jeudi 9 février 2012

La maïeutique de Socrate

"Or, à mon métier à moi de faire des accouchements, appartiennent toutes les autres choses qui appartiennent aux accoucheuses, mais il en diffère Par le fait d'accoucher des hommes, et non des femmes, et par le fait de veiller sur leurs âmes en train d'enfanter, mais non sur leurs corps [ ... ].
J'ai au moins cet attribut, qui est propre aux accoucheuses : je suis impropre à enfanter un savoir, et ce que beaucoup m'ont déjà reproché, se référant au fait que je questionne les autres, mais que moi‑même je ne réponds rien sur rien parce qu'il n'y a en moi rien de savant, est tout à fait juste. Et la cause de ce fait, la voici : procéder aux accouchements, le dieu m'y force, mais il me retient d'engendrer.
Le fait est donc que je ne suis moi‑même absolument pas quelqu'un de savant, pas plus qu'il ne m'est survenu, née de mon âme, de découverte qui réponde à ce qualificatif; quant à ceux qui se font mes partenaires, au début, bien sûr, quelques uns paraissent même tout à fait inintelligents, mais tous, quand nos rapports se prolongent, ceux‑là auxquels il arrive que le dieu le permette, c'est étonnant tout le fruit qu'ils donnent : telle est l'impression qu'ils font, à eux‑mêmes, et aux autres. Et ceci est clair : ils n'ont jamais rien appris qui vienne de moi, mais c'est bien par eux­mêmes, et de leur propre fonds, qu'ils ont tiré une foule de belles choses, qu'ils possèdent désormais véritablement."

 Platon, Théétète, 150b‑d trad. M. Narcy modifiée, GF‑Flammarion.


La plus grande richesse des hommes leur est souvent inconnue. Ils l'ont en eux‑mêmes, ressource muette du possible. Ainsi de l'enfant que l'école instruit parce qu'elle le crédite du meilleur. Générosité de principe, qui fait du petit homme le dépositaire virtuel de toute la culture humaine. De l'élève qui remonte ainsi aux principes des choses, on dirait plus justement qu'il s'instruit lui ­même, grâce au maître qui lui montre les signes, qui lui enseigne le savoir afin qu'il le reconnaisse. On n'apprend jamais rien que de soi : s'il faut comprendre, et pas seulement mémoriser, la présence à soi de la conscience est décisive. Nul ne peut faire à ma place ce qui appelle mon implication personnelle. Le sentiment de découvrir ce qu'on avait toujours su sans y prendre garde exprime bien cette exigence de la véritable instruction. Comprendre un principe, une relation, un théorème, une cause, C'est d'une certaine façon se révéler à soi‑même une vérité que l'on ne pouvait remarquer tant qu'on ne lui prêtait pas attention. Il S'agit là d'une sorte de réminiscence, de reconnaissance intérieure. La pire amnésie serait l'oubli de soi comme source du savoir.
La langue espagnole dit d'une femme qui accouche qu'elle fait advenir à la lumière du jour (« dar a luz »). La maïeutique, art d'accouchement, a trait d'abord, et avant tout, à la naissance d'un être humain. Elle peut valoir symbole pour l'idée que l'humanité existe d'abord en puissance. La révéler à elle même, ce n'est donc pas la créer de toutes pièces, mais lui permettre de prendre conscience de ce qu'elle est. Socrate met en oeuvre cette démarche, qui fait de lui un accoucheur, afin que tout esprit découvre, en quelque sorte, qu'il est son propre maître, et qu'il dispose en lui des ressources pour comprendre, pour savoir, pour juger. Cette belle leçon de liberté reconduit chaque homme à la source vive de la pensée, comme à la décision d'en user. Elle est une invitation expresse à l'autonomie.
Une démonstration exemplaire en est proposée par Platon. Dans le dialogue intitulé Ménon, Socrate fait découvrir à un jeune esclave ‑ dont la situation sociale n'est donc pas la plus favorable qui soit ‑ la solution du problème de la duplication du carré. Certes, la conduite proprement magistrale de la recherche dialoguée est pour beaucoup dans cette découverte. Mais au moment où le jeune homme « découvre » la solution (adopter la diagonale comme côté du nouveau carré), tout se passe comme s'il ne l'apprenait que de lui‑même: le moment de J'appropriation du savoir ne consiste pas à ingurgiter une donnée extérieure, comme on consommerait un aliment ' mais à faire oeuvre personnelle d'intellection, selon une démarche intérieure qui fait advenir la connaissance.
Leibniz, plus tard, commentera ce moment célèbre dans le Discours de métaphysique. La leçon est la même : si pour apprendre il faut comprendre, c'est de soi que vient la vraie lumière. Ce qui veut dire que tous les savoirs, toutes les idées, sont virtuellement en nous, et qu'il suffit de s'en aviser. Mais cette remémoration d'un nouveau genre va de pair avec une cette remémoration d'un nouveau genre va de pair avec une intense activité  de l'intelligence, développée en première personne. Ce n'est donc pas tant la solution qui préexiste, toute faite, comme un trésor caché au fond de l'âme, que la possibilité de la découvrir, de l'inventer, par la mise en oeuvre méthodique du pouvoir de réflexion. L'évidence rationnelle survient pour qui s'attache à restituer l'esprit à sa puissance intérieure de dévoilement, après l'avoir débarrassé des captations qui le détournent de lui‑même. « Inspectio mentis », inspection de l'esprit par lui‑même, dira Descartes pour décrire ce mouvement.
L'esprit humain héberge donc les vérités avant même de s’en rendre compte. Lorsqu'il travaille, réfléchit, s'élève au  concept, il ne fait que déployer par sa puissance de coin
prendre les vérités formulées en lois relations, constantes. La forme savante et la complexité apparente de ces vérités peuvent jeter un doute sur l'idée qu'on les tire de son propre fonds. Mais ce doute relève d'une confusion entre la démarche (lui conduit au vrai et les résultats auxquels elle aboutit. C'est cette démarche, inconcevable sans un travail exigeant, qui est rendue possible par la puissance de la pensée cultivée avec soin. Ainsi l'accoucheur Socrate élève‑t‑il l'humanité au meilleur d'elle‑même.

Le roman du monde, Henri Pena-Ruiz

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