profiter. Donc, moindre effort encore, ou juste l'effort nécessaire pour changer de coupe et de liqueur. S'étaler le plus possible, comme la feuille aux rayons du soleil varier à chaque instant sa position pour mieux sentir: voilà la recette du bonheur. - L'homme heureux est celui qui saura savourer le plus complètement l'instant qu'il tient entre les mains.

c) Bonheur de croissance, enfin. De ce troisième point de vue, le bonheur n'existe pas ni ne vaut par lui même, comme un objet que nous puissions poursuivre et saisir en soi; mais il n'est que le signe, l'effet, et comme la récompense de l'action convenablement dirigée. « Un sous-produit de l'effort », dit quelque part A . Huxley. Ce n'est donc pas assez, comme le suggère l'hédonisme moderne, de se renouveler n'importe comment pour être heureux. Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant. - L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.
Bonheur de tranquillité, bonheur de plaisir, bonheur de développement.

Entre ces trois lignes de marche la Vie, au niveau de l'Homme, hésite et divise son courant, sous nos yeux.

Pour motiver notre choix, n'y aurait-il vraiment, comme on le répète, qu'une préférence individuelle de goût et de tempérament ?

Ou bien pouvons-nous trouver quelque part une raison, indiscutable parce que objective, de décider qu'une des trois voies est absolument la meilleure, et par conséquent la seule qui puisse authentiquement nous béatifier?


B. La réponse des faits

1. Solution générale : vers la plus grande Conscience

Je suis absolument convaincu, pour ma part, qu'un tel critère, indiscutable et objectif, existe - non point mystérieux et caché, mais étalé à tous les yeux; et je tiens que, pour l'apercevoir, il nous suffit de regarder autour de nous la Nature, à la lumière des dernières conquêtes de la Physique et de la Biologie - c'est-à-dire à la lumière de nos idées nouvelles sur le grand phénomène de l'Évolution.
Personne, vous le savez, n'en doute plus sérieusement aujourd'hui. L'Univers n'est pas fixe « ontologiquement » - mais il se meut, depuis toujours, dans le tréfonds de sa masse entière, suivant deux grands courants contraires: l'un entraînant la Matière vers des états de désagrégation extrême; l'autre aboutissant à l'édification d'unités organiques dont les types supérieurs, astronomiquement complexes, forment ce que nous appelons « le monde vivant ».

Ceci posé, considérons plus particulièrement le deuxième de ces courants, c'est-à-dire celui de la Vie, auquel nous appartenons. Pendant un bon siècle les savants, tout en admettant la réalité d'une Évolution biologique, ont discuté pour savoir si le mouvement qui nous emporte n'est qu'une sorte de tourbillonnement circulaire fermé, ou bien s'il correspond à une dérive définie, menant la fraction animée du Monde vers quelque état supérieur déterminé Or aujourd'hui c'est la deuxième de ces hypothèses qui, de l'avis presque unanime, semble décidément correspondre à la réalité. La Vie ne se complique pas sans lois, et comme au hasard. Mais, prise aussi bien dans son ensemble que dans le détail des êtres organisés, elle progresse méthodiquement, irréversiblement, vers des états de conscience de plus en plus élevés. En sorte que l'apparition finale, et toute récente, de l'Homme sur la Terre, n'est que le résultat, régulier et logique, d'un processus ébauché dès les origines de notre planète.

Historiquement la Vie (c'est-à-dire en fait l'Univers lui-même, pris dans sa portion la plus active) est une montée de Conscience. - N'apercevez-vous pas immédiatement la conséquence directe de cette proposition sur notre attitude et notre conduite intérieures ?

Nous dissertons à perte de vue, disais-je il y a un instant, sur la meilleure attitude à prendre en face de nos vies. Mais, ce faisant, ne ressemblons-nous pas à un voyageur qui, emporté par un train rapide entre Paris et Marseille, se demanderait encore si c'est vers le Nord ou vers le Sud qu'il vaut mieux pour lui aller? Nous discutons: mais à quoi bon, puisque la décision a déjà été prise en dehors de nous, et que nous sommes embarqués. Depuis plus de 400 millions d'années sur notre Terre (il serait plus exact de dire: depuis toujours, dans l'Univers) l'immense masse d'êtres dont nous faisons partie s'élève, tenacement, inlassablement, vers plus de liberté, plus de sensibilité, plus de vision intérieure et nous nous demandons encore où il faut aller?...

En vérité, à la lumière des grandes lois cosmiques, l'ombre des faux problèmes s'évanouit. Sous peine de contradiction physique (Cest-à-dire sous peine de nier tout ce que nous sommes et tout ce qui nous a faits) nous ne pouvons qu'adopter, chacun pour nous, le choix primordial impliqué dans le Monde dont nous sommes les éléments réfléchis. Reculer pour moins être, s'arrêter pour jouir: ces deux gestes par lesquels nous chercherions à naviguer à contre-courant du flot universel apparaissent comme d'absurdes impossibilités.

Ainsi, à gauche et à droite, les routes se ferment et seule reste ouverte l'issue en avant.

Scientifiquement et objectivement, l'unique réponse faisable aux appels de la Vie est la marche du progrès.

Et, par suite, scientifiquement et objectivement aussi, le seul vrai bonheur est ce que nous avons appelé le bonheur de croissance ou de mouvement.

Comme et avec le Monde, voulons-nous donc être heureux? Laissons les fatigués et les pessimistes glisser en arrière. Laissons les jouisseurs s'allonger bourgeoisement sur la pente. Et joignons-nous sans hésiter au groupe de ceux qui veulent risquer l'ascension jusqu'au dernier sommet. En avant!...

Mais ce n'est pas tout d'avoir opté pour l'ascension. Reste encore à ne pas se tromper de sentier. C'est très bien de se lever pour partir. Mais, pour gagner la cime avec allégresse, quel est le bon chemin ?

Ici encore, de manière à rester sur un terrain solide, observons les démarches de la Nature, - interrogeons les sciences de la Vie.

2. Solution détaillée : les trois temps de la personnalisation

Dans le Monde, disais-je, la vie s'élève vers toujours plus de conscience pour toujours plus de complexité, comme si la complication grandissante des organismes avait pour effet d'approfondir le centre de leur être.

Or, comment s'opère-t-elle, en fait et dans le détail, cette marche à la plus haute unité ?
Pour plus de clarté et de simplicité, limitons-nous au cas de l'Homme - l'Homme, le plus élevé psychiquement, et pour nous, le mieux connu aussi de tous les vivants.

Trois phases, trois pas, trois mouvements successifs et conjugués sont reconnaissables, à l'examen, dans le processus de notre unification intérieure, c'est-à-dire de notre personnalisation. Pour être pleinement soi et vivant, l'Homme doit: 1. se centrer sur soi; 2. se décentrer sur « l'autre » 3. se sur centrer sur un plus grand que soi.


Définissons et expliquons l'un après l'autre ces trois mouvements en avant, auxquels (puisque le bonheur, nous l'avons décidé, est un effet de croissance) doivent nécessairement correspondre trois formes de béatification.

1. Centration, d'abord. - Non seulement physiquement, mais intellectuellement et moralement, l'homme n'est Homme qu'à condition de se cultiver. Et non pas seulement jusqu'à l'âge de vingt ans!... Pour être pleinement nous-mêmes, nous devons donc travailler toute notre vie durant à nous organiser, c'est-à-dire à porter toujours plus d'ordre, plus d'unité dans nos idées, nos sentiments, notre conduite. Tout le programme, ici, tout l'intérêt (mais aussi tout l'effort!) de la vie intérieure, avec sa dérive inévitable vers des objets de plus en plus spirituels, de plus en plus élevés... Chacun de nous, au cours de cette première phase, nous avons à reprendre et à répéter, pour notre compte personnel, le labeur général de la Vie. Être, c'est d'abord se faire et se trouver.

2. Décentration, ensuite. La tentation ou illusion élémentaire qui guette, dès sa naissance, le centre réfléchi que nous abritons chacun au fond de nous serait de s'imaginer que pour grandir il lui est bon de s'isoler sur soi, et de poursuivre égoïstement, en soi seul, le travail original de son achèvement: se couper des autres, ou tout ramener à soi. Or il n'y a pas qu'un seul homme sur la Terre. Il y en a, au contraire, et il ne peut y en avoir qu'une myriade en même temps. Ce fait est d'une évidence banale. Et cependant replacé dans les perspectives générales de la Physique, il prend une importance capitale, - car il signifie tout bonnement que, si individualisés par nature que soient les êtres pensants, chaque homme ne représente encore qu'un atome, ou, si vous préférez, une très grosse molécule avec toutes les autres semblables, un système corpusculaire défini, auquel il ne peut échapper. Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter.

3. Sur-centration, enfin. - Et ceci, bien que moins évident, est absolument nécessaire à comprendre.
Pour être pleinement nous-mêmes, disais-je, nous nous trouvons forcés d'élargir la base de notre être, c'est-à-dire, de nous adjoindre « de l'Autre ». Or, une fois amorcé un petit nombre d'affections privilégiées, ce mouvement d'expansion ne s'arrête plus: mais il nous aspire insensiblement, de proche en proche, sur des cercles de rayon toujours plus grand. Voilà ce qui est particulièrement manifeste dans le Monde d'aujourd'hui. - Depuis toujours, sans doute, l'Homme a été vaguement conscient d'appartenir à une seule grande Humanité. Ce n'est toutefois que pour nos générations modernes que ce sens social confus commence à prendre sa réelle et complète signification. Au cours des dix derniers millénaires (période durant laquelle la civilisation s'est brusquement accélérée) les hommes se sont abandonnés sans beaucoup réfléchir aux forces multiples, plus profondes que toute guerre, qui peu à peu les rapprochaient entre eux. Or, en ce moment, nos yeux se dessillent; et nous commençons à apercevoir deux choses. La première, c'est que, dans le moule étroit et inextensible représenté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d'une population et sous l'action de liaisons économiques qui ne cessent de se multiplier, nous ne formons déjà plus qu'un seul corps. Et la seconde c'est que, dans ce corps lui-même, par suite de l'établissement graduel d'un système uniforme et universel d'industrie et de science, nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules d'un même cerveau. Qu'est-ce à dire sinon que, la transformation poursuivant sa ligne naturelle, nous pouvons prévoir le moment où les hommes sauront ce que c'est, comme par un seul coeur, de désirer, d'espérer, d'aimer tous ensemble la même chose en même temps...

L'Humanité de demain, - quelque « super-Humanité » beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre, sort des limbes de l'avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simultanément (je vais y revenir) le sentiment s'éveille au fond de nous-mêmes que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d'associer notre existence avec une dizaine d'autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, - mais qu'il nous faut faire bloc avec toutes à la fois.

Que conclure de ce double phénomène, externe et interne, sinon ceci ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c'est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée dont nous ne sommes, cosmiquement, que les parcelles conscientes. Un centre d'ordre supérieur nous attend, déjà il apparaît - non plus seulement à côté, mais au delà et au-dessus de nous-mêmes.

Non plus seulement se développer soi-même, donc, ni même seulement se donner à un autre égal à soi mais encore soumettre et ramener sa vie à un plus grand que soi.

Autrement dit, être d'abord. Aimer, ensuite. Et, finalement, adorer.

Telles sont les phases naturelles de notre personnalisation.

Trois degrés enchaînés, vous le voyez, dans le mouvement ascensionnel de la Vie; et par conséquent, aussi, trois degrés superposés de bonheur, - si le bonheur est bien, comme nous l'avons reconnu, indissolublement associé au geste de monter.

Bonheur de grandir, - bonheur d'aimer, - et bonheur d'adorer.

Voilà en dernière analyse, la triple béatitude que la théorie nous permet de prévoir en partant des lois de la Vie.

Or quel est, sur ce point, le verdict de l'expérience?

Essayons un peu de vérifier sur les faits, par des mesures directes, la justesse de nos déductions.

Bonheur de grandir au fond de soi, - en forces, en sensibilité, en possession de soi-même. Bonheur, aussi de se rejoindre les uns les autres, entre corps et âmes faits pour se compléter et pour s'unir.

Sur la pureté et l'intensité de ces deux premières formes de joie, inutile d'insister. Tout le monde, au fond, est d'accord pour les célébrer.

Mais bonheur de s'immerger et de se perdre, dans l'avenir, en un plus grand que soi... Ne sommes-nous pas ici en pleine spéculation ou en plein rêve ? - Se réjouir de ce qui nous dépasse, et de ce que nous ne pouvons encore ni voir ni toucher.. Qui donc, à part quelques illuminés, se soucie de pareille chose, dans le monde positiviste et matérialiste où nous sommes plongés!

Qui donc s'en soucie ?

Mais rendez-vous seulement compte un peu de ce qui se passe autour de nous!

Il y a quelques mois, au cours d'une réunion semblable je vous décrivais le cas des deux Curie, - cet homme et cette femme dont le bonheur a été de se lancer dans une aventure, la découverte du Radium, où ils avaient conscience que perdre leur vie était la gagner. Eh bien, soit plus modestement, soit avec des modalités différentes, combien d'autres hommes, hier et aujourd'hui, n'ont-ils pas été saisis ou ne sont-ils pas encore possédés, jusqu'à en mourir, par le Démon de la Recherche ? Essayez de compter.

Ceux de l'Arctique et de l'Antarctique : Nansen, André, Shackleton, Charcot, et tant d'autres.

Ceux de la haute montagne: les grimpeurs de l'Everest.

Ceux des laboratoires dangereux: tués par les rayons ou les substances qu'ils maniaient, - morts d'une piqûre atomique...

Ceux de la conquête de l'air: une légion...

Ceux de la conquête de l'Homme par l'Homme: tous ceux qui risquent ou ont effectivement donné leur vie pour une idée.

Faites approximativement le compte, je répète. Et, ceci fait, prenez, si elles existent, les notes ou les lettres laissées par ces hommes, depuis les plus notables d'entre eux (ceux dont on parle), jusqu'aux plus humbles (les anonymes) tels ces pilotes postaux qui, il y a vingt-cinq ans, frayaient à travers l'Amérique, quitte à se tuer l'un après l'autre, une voie aérienne à la pensée et aux affections humaines. Que lisez-vous dans ces confidences? La joie, une joie supérieure et profonde, - une joie puissante : la joie explosive d'une vie qui a enfin trouvé pour s'épandre un espace interminable.

Joie de l'Interminable, -je dis bien.

Ce qui mine et empoisonne généralement notre bonheur, c'est de sentir si proche le fond et la fin de tout ce qui nous attire : souffrance des séparations et de l'usure, - angoisse du temps qui passe, - terreur devant la fragilité des biens possédés, -déception de parvenir si vite au bout de ce que nous sommes et de ce que nous aimons...

Pour qui a découvert, dans un Idéal ou une Cause, le secret de collaborer et de s'identifier, de proche ou de loin, avec l'Univers en progrès, toutes ces ombres s'évanouissent. Refluant, pour les dilater, et les consolider, nullement pour les diminuer ou les détruire, sur la joie d'être et sur la joie d'aimer (Curie, Termier ont été d'admirables amis, pères et époux) la joie d'adorer comporte et apporte, dans sa plénitude, une merveilleuse paix. L'objet qui la nourrit est inépuisable, puisqu'il se confond, de proche en proche, avec la consommation même du Monde autour de nous. Il échappe, par le fait même, à toute menace de mort et de corruption. Enfin, d'une manière ou d'une autre, il est sans cesse à notre portée, puisque la meilleure façon que nous ayons de l'atteindre est simplement de faire du mieux possible, chacun à notre place, ce que nous pouvons.

La joie de l'élément devenu conscient du Tout qu'il sert et en lequel il s'achève, - la joie puisée par l'atome réfléchi dans le sentiment de son rôle et de sa complétion au sein de l'Univers qui le porte: telle est, en droit et en fait, la forme la plus haute et la plus progressive de bonheur qu'il me soit possible de vous proposer, et de vous souhaiter.


II. Les Règles fondamentales du Bonheur

Laissons maintenant la théorie pure, et abordons ses applications à nos vies individuelles.
- Le vrai bonheur, venons-nous de préciser, est un bonheur de croissance, - et comme tel il nous attend dans une direction marquée:


a) par l'unification de nous-mêmes au coeur de nous mêmes;

b) par l'union de notre être avec d'autres êtres, nos égaux;

c) par la subordination de notre vie à une vie plus grande que la nôtre.

Que résulte-t-il de ces définitions pour notre conduite de chaque jour? Comment devons-nous agir pratiquement pour être heureux ?
Ici, bien entendu, il ne m'est possible d'indiquer que des directions extrêmement générales à votre curiosité et à votre bonne volonté. Car c'est ici qu'apparaissent, légitimement, les multiples questions de goûts, de chances et de tempérament. La Vie ne s'établit elle ne progresse par nature et structure, que grâce à l'immense variété de ses léments. Chacun de nous voit et aborde le Monde sous un angle particulier, avec une réserve et des nuances de vitalité incommunicables (diversité complémentaire qui fonde, soit dit en passant, la valeur biologique de « la personnalité »). Chacun de nous, dès lors, est seul à pouvoir découvrir en dernière analyse, pour soi, l'attitude, le geste inimitable qui le feront cohérent au maximum, c'est-à-dire en état de paix béatifiante, avec l'Univers en marche autour de lui.

Ces réserves faites, il reste que l'on peut, en agrément avec les perspectives ci-dessus développées, formuler les trois règles de bonheur que voici.


1. Pour être heureux, premièrement, il faut réagir contre la tendance au moindre effort qui nous porte, ou bien à rester sur place, ou bien à chercher de préférence dans l'agitation extérieure le renouvellement de nos vies. Dans les riches et tangibles réalités matérielles qui nous entourent il faut sans doute que nous poussions des racines profondes. Mais c'est dans le travail de notre perfection intérieure, - intellectuelle, artistique, morale -, que pour finir le bonheur nous attend. La chose la plus importante dans la vie, disait Nansen, c'est de se trouver soi-même. L'esprit laborieusement construit à travers et au-delà de la matière. - Centration.

2. Pour être heureux, deuxièmement, il faut réagir contre l'égoïsme qui nous pousse, ou bien à nous fermer en nous-mêmes, ou bien à réduire les autres sous notre domination. Il y a une façon d'aimer, - mauvaise, stérile -, par laquelle nous cherchons à posséder, au lieu de nous donner. Et c'est ici que reparaît, dans le cas du couple ou du groupe, la loi du plus grand effort qui déjà réglait la course intérieure de notre développement. Le seul amour vraiment béatifiant est celui qui s'exprime par un progrès spirituel réalisé en commun. - Décentration.

3. Et pour être heureux, - tout à fait heureux, troisièmement - il nous faut, d'une manière ou de l'autre, directement ou à la faveur d'intermédiaires graduellement élargis (une recherche, une entreprise, une idée, une cause ... ) transporter l'intérêt final de nos existences dans la marche et le succès du Monde autour de nous. Comme les Curie, comme Termier, comme Nansen, comme les premiers aviateurs, comme tous les pionniers dont je vous parlais plus haut, il faut, pour atteindre la zone des grandes joies stables, que nous transférions le pôle de notre existence dans le plus grand que nous. Ce qui ne suppose pas, rassurez-vous, que nous devions pour être heureux faire des actions remarquables, extraordinaires, mais seulement, ce qui est à la portée de tous, que, devenus conscients de notre Solidarité vivante avec une grande Chose, nous fassions grandement la moindre des choses. Ajouter un seul point, si petit soit-il, à la magnifique broderie de la Vie; discerner l'Immense qui se fait et qui nous attire au coeur et au terme de nos activités infimes; le discerner et y adhérer: - tel est, au bout du compte, le grand secret du bonheur. « C'est dans une profonde et instinctive union avec le courant total de la Vie que gît la plus grande de toutes les joies », reconnaît Bertrand Russell lui-même, un des esprits les plus aigus et les moins spiritualistes de la moderne Angleterre. - Surcentration.
Or, parvenu en ce point qui est le fin mot de ce que je puis vous dire, laissez-moi placer en terminant une remarque que je vous dois et que je me dois, pour être absolument vrai.

Je lisais dernièrement un curieux livre (Wells, Anatomy of Frustration) où le romancier et philosophe anglais Wells expose les vues originales laissées par un Américain, biologiste et homme d'affaires, William Burrough Steele, précisément sur la question que nous avons discutée ce soir, celle du bonheur humain. Avec beaucoup de raison et de force, Steele cherche à établir (juste comme je l'ai fait ici) que, le bonheur n'étant pas séparable de quelque idée d'immortalité, l'homme ne peut être pleinement heureux que s'il immerge ses intérêts et ses espoirs dans ceux du Monde, et plus particulièrement dans ceux de l'Humanité. Et cependant, ajoute-t-il, cette solution, telle quelle, demeure encore incomplète. Car enfin, pour arriver à se donner à fond, il faut pouvoir aimer.

Or comment aimer une réalité collective, impersonnelle, - monstrueuse, à certains égards - telle que le Monde ou même l'Humanité!...

L'objection que Steele trouve au fond de son coeur et à laquelle il ne répond pas, est terriblement, cruellement, juste. Je ne serais donc ni complet, ni sincère si je ne vous faisais observer que le mouvement indéniable qui porte sous nos yeux la masse humaine à se mettre au service du Progrès n'est pas « self-suffisant »; mais que cet élan terrestre, auquel je vous convie, demande, pour se soutenir, de se syntoniser et de se synthétiser avec l'élan chrétien.

Autour de nous, la mystique de la Recherche, les mystiques sociales, se lancent avec une foi admirable à la conquête de l'avenir. Mais aucun sommet précis, et, ce qui est plus grave, aucun objet aimable ne se présentent à leur adoration. Et voilà pourquoi, au fond, l'enthousiasme et les dévouements qu'elles suscitent sont durs, secs, froids, tristes, c'est-à-dire inquiétants pour qui les observe, et finalement, pour ceux qui s'y élèvent, incomplètement béatifiants.

Or, à côté, et jusqu'ici en marge, de ces mystiques humaines, la mystique chrétienne ne cesse pas, depuis deux mille ans, de pousser toujours plus loin (sans que beaucoup s'en doutent) ses perspectives d'un Dieu personnel, non seulement créateur, mais animateur et totalisateur d'un Univers qu'Il ramène à soi par le jeu de toutes les forces que nous groupons sous le nom d'Évolution. Sous l'effort persistant de la pensée chrétienne, l'énormité angoissante du Monde converge peu à peu vers le haut jusqu'à se transfigurer en un foyer d'énergie aimante!...

Comment ne pas voir, je vous le demande, que ces deux courants puissants, entre lesquels se divise présentement l'impact des énergies religieuses humaines, celui du Progrès humain, et celui de la grande charité, ne demandent qu'à se combiner et à se compléter ?

Imaginons, d'une part, que le jaillissement juvénile des aspirations humaines, prodigieusement accru par nos conceptions nouvelles du Temps, de l'Espace, de la Matière et de la Vie, passe dans la sève chrétienne pour l'enrichir et la stimuler. Et imaginons en même temps, d'autre part, que la figure si moderne d'un Christ universel, tel que l'élabore en ce moment même la conscience chrétienne, vienne se placer, apparaisse, rayonne au sommet de nos rêves de Progrès, de manière à les préciser, à les humaniser, à les personnaliser. Ne serait-ce pas là une réponse, la réponse complète aux difficultés devant lesquelles se débat notre action?

Faute de l'infusion d'un sang matériel nouveau, le spiritualisme chrétien risque de se débiliter et de se perdre dans les nuages. Et faute de l'infusion de quelque principe d'amour universel, bien plus sûrement encore, le sens humain du Progrès menace de se détourner avec horreur de l'effrayante machine. cosmique où il se découvre engagé.

Joignons le corps à la tête, - la base au sommet; et, brusquement, c'est une plénitude qui jaillit.

En vérité, la solution complète au problème du bonheur, je la vois dans la direction d'un Humanisme chrétien, ou, si vous préférez, dans celle d'un Christianisme super-humain, au sein duquel chaque homme comprendra un jour qu'il lui est possible, à tout moment et en toute situation, non seulement de servir (ce qui n'est pas assez) mais de chérir en toutes choses (les plus douces et les plus belles, comme les plus austères et les plus banales) un Univers chargé d'amour dans son Évolution.




TROIS DISCOURS DE MARIAGE

Mariage d'Odette Bacot et de Jean Teilhard d’Eyry

Mademoiselle, Mon cher Jean,

En vous voyant ici tous les deux, réunis pour toujours, je ne puis m'empêcher (vieille habitude professionnelle) de jeter un regard vers l'arrière sur les deux chemins, vos deux chemins, qui, après avoir paru longtemps si indépendants l'un de l'autre, viennent soudain de converger, et vont dans un instant se confondre ici. Et vous ne vous étonnerez pas que, en face d'une rencontre si inattendue, et pourtant si longuement préparée, je m'émerveille et me réjouisse comme devant un beau succès de la vie.
Ta route à toi, Jean, elle a commencé bien loin d'ici, sous les lourdes nuées des tropiques, parmi les rizières plates que ferme la silhouette bleue du cap Saint Jacques. Il ne fallait pas moins que ce mélange vigoureux de froide Auvergne et d'Extrême-Orient pour prolonger dignement en toi une mère hardie et voyageuse, et aussi ce légendaire « oncle Georges » dont, tout enfant, je contemplais admirativement, de loin en loin, la figure, près de l'aïeule aux cheveux déjà blancs, dans le salon un peu sombre, et à demi chinois, de la rue Savaron.

Par tradition et par naissance, tu es d'Asie. Et voilà pourquoi, périodiquement, tu es revenu près d'elle pour la respirer.

Mais que sont ces voyages du coeur et de l'esprit? Seul tu pourrais le lever, le plan des étapes et des détours par où a dû passer ton être avant qu'apparût, enfin, l'homme que tu es aujourd'hui. En famille, à l'École, partout, que d'influences, que de rencontres, que d'attraits, que de choix!... À quel réseau de fibres Ténues ne sont donc pas suspendues nos vies...

Enfin, à travers le labyrinthe mouvant des puissances du dehors et du dedans, te voici parvenu à découvrir ton âme. En ce lieu intérieur (bien plus qu'extérieur) où t'a porté la vie, ne vas-tu pas te trouver seul, et comme égaré? Sur les chemins de pierre et de terre, les Hommes se pressent et se coudoient. Au sein des airs, leurs ailes arrivent encore à se frôler. Mais dans le domaine mille fois plus vaste et compliqué de l'esprit, chacun de nous, plus il est humain (et donc unique), n'est-il pas condamné, par sa réussite même, à errer, Indéfiniment perdu? Tu pouvais craindre, Jean, que, là où tant de chances avaient poussé ta barque, nulle autre barque, par une chance plus grande encore, ne se rencontrerait.

C'est alors, Mademoiselle, que, comme dans les contes de fées, là précisément dans cette région des âmes où il semblait impossible que deux êtres se retrouvent, vous êtes tout naturellement apparue. Parmi quelques milliers d'humains, la rencontre de deux regards est une coïncidence qui a déjà son prix. Mais que dire de la rencontre de deux esprits!

Pendant que tu accomplissais, Jean, le long périple où mûrissait en toi ce fond essentiel de tout vivant qui est son pouvoir d'aimer, vous, Mademoiselle suivant une courbe différente, mais par une approche merveilleusement rythmée, vous franchissiez l'un après l'autre, les cycles dont nous voyons l'aboutissement ici, aujourd'hui.

Par votre famille, vous aussi, vous fleurissiez sur une souche enracinée dans une vieille province de France la Touraine au lieu de l'Auvergne - quelque chose de plus souriant et de plus doux, avec, pour finir, cet achèvement irremplaçable que donne l'atmosphère de Paris. Vous aussi, vous appreniez, dès l'enfance, à révérer la grande École, et la science technique des plus belles armes. Vous aussi vous trouviez, près d'une mère exceptionnelle, dans un cercle de trois enfants où ne manquait même pas une Jacqueline, l'éducation largement ouverte et solidement chrétienne qui vous a si merveilleusement et harmonieusement épanouie. Et c'est ainsi (étonnante symétrie des destinées!) que vous montiez graduellement, sans vous en douter, à la rencontre de celui qui, sans le savoir davantage, se rapprochait de vous.

J'ai parlé, tout à l'heure, de contes de fées. Quelle est la fée qui, sans briser jamais son fil, a tissé, isolément, de manière à les faire se rejoindre si parfaitement aujourd'hui, le double réseau de vos vies ?

Serait-ce le hasard seulement qui, à l'aveugle, opérait ce prodige ? Devons-nous vraiment nous résigner à croire que le prix des plus belles choses, autour de nous, tient simplement à ce qu'il y a d'imprévu, de rare, et donc de fragile, dans la confluence des éléments dont elles nous paraissent issues ?

Il est vrai : le Monde, à certains jours, ressemble à un Immense chaos. Sa confusion est grande, - si grande qu'à nous regarder nous-mêmes, il nous arrive d'être pris de vertige devant notre existence même. Parmi tant de chances adverses, n'est-il pas invraisemblable de nous trouver réunis et vivants - seuls, ou bien plus encore deux réunis ? Nous nous demandons, alors, si la vraie sagesse ne consisterait pas à tenir et à épuiser immédiatement la chance offerte tant qu'elle dure. Ne serait-ce pas folie de risquer plus loin sur l'avenir, et de nous efforcer vers une vie plus improbable, puisque plus haute encore ?

Chaque jour de mon existence depuis des années, Jean, j'ai vécu par nécessité de travail en face de l'invraisemblance des succès de la vie. Et voici que c'est elle, une fois de plus, cette invraisemblance, qui, dans le spectacle de votre bonheur à tous les deux, se présente à mes yeux.

Eh bien, puisque tu m'as demandé de te parler aujourd'hui, laisse-moi te dire quelle est, après une longue confrontation avec la splendide réalité du monde, ma conviction la plus chère et la plus profonde. J'ai d'abord été impressionné, comme chacun, par l'espèce de priorité que détiennent, dans les événements, l'Inférieur et le Passé. Et puis, sous peine de ne plus rien comprendre en moi ni autour de moi, il m'a bien fallu, renversant la perspective, accorder toute suréminence à l'Avenir et au Plus Grand.

Non, je le crois, ce qui fait la consistance de l'Univers autour de nous, ce n'est pas l'apparente solidité des matériaux éphémères dont se construisent les corps. Mais c'est la flamme d'organisation qui, depuis l'origine, traverse le monde et s'y propage. De tout son poids, le monde porte sur un centre placé en avant de lui. Loin d'être fragiles et accidentelles, ce sont les âmes, les alliances d'âmes, les puissances d'âmes, qui seules progressent infailliblement, et seules doivent durer. Ce qui est impondérable, au Monde, est plus que ce que nous y touchons. Ce qui rayonne des êtres est meilleur que leurs caresses. Ce qui n'est pas encore arrivé est plus précieux que ce qui est déjà né. Voilà pourquoi, la parole que je veux te dire, - que je veux vous dire, - en ce moment, la voici : « Si vous voulez, tous les deux, correspondre à l'appel, (disons mieux: à la grâce) que la Vie animée par Dieu vous fait aujourd'hui, appuyez-vous, sans doute, sans hésiter, sur la matière tangible, prenez sur elle un indispensable appui; mais, à travers elle, par-dessus elle croyez à l'intangible appui. »

Croyez à l'esprit en arrière de vous, c'est-à-dire à la longue suite d'unions pareilles à la vôtre, qui ont accumulé, d'âge en âge, pour vous le passer, un trésor de santé, de sagesse et de liberté. Ce trésor est remis aujourd'hui entre vos mains. Souvenez-vous que vous en portez, devant Dieu et l'Univers, la responsabilité.

Croyez, par suite, à l'esprit en avant de vous. La création ne s'arrête jamais. La vie veut se prolonger à travers vous deux. Que votre union, donc, ne soit pas un Embrassement fermé; mais qu'elle se réalise dans le pote, mille fois plus unissant que tout repos, de l'effort Vers un même but, toujours plus grand, passionnément aimé.

Croyez dès lors, (et ce mot résume tous les autres), à l'esprit entre vous. L'un à l'autre, vous êtes offerts Comme un champ indéfini de compréhension, d'enrichissement, de sensibilisation réciproques. C'est donc pu une pénétration et un échange constant des pensées, des affections, des rêves, de la prière, que vous vous rencontrerez surtout. Là seulement, vous le savez, dans l'esprit à travers la chair, n'existent ni satiété, ni déceptions, ni limites. Là seulement, pour votre amour, est l'air libre, la grande issue.

Cet Esprit, auquel je vous convie, ne le sentez-vous pas, en ce moment, concentré sur vous, tendu autour de vous ?

Affections jointes de tant de parents et amis rassemblés, désirs si chauds et si purs apportés, par quelque milieu subtil, d'Auvergne, de Touraine ou de Poitou, et aussi de la Côte d'Argent; bénédictions envoyées par ceux que nous ne voyons plus; par-dessus tout, immense tendresse de Celui qui voit se nouer, en votre couple, un précieux chaînon de plus dans sa grande oeuvre d'Union créatrice.

Certes, bien plus que la pompe extérieure, matérielle, qui vous fête et vous entoure, les forces accumulées d'une bienveillance invisible remplissent cette église.

Que cette ardeur spirituelle descende sur votre amour naissant, et le garde pour la vie éternelle. Ainsi soit-il.

14 juin 1928.



Mariage de M. et Mme de la Goublaye de Ménorval


Mademoiselle, Monsieur,

En cet instant où viennent, dans cette chapelle, se joindre vos deux vies, je ne vois rien de plus approprié, ni de plus précieux à vous offrir qu'un éloge de l'Unité.
Unité: expression abstraite, peut-être, où se complaisent les philosophes; mais qualité bien concrète, surtout, dont nous rêvons tous de parer nos oeuvres et le monde autour de nous. Sur la dispersion apparente des éléments matériels, sur les capricieux mouvements de la Nature, sur l'irrégularité des couleurs et des sons, sur l'agitation des masses humaines, sur l'indiscipline et les fluctuations de nos aspirations et de nos pensées, que cherchons-nous, par les meilleurs de nos actes, sinon à faire régner toujours un peu plus d'unité. - Science, Art, Politique, Morale, Pensée, Mystique: autant de formes diverses d'un même effort d'harmonisation où s'exprime, à travers nos opérations humaines, la destinée et comme l'essence de l'univers. Bonheur, pouvoir, richesse, sagesse, sainteté : autant de synonymes d'une victoire sur la multitude. - Au fond de tout être la création rêve du Principe qui organisera un jour ses trésors dispersés. Dieu est unité.

Or par quel geste poursuivre et atteindre cette divine Unité ?

Serait-ce par hasard en nous érigeant chacun au coeur de notre petit monde, en centre exclusif de domination et de jouissance ? Notre bonheur consiste-t-il à ramener le plus possible tout le reste à nous-mêmes ? Serons nous heureux à la condition de devenir nous-mêmes, à chacun, notre petit Dieu ?

Votre double présence en ce lieu, Mademoiselle, Monsieur, prouve combien a passé loin de vous cette Illusion de l'égoïsme. La concentration fermée de l'élément sur lui-même (un des plus pernicieux mirages rencontrés par la Vie en s'éveillant à l'intelligence) ne vous a pas séduits. En chacun de nous, vous l'avez compris, l'être n'a pas son pÔle définitif : mais il représente une particule destinée à de plus hautes synthèses. Non pas l'unité d'isolement, nous dit votre exemple, - mais l'unité d'union.

Vous avez opté pour l'unité d'union. Et vous avez bien choisi. Mais comment précisément peut-elle atteindre sa perfection en vous deux, cette unité supérieure promise aux éléments qui se poursuivent au sein d'un principe commun qui les rassemble? Comment serez-vous vraiment plus un en étant deux ? - C'est ici que venant au point précis que voudrait exposer ce bref discours, je répondrai : « En ne ralentissant jamais l'effort de devenir davantage vous-mêmes en vous donnant. »

L'union peut, à cause de la plénitude qu'elle apporte, prendre les apparences d'un terme et d'un repos. En réalité, rien plus qu'elle ne participe à la nature incessamment progressive de la vie. - Afin de pouvoir se prendre, il faut d'abord que les éléments préparent longuement en eux-mêmes les valeurs complémentaires qui se peuvent associer. Et, lorsqu'ils se sont enfin rencontrés, ils ne peuvent encore s'atteindre qu'en se portant toujours plus loin sur la ligne propre de leur achèvement. - La véritable union différencie dans la mesure même où elle rapproche. Elle est une incessante découverte et une continuelle conquête.

J'aime à trouver, Mademoiselle, Monsieur, dans ces formules un peu pesantes, l'explication de votre passé, et les promesses réservées à votre avenir.

Votre passé...

En vous regardant, Mademoiselle, dans ce décor de fête, il se pourrait que nous, vos amis, qui vous avons vue si souvent penchée sur les roches et sur les cartes, nous qui vous avons suivie par la pensée dans des expéditions dangereuses et lointaines, nous ayons le vague sentiment que votre vie a bifurqué, et que vous êtes devenue une autre femme. « À quoi bon avoir conquis ceci pour choisir finalement cela?... » « À quoi bon ceci ? faut-il nous répondre mais justement à préparer cela. » - Ah! ne regrettez jamais, Mademoiselle (si par Impossible vous en étiez tentée), ne regrettez jamais les longues heures de laboratoire, la lente rédaction des gros mémoires, les dures traversées de la brousse malgache. Au cours de ces aventures de l'esprit et du corps, ne développiez-vous pas précisément en vous la parfaite compagne de celui qui, lui aussi, n'est-il pas vrai, Monsieur, appartient à la race des travailleurs et des explorateurs de la terre ? Il avait fallu, Mademoiselle, des millions d'années à la Vie pour former, sous l'action créatrice, le coeur et l'intelligence que votre mère vous a transmis. Il fallait encore tout ce labeur et tous ces risques de votre première jeunesse pour achever en vous un être capable de se donner.

Et maintenant, disais-je, la même loi qui voulait que vous vous prépariez l'un et l'autre, isolément, pour l'union, attend encore que vous vous acheviez l'un l'autre, l'un par l'autre, dans l'union. - Que sera cette histoire, jamais terminée, de votre mutuelle conquête ?

Dieu seul le sait, qui va vous bénir. Mais moi, ce que, au nom de toute l'expérience humaine, je puis vous assurer, c'est que votre bonheur dépend du champ que vous donnerez à vos espérances. Une affection étroitement fermée sur elle-même étouffe le corps et l'esprit. Pour assurer les continuels progrès nécessaires à la fécondité de votre union, il vous faut élargir encore les horizons où vous avez grandi.

Vous ne serez heureux, autant que le désirent nos prières et nos voeux, que si vos deux vies se rencontrent et se propagent, aventureusement penchées vers l'avenir, dans la passion d'un plus grand que vous.

15 juin 1935.




Mariage de Christine Dresch et de Claude-Marie Haardt


Ma chère Christine, Mon cher Claude,



Décidément, la vie est pleine de coïncidences étranges, et peut-être de mystérieuses intentions... Qui eût dit, aux approches de Noël 1932, alors que je traversais avec Georges-Marie Haardt les déserts d'Asie centrale, - qui eût dit que, seize ans plus tard, j'aurais à vous adresser ces paroles, au moment où vous allez vous engager à votre tour dans une autre grande aventure : celle de vos deux vies réunies. - Et puisque la coïncidence recouvre probablement une intention secrète de la destinée, pourquoi ne serait-elle pas, cette intention des choses (ou de la Providence), que je vous transmette à tous les deux, - et plus spécialement à vous, mon cher Claude, - en la présence de la mère à qui vous devez tant - l'avertissement, le mot d'ordre, que le grand animateur et le grand voyageur qu'était votre père n'a pas cessé de nous donner par son exemple tout au long des routes de l'Asie: « Regardez toujours très haut en avant! »

Les traversées du Sahara, de l'Afrique, de la Chine ces diverses entreprises avaient (comme toute réalité Vivante) leur solide structure matérielle. Elles tendaient chacune vers un résultat précis, et soigneusement calculé. Et cependant, par-delà tout but économique, c'est toujours vers une sorte de rêve pressenti que, guidée par son chef, la flottille des camions et des chenilles naviguait dans les sables. Pour tous ceux qui ont eu l'honneur d'y participer, ces croisières ont toujours été un Peu, elles resteront toujours dans leur souvenir, comme des sortes de marche à l'étoile...



Ma chère Christine, Mon cher Claude,



Reproduisant, dans un domaine différent, mais avec un esprit identique, le geste paternel, entrez à votre tour dans la vie, les pieds solidement fixés au sol, mais les yeux tournés vers ce qui est plus grand et plus beau que vous-mêmes. La tentation et la stérilisation de l'amour, vous le savez, c'est le repos dans la possession, - c'est l'égoïsme à deux. Afin de vous trouver l'un l'autre, afin de vous joindre vraiment, ne cherchez pas d'autre route que celle d'une forte passion pour  un idéal commun. Entre vous deux (sur ce point c'est la structure même du monde qui vous impose une loi infrangible), - entre vous deux, dis-je, pas de belle union possible sinon en quelque centre supérieur qui vous rassemble. Que ce centre soit bientôt l'enfant! Que ce centre, en tous les cas, soit l'intérêt et la joie de vous découvrir et de vous compléter toujours plus l'un l'autre, dans le coeur et dans l'esprit!  Et que ce centre, surtout, d'une façon ou d'une autre (suivant votre mode propre) soit le Dieu devant qui et en qui vous allez associer dans un instant, et pour toujours, vos deux existences; - Dieu le seul centre définitif de l'Univers; - Dieu non pas conventionnel et lointain: mais Dieu tel qu'il doit et veut se manifester incommunicablement à vous si seulement vous obéissez jusqu'au bout à la force intérieure qui agit en ce moment pour vous rapprocher.

21 décembre 1948.

mercredi 18 avril 2012

Réflexions sur le Notre-Père

Extrait de Dieu et moi, Aldous Huxley

Familiarité ne veut pas nécessairement dire compréhension ; en fait la familiarité occulte souvent la compréhension. Nous tenons pour acquise une chose qui nous est familière sans même tenter de savoir ce qu'elle est. Pour des millions d'hommes et de femmes, il n'est pas de mots plus familiers que ceux du Notre-Père. Et pourtant, voilà des mots qui sont bien mal compris. C'est pourquoi ils ont fait l'objet de tant de commentaires par le passé ; et c'est pourquoi il m'a paru opportun de leur ajouter quelques brefs commentaires.
L'invocation définit la nature du Dieu à qui la prière s'adresse. Et on ne peut mieux faire apparaître l'entière signification de la prière qu'en insistant tour à tour sur chacun des mots qui la composent.
« Notre Père qui es aux cieux. »
Dieu est nôtre au sens où Il est la source et le principe universels, l'être de tout être, la vie de toute vie, l'esprit de chaque âme. Il est présent dans toutes les créatures mais toutes les créatures ne sont pas également conscientes de Sa présence. Ce degré de conscience varie avec la nature de ce qui est conscient, car la connaissance est toujours une fonction de l'être. La nature de Dieu n'est pleinement compréhensible qu'à Dieu Lui-même. Parmi les créatures, la connaissance de Dieu grandit et devient plus adéquate à mesure que celui qui connaît est de plus en plus semblable à Dieu. Ainsi que saint Bernard l'établit: « Dieu qui, dans sa simple substance, est partout égal à Lui-même paraît néanmoins différent aux créatures rationnelles et aux créatures irrationnelles, aux bonnes créatures rationnelles et aux mauvaises. Les créatures irrationnelles ne peuvent comprendre Sa présence en elles ; toutes les créatures rationnelles peuvent Le comprendre par la connaissance ; mais seules celles qui sont bonnes peuvent Le comprendre par l'amour », et, pourrions-nous ajouter, par la contemplation qui est l'expression la plus haute de l'amour de Dieu.
L'objet ultime de la vie humaine est le suivant : devenir capable d'appréhender la présence de Dieu en soi-même comme en autrui. La valeur de tout ce que pense et fait un homme doit se mesurer en fonction de sa capacité à appréhender Dieu. Les pensées et les actions sont bonnes lorsqu'elles nous rendent moralement et spirituellement capables d'appréhender ce Dieu qui est nôtre, immanent à chaque âme et transcendant en tant que principe universel qui nous confère vie, mouvement et être. Elles sont mauvaises lorsqu'elles tendent à renforcer les barrières érigées entre Dieu et notre âme, entre notre âme et l'âme d'autrui.
« Notre Père qui es aux cieux. »
Un père engendre, soutient et éduque, aime et néanmoins punit.
Tous les êtres sensibles sont capables de désobéir à la volonté de leur père, et surtout l'homme. Inversement, c'est surtout l'homme qui est capable d'obéir.
Dieu, tel qu'Il est en Lui-même, ne peut être connu que de ceux qui sont « parfaits comme leur Père qui est aux cieux est parfait ». Par conséquent, la nature intrinsèque de l'amour que Dieu porte au monde reste un mystère pour la plupart des êtres humains. Mais, de notre point de vue, nous pouvons nous former une idée suffisamment claire de l'amour que nous porte Dieu. Et aussi de ce qu'on appelle la colère de Dieu, l'aspect sévère du Père divin. Toute désobéissance à la volonté de Dieu, tout défi à la nature des choses, tout manquement aux normes qui gouvernent les univers de la matière, de la conscience et de l'esprit ont des conséquences plus ou moins graves pour ceux qui sont responsables directement ou indirectement de la transgression. Certaines de ces conséquences indésirables sont d'ordre physique, comme lorsque, par exemple, le défi aux lois de la Nature ou de la nature humaine conduit l'individu à la maladie ou le corps politique à la guerre. D'autres sont de nature spirituelle, comme ces mauvaises habitudes de pensée et de comportement qui mènent à la dégénérescence de la personnalité et à l'érection de barrières insurmontables entre l'âme et Dieu. Ces fruits de la désobéissance humaine sont considérés ordinairement comme l'expression de la colère de Dieu.
De manière analogue, on considère ordinairement les conséquences physiquement, moralement ou spirituellement désirables qui découlent de l'obéissance à la volonté divine et du respect de la nature des choses comme l'expression de l'amour de Dieu. C'est en ce sens que, pour l'« homme naturel », Dieu est notre Père à la fois aimant et sévère. Dieu le Père tel qu'en Lui-même ne peut être connu de nous que si nous sommes préparés à la vision béatifique de la réalité divine.
« Notre Père qui es aux cieux. »
C'est le mot clé de l'invocation ; car le fait ultime de Dieu est le fait de Son existence. « Qui est-Il ? » (Je cite encore saint Bernard.) « Je ne peux concevoir de meilleure réponse que : Il est Celui qui est. Si vous dites que Dieu est bon, ou grand, ou béni, ou sage, ou quoi que ce soit de cet ordre, c'est déjà présent dans ces mots : Il est. »
Les philosophes ont écrit interminablement sur l'Être, l'essence, les entités. La plupart de ces spéculations sont dénuées de sens et n'auraient jamais été entreprises si les philosophes en question s'étaient donnés la peine d'analyser la manière dont ils s'exprimaient. Dans les langues indoeuropéennes, le verbe être est employé de différentes manières et dans des sens qui ne sont pas moins différents. C'est la raison pour laquelle, grâce aux progrès de la linguistique, on peut interpréter comme des erreurs grammaticales ce qui, jusque-là, passait pour de la métaphysique. Est-ce vrai d'une proposition comme : Dieu est Celui qui est ? La réponse est non. Car cette proposition - Dieu est Celui qui est - peut être vérifiée, dans une certaine mesure, par tout homme qui s'évertue à remplir les conditions d'une vision mystique de la réalité. Car, dans la contemplation, le mystique a l'intuition directe d'un mode d'être incomparablement plus réel et substantiel que ne le sont les existences - la sienne et celle des autres, êtres et choses - dont, par une intuition directe comparable, il a conscience en temps ordinaire. L'existence de Dieu est un fait dont l'homme peut réellement faire l'expérience, et c'est le fait le plus important dont il puisse faire l'expérience.
Tout ce qu'on peut dire à propos de Dieu « est contenu dans ces mots : Il est ». Parce qu'Il est, nous L'appréhendons comme nôtre et comme père. Et, parce qu'Il est, nous L'appréhendons comme étant « aux cieux ».
« Notre Père qui es aux cieux. »
Dans la prière, les cieux s'opposent à la terre comme une chose de nature différente. Le terme « cieux » n'a évidemment pas de signification spatiale. La conscience est sa demeure, et c'est là que se trouve le royaume des cieux. Autrement dit, les cieux sont un mode de conscience autre et supérieur. C'est-à-dire qu'à la manière naturelle et non régénérée dont nous pensons, sentons et voulons il faut substituer une autre manière de penser, de sentir et de vouloir. Il faut perdre sa vie terrestre pour gagner la vie céleste. D'abord ainsi que tous les mystiques l'ont dit, ce mode de conscience que nous appelons « céleste » ne se livre entièrement à nous que dans la contemplation. Mais ultérieurement samsara et nirvana sont un ; le monde est vu sub specie aeternitatis ; le mystique est capable de vivre de manière ininterrompue dans la présence divine. Il continue à œuvrer parmi ses semblables, ici, sur terre, mais son Esprit est « aux cieux » parce qu'il s'est assimilé à Dieu.
Voilà pour il invocation ; considérons maintenant la prière elle-même. Elle est formulée à l'impératif ; mais pour en saisir tout le sens, il convient de la transposer à l'indicatif et d'en considérer les différentes propositions comme autant d'énoncés sur le but de la vie humaine et sur les moyens d'atteindre ce but.
Il convient aussi de se rappeler que, si ces propositions sont énoncées successivement, chacune d'elles, étant à la fois cause et effet, est reliée à toutes les autres. Si l'on voulait représenter la prière par un diagramme, il serait incorrect de lui donner la forme d'une ligne droite ou d'une courbe ouverte. Le symbole le plus approprié serait une figure fermée, sans commencement ni fin, dont chaque section précéderait toutes les autres et leur succéderait -, un cercle ou, mieux, une spirale, où les réitérations seraient progressives et représenteraient, une fois remplies les conditions de ce progrès, des points d'accomplissement de plus en plus élevés.
« Que Ton nom soit sanctifié. »
Appliqué à l'être humain, le mot « sainteté » désigne le renoncement volontaire et l'abandon de soi au profit du bien le plus haut et le plus réel. La sanctification, ou action de rendre saint, est l'affirmation, en paroles et en actes, que la chose sanctifiée fait partie de ce bien le plus réel et le plus haut. Que seul peut être sanctifié (et nous devons prier pour avoir la force de le sanctifier toujours plus) le nom de Dieu - le Dieu qui est, et qui est donc nôtre, le Père qui est aux cieux.
« Le nom de Dieu » est une expression qui véhicule deux sens principaux. Dans la mesure où les Juifs, comme beaucoup d'autres peuples de l'Antiquité, considéraient le nom d'une chose comme identique à son principe interne ou à son essence, cette expression signifie simplement « Dieu ». « Que Ton nom soit sanctifié » équivaut à: « Que Tu sois sanctifié. » La proposition affirme que Dieu est le bien le plus réel et le plus haut et que c'est au service de ce seul bien que nous devons consacrer notre vie. Ce que nous prions, en répétant cette proposition, c'est la connaissance vivante et vécue de ce fait, et la force inébranlable d'agir sur cette connaissance.
Voilà pour le premier sens de « Que Ton nom soit sanctifié ». Son autre signification reflète la manière dont la langue a évolué à l'époque moderne. Pour nous, le nom d'une chose est essentiellement différent de ce qu'il nomme. Les mots ne sont pas les choses qu'ils représentent mais des outils qui nous permettent de penser les choses. Pour celui qui adopte le point de vue moderne « le nom de Dieu » n'équivaut pas à « Dieu ». Il fait plutôt partie de ces concepts verbaux qui nous permettent de penser Dieu. Ces concepts doivent être sanctifiés, non pas, bien sûr, pour eux-mêmes (ce ne serait que de la magie), mais en tant qu'ils nous permettent de sanctifier Dieu dans notre vie de manière efficace et permanente. La connaissance est l'une des conditions de l'amour et les mots sont l'une des conditions de toute forme de connaissance rationnelle. D'où l'importance, dans la vie spirituelle, d'une hypothèse de travail concernant le bien le plus réel et le plus haut. Sanctifier le nom de Dieu, c'est penser verbalement à Dieu pour passer de la simple connaissance intellectuelle à J'expérience vivante de la réalité. La méditation discursive est une préparation qui précède la contemplation ; on peut accéder à Dieu Lui-même en usant comme il faut du nom de Dieu. Cela est vrai non seulement au sens large que le mot a revêtu jusqu'ici, mais aussi dans un sens plus limité et plus littéral. Partout où la religion a prospéré, on s'est rendu compte que la répétition des noms sacrés pouvait avoir pour effet de concentrer l'esprit sur un seul but et de le préparer à la contemplation.
La relation entre la première proposition de la prière et les suivantes peut se résumer brièvement. La sanctification de Dieu et de Son nom est la condition indispensable à la réalisation des autres buts que mentionne la prière - à savoir l'avènement du royaume de Dieu et l'accomplissement de Sa volonté, la préparation de l'âme à recevoir la grâce, le pardon et la libération de Dieu. Inversement, plus nous accomplissons la volonté de Dieu et plus nous faisons advenir Son royaume par la libération, le pardon et la grâce, plus nous sommes capables de sanctifier le nom de Dieu et Dieu Lui-même.
« Que Ton royaume vienne... sur la terre comme au ciel. »
Le but de l'existence humaine est d'utiliser les occasions que lui ménage l'espace-temps pour parvenir à la connaissance du royaume de Dieu, de la réalité intemporelle - ou de faire en sorte d'être à même d'accepter la manifestation de la réalité par Lui et en Lui. Le mot « comme », dans « sur la terre comme au ciel », nous aide à prendre clairement conscience du sens de notre prière : donne-nous la force de réaliser l'éternité ici, dans le temps, pour que l'éternité ait une chance de nous posséder, pas seulement virtuellement, mais réellement. Pour les saints contemplatifs, qui sont « parfaits comme le Père qui est aux cieux est parfait », samsara et nirvana sont un, le royaume de Dieu est sur terre comme au ciel. Le changement n'est pas simplement personnel et subjectif. Le pouvoir des saints peut influer sur le monde où ils vivent.
Le but de la vie humaine ne peut être atteint par un individu tout seul. Ce que peut et doit faire l'individu, c'est de se tenir prêt à entrer en contact avec la réalité et à recevoir la grâce dont l'aide lui permettra de réaliser son véritable but. Si nous voulons être prêts pour Dieu, il nous faut remplir certaines conditions qui sont énoncées dans la prière. Nous devons sanctifier le nom de Dieu, faire Sa volonté et pardonner ceux qui nous ont offensés. En agissant ainsi, nous serons délivrés du mal qu'est l'égoïsme, pardonnés du péché d'être séparés et bénis par le pain de la grâce, sans quoi notre contemplation sera illusoire, et vains nos efforts pour nous amender.
« Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »
Cette phrase a deux sens. Concernant la réalité ultime, la volonté de Dieu est identique à l'être de Dieu ou au royaume. Prier pour que la volonté de Dieu s'accomplisse sur la terre comme au ciel, c'est, en d'autres termes, prier pour l'avènement du royaume éternel dans le monde temporel. Mais ces mots ne s'appliquent pas seulement à la réalité ultime ; ils s'appliquent également aux êtres humains. En ce qui nous concerne, « faire la volonté de Dieu » c'est faire ce qu'il faut pour nous préparer à la grâce et à l'illumination.
II n'y a pas de commune mesure entre la terre et le ciel, le temps et l'éternité, l'ego et l'esprit. Le royaume de Dieu ne peut advenir que dans la mesure où le royaume de l'homme naturel est renversé. Pour gagner notre vie d'union, nous devons perdre notre vie de passions, notre vie de simple curiosité, notre vie de distractions, qui est la vie ordinaire des hommes. « Combats-toi toi-même, dit sainte Catherine de Sienne, et tu ne connaîtras plus ni peur ni ennemi. »
Tout cela est très facile à lire et à écrire mais terriblement difficile à mettre en pratique. La purgation est laborieuse et douloureuse ; mais la purgation est la condition de l'illumination et de l'union. Inversement, un certain degré d'illumination est la condition d'une purgation efficace. Le stoïcien pense à se nier lui-même par des actes de volonté superficielle. Mais la volonté superficielle est la volonté du moi, et les mortifications qu'elle induit tendent plutôt à renforcer le moi qu'à l'éliminer, à lui permettre de devenir, selon les mots terribles de William Blake, « un ennemi de la droiture ». Ayant nié un aspect de son ego pour en renforcer un autre plus dangereux, le stoïcien finit par être encore plus imperméable à Dieu qu'il ne l'était avant de s'imposer cette discipline. Combattre le moi avec les seules forces du moi n'aboutit qu'à accroître l'égoïsme. Dans le domaine psychologique, rien ne peut être déplacé qui ne doive être remplacé. La préoccupation du moi doit graduellement faire place à la préoccupation de la réalité. Il ne peut y avoir de mortification efficace visant à l'illumination sans méditation ou dévotion, sans détournement de l'attention qu'on porte au moi au profit d'une réalité plus haute. Ainsi que je l'ai déjà noté, tout processus spirituel prend la forme d'un cercle ou, mieux, d'une spirale. Pour remplir les conditions de l'illumination, nous devons avoir la vision fugitive faute de l'illumination elle-même - de ce qu'est l'illumination. Si le royaume de Dieu doit advenir en nous, c'est nous qui devons accomplir la volonté de Dieu -, et le royaume de Dieu n'adviendra que si nous accomplissons Sa volonté.
« Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. »
Il est possible que le mot que l'on traduit par « quotidien » ait une autre signification et qu'il faille lire la phrase ainsi : « Donne-nous aujourd'hui notre pain du jour (éternel). » Cela mettrait l'accent sur le fait, assez évident pour qui est familier avec la langue des Évangiles, que le pain dont il est question est une nourriture divine et spirituelle, la grâce de Dieu. La traduction traditionnelle tient pour acquis que ce pain est de nature spirituelle et insiste sur la pensée déjà exprimée par l'« aujourd'hui ».
Un homme ne peut se nourrir de ce qu'il mangera demain, ni du souvenir de ce qu'il a mangé la semaine dernière. Le pain ne remplit son office que s'il est consommé « aujourd'hui », ici et maintenant. Il en est de même des nourritures spirituelles. Le remords des actions passées et le pieux espoir d'un avenir meilleur ne contiennent aucun aliment pour l'âme qui vit toujours dans le présent et dans aucun autre moment du temps. En passant du niveau végétatif et animal au niveau spirituel, la vie passe de ce qu'on pourrait appeler l'éternité physiologique de l'existence sans conscience au monde humain de la mémoire et de l'anticipation, pour accéder enfin à une autre éternité plus haute, le royaume éternel de Dieu. Dans la spirale ascendante de l'être, le saint contemplatif occupe un point qui correspond exactement, mais à un niveau supérieur, à la place qu'occupent la fleur ou l'oiseau. Ils habitent tous l'éternité ; mais, alors que l'éternité de la fleur ou de l'oiseau n'est que l'éternel présent sans conscience du processus naturel, l'éternité du saint est union avec cette pure conscience qu'est la réalité ultime. Entre ces deux mondes gît l'univers humain, fait de regards en arrière et de prévisions, de craintes et de désirs, de souvenirs et de conditionnements, d'espoirs et de plans, de rêveries et de remords. C'est un monde riche, aussi plein de bien et de beauté qu'il est plein de mal et de laideur; mais c'est un monde qui n'est pas le monde de la réalité ; car c'est notre monde, fait de main d'homme, produit des pensées et des actions d'êtres qui ont oublié leur véritable but et se sont tournés vers des choses qui ne sont pas leur bien. Telle est la vérité clamée par tous les grands maîtres spirituels de l'histoire : l'illumination, la libération, le salut, appelez cela comme il vous plaira, ne peut être donné qu'à ceux qui vivent au présent dans la contemplation de l'éternelle réalité et non dans l'évocation du passé ou de l'avenir de l'homme, dans l'évocation de ses habitudes, de ses désirs et de ses craintes.
Le Christ a particulièrement insisté sur l'urgente nécessité de vivre dans le présent spirituel. Il a exhorté ses disciples à modeler leur vie sur la vie des fleurs et des oiseaux et à n'accorder aucune pensée au lendemain. À s'en remettre non à leur anxiété, mais à la grâce de Dieu qui devait leur être donnée en proportion exacte des prétentions et de la volonté personnelle qu'ils avaient abandonnées. La phrase du Notre-Père qui nous occupe ici résume tout ce que dit l'Évangile à ce propos. C'est maintenant que nous devons demander la grâce à Dieu, pour la bonne raison que, par nature, la grâce ne peut venir qu'à ceux qui vivent dans l'éternel présent.
Comme d'habitude, le problème pratique est terriblement ardu. La libération ne peut advenir que si l'on abandonne toute pensée du lendemain pour vivre dans l'éternel présent. Mais, en même temps, la prudence reste l'une des vertus cardinales et il n'est pas bon de tenter la Providence en étant irréfléchi et vide de toute pensée.
Ô ennuyeuse condition humaine ! Être né sous une loi pour connaître d'autres limites Engendré en vain pour oublier la vanité Créé malade alors qu'il faut être sain.
Pour un tel être (et la description de Fulke Greville est vraiment pertinente) tout problème ne peut qu'être ardu. Ce problème particulier - l'établissement d'une relation juste entre le monde de l'éternelle réalité et le monde humain du temps - est certainement l'un des plus ardus qui soit. Nous avons besoin de la grâce pour être apte à recevoir la grâce.
« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
« Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » est une proposition qui doit être conçue comme un résumé de toutes les dimensions présentes dans la prière. Le pardon n'est qu'une forme particulière de don, terme qui recense tous les aspects de la vie non égoïste, à la fois condition et résultat de l'illumination. À mesure que nous pardonnons, ou, en d'autres termes, à mesure que nous changeons notre attitude « naturellement » égoïste envers nos semblables, nous devenons de plus en plus capables de sanctifier le nom de Dieu, de faire la volonté de Dieu et de coopérer avec Lui pour qu'advienne Son royaume. De plus, le pain quotidien de la grâce, sans lequel rien ne peut être accompli, nous est donné dans la mesure exacte où nous donnons et où nous pardonnons. Si l'on aime Dieu comme il convient, on doit aimer son prochain comme il convient, et le prochain c'est aussi celui qui nous a offensé. Inversement, on doit aimer Dieu si l'on aime son prochain comme il convient. Dans la vie spirituelle, toute cause est aussi effet et tout effet est cause.
Voyons à présent dans quel sens Dieu nous pardonne nos offenses et nos dettes comme nous pardonnons nos débiteurs et ceux qui nous ont offensés.
À l'échelle humaine, le pardon est le renoncement au droit reconnu d'être payé ou de punir. Certains de ces droits reconnus sont purement arbitraires ou purement conventionnels. D'autres, au contraire, semblent plus fondamentaux, plus étroitement en accord avec ce qui est tenu pour juste. Mais ces notions fondamentales de justice sont des notions qui appartiennent à l'homme « naturel », non régénéré. Tous les grands maîtres religieux ont affirmé que ces notions doivent faire place à d'autres - les pensées et les intuitions de l'homme libéré et illuminé. La vieille loi doit laisser place à une loi nouvelle, qui est la loi de l'amour, de mahakarun, de la compassion universelle. Si les hommes ne font pas valoir leurs « droits » à être payés ou à punir, Dieu ne les fait pas valoir non plus. Il est absurde, en effet, de dire que de tels droits doivent leur existence à Dieu. S'ils existent parmi les hommes, ce n'est qu'en vertu du fait que nous sommes soit des êtres isolés, soit, au mieux, des membres autosacrifiés de groupes qui possèdent le caractère du moi et dont la conduite égoïste satisfait par procuration les sentiments égoïstes de ceux qui se sont sacrifiés à ces groupes. L'homme « naturel » est motivé soit par l'égoïsme, soit par la sublimation sociale de l'égoïsme que Philip Leon nomme avec pertinence alter-égoïsme. Mais ce n'est pas parce que Dieu ne fait valoir aucun des droits qu'hommes et sociétés font valoir devant la justice que nos actes sont sans conséquences, que ces conséquences soient bonnes ou mauvaises. Là encore, les grands maîtres religieux sont unanimes. Il existe une loi du karma ; on ne se moque pas de Dieu, et l'homme récolte ce qu'il a semé. Parfois, la nature de la récolte est évidente, comme dans le cas de l'ivrogne qui récolte maladie et dégénérescence mentale. Mais, très souvent, la récolte est d'une nature telle qu'il est difficile de la détecter, sauf pour des yeux illuminés. Jésus, par exemple, ne cessait d'invectiver les scribes et les pharisiens. Mais les scribes et les pharisiens étaient de bons citoyens, modèles d'austérité et de respectabilité. Le seul problème avec eux était que leur vertu n'était que vertu d'hommes non régénérés - et une telle vertu passe aux yeux de Dieu pour de « répugnants haillons » ; car même la vertu de ceux qui ne sont pas régénérés éclipse Dieu et empêche ceux qui la pratiquent d'avancer vers la connaissance de la réalité ultime, qui est le but de la vie. Ce que récoltent scribes et pharisiens c'est l'incapacité plus ou moins complète à connaître le Dieu qu'ils s'imaginent servir. Dieu ne les punit pas plus qu'Il ne punit celui qui, par inadvertance, fait un faux pas au sommet d'une falaise. La nature du monde est telle que quiconque ne réussit pas à se conformer à ses lois devra en assumer les conséquences, qu'elles soient immédiates et spectaculaires, comme dans le cas de l'homme qui fait un faux pas sur la falaise, ou lointaines, subtiles et peu évidentes, comme dans le cas du vertueux qui n'est vertueux qu'à la manière des scribes et des pharisiens.
Parce que Dieu n'a pas de « droits » à faire valoir, on ne peut en aucun cas penser qu'Il a renoncé à ces « droits ». Et parce qu'Il est le principe du monde, Il ne peut ni suspendre ces lois, ni faire d'exception aux règles qui sont la manifestation de ce principe. Cela signifie-t-il donc que Dieu ne peut nous pardonner nos dettes et nos offenses ? En un certain sens, oui. Mais il existe un autre sens où l'idée de pardon divin a une validité et une signification profondes. Les bonnes pensées et les bonnes actions ont des conséquences qui neutralisent ou mettent un terme aux mauvaises pensées et aux mauvaises actions. Car lorsqu'on abandonne la vie du moi (et notez que, tout comme le pardon, le repentir et l'humilité sont des formes particulières de don), lorsqu'on abandonne ce que les mystiques germaniques appellent « le je, le moi, le mien », on devient peu à peu apte à recevoir la grâce. La grâce nous rend capables de connaître plus complètement la réalité, et cette connaissance de la réalité nous aide à nous défaire de plus en plus de la vie du moi - et ainsi de suite en une spirale montante d'illumination et de régénération. Nous devenons différents de ce que nous étions et, devenant différents, nous cessons d'être à la merci du destin que nous avions, êtres « naturels » et non régénérés, forgés par nous-mêmes par nos mauvaises pensées et nos mauvaises actions. Ainsi, le pharisien qui abandonne sa vie faite de respectabilité, d'estime de soi et de droiture sans charité, devient-il capable de recevoir une parcelle de grâce ; il cesse d'être pharisien et, de ce fait, d'être soumis au destin forgé par l'homme qu'il était et qu'il n'est plus. Se rendre apte à recevoir la grâce est un repentir et une expiation des plus efficaces ; et la faveur de la grâce est le divin pardon des péchés.
Cette vérité s'exprime de manière assez fruste dans la doctrine qui enseigne que les mérites ont le pouvoir d'éliminer leur contraire. En outre, si le pardon divin est une faveur de la grâce, on peut comprendre que le sacrifice consenti par autrui et les mérites d'autrui puissent profiter à l'âme. L'être illuminé se transforme lui-même mais, dans une certaine mesure, il transforme aussi le monde autour de lui. L'individu non régénéré est plus ou moins complètement privé de vraie liberté ; seuls les êtres illuminés sont capables de choix authentiquement libres et d'actes authentiquement créatifs. Cela étant, il leur est possible de modifier pour le mieux les destins qui s'épanouissent autour d'eux en inspirant à ceux qui forgent ces destins le désir et le pouvoir de donner, pour qu'ils deviennent capables de recevoir la grâce qui les transformera et les délivrera du destin qu'ils s'étaient préparé.
« Ne nous induis pas en tentation mais délivre-nous du mal ; car à Toi reviennent le royaume, la puissance et la gloire. »
La nature du mal dont nous prions qu'on nous délivre est définie par inférence dans la proposition suivante. Le mal consiste à oublier que le royaume, la puissance et la gloire appartiennent à Dieu, et à agir en croyant de manière folle et criminelle qu'ils nous appartiennent. Tant que nous restons des individus ordinaires, sensuels et non régénérés, nous sommes sans cesse tentés d'exclure Dieu de nos pensées et de L'éclipser par nos actions. Mais ces tentations ne cessent pas à partir du moment où nous empruntons le chemin de l'illumination. Ce qui se produit c'est qu'à chaque progrès accompli, les tentations se font plus subtiles, moins grossières, moins évidentes, infiniment plus dangereuses. Bélial et Mammon n'ont pas de pouvoir sur ceux qui sont avancés ; ceux-là ne succombent pas non plus aux tentations matérielles que leur tend Lucifer, puissance et empire. Mais aux âmes de qualité, Lucifer offre des tentations plus rares, et nombreux sont ceux parmi les plus avancés sur le chemin de l'illumination à avoir succombé à l'orgueil spirituel. À ceux qui sont parfaitement illuminés et totalement libérés, et à eux seuls, les tentations ne s'offrent pas.
La proposition finale de la prière réaffirme son thème central et dominant, à savoir que Dieu est tout et que l'homme, en tant qu'homme, n'est rien. De fait, l'homme, en tant qu'homme, est moins que rien; car c'est un rien capable de mal, c'est-à-dire capable d'affirmer siennes des choses qui sont à Dieu ; et, de ce fait, il est susceptible de se couper de Dieu. Mais bien que l'homme, en tant qu'homme, ne soit rien et puisse devenir moins que rien en faisant le mal, il est, en tant que celui qui connaît et aime Dieu, possesseur d'une étincelle latente et inaliénable de bien, il est potentiellement tout. Selon les mots du cardinal de Bérulle: « L'homme est un rien assiégé par Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et empli de Dieu si tel est son désir. » Telle est la vérité centrale de toute religion spirituelle, vérité qui est, pour ainsi dire, la prémisse majeure du Notre-Père. C'est une vérité que l'homme ordinaire et non régénéré juge difficile à accepter en théorie et plus difficile encore à mettre en actes. Les grands maîtres religieux ont mis Dieu au centre de leurs pensées et de leurs actes ; la plupart des gens ordinaires placent l'homme au centre de leurs pensées et de leurs actes. La prière qui vient naturellement à de telles gens est la supplique, supplique pour obtenir des avantages concrets et une aide immédiate quand ils ont des ennuis. Comme c'est différent de la prière de celui qui est illuminé ! Celui-là ne prie pas du tout pour lui-même, il prie pour que Dieu soit adoré, aimé et connu de lui comme il convient que Dieu soit adoré, aimé et connu - pour que la réalité latente et potentielle qui réside en son âme s'accomplisse totalement. On peut même voir une sorte d'ironie dans le fait que la prière du Christ - prière théocentrique d'un être suprêmement illuminé - soit devenue la prière la plus fréquemment répétée par des millions d'hommes et de femmes qui n'ont qu'une idée très imparfaite de ce qu'elle signifie et qui, s'ils comprenaient toute sa portée révolutionnaire, qui est à des lieues de l'humanisme aimable qui gouverne leur vie, se sentiraient sans doute choqués et indignés. Mais, dans les affaires de l'esprit, il est absurde de raisonner en termes de multitude et d'opinion publique. Il se peut que le Notre-Père soit généralement mal compris, voire pas compris du tout. Il est bon, néanmoins, qu'il reste la prière la plus familière d'une religion qui, particulièrement dans ses manifestations contemporaines les plus « libérales », s'est fourvoyée, loin du théocentrisme de son fondateur, dans un anthropocentrisme complètement hérétique que nous préférons, aujourd'hui, appeler « humanisme ». Le Notre-Père reste pour nous le témoignage énigmatique et bref d'une spiritualité sans compromis. Ceux que ne satisfait pas l'anthropocentrisme à la mode n'ont qu'à sonder ses profondeurs par trop familières et, par conséquent, incomprises pour découvrir une philosophie de la vie et une ligne de conduite qu'ils ont cherchées en vain jusque-là.