samedi 21 avril 2012

Aldous Huxley : Dieu et moi, L'idolâtrie

Les gens cultivés risquent peu de succomber aux formes primitives de l'idolâtrie. Il leur est très facile de résister à la tentation de croire que des morceaux de matière sont chargés de pouvoirs magiques, ou que certains symboles ou images sont les formes mêmes de certaines entités spirituelles, et qu'il conviendrait donc de les adorer en tant que telles. Pourtant, même à notre époque d'éducation obligatoire, il y a toujours beaucoup de superstitions fétichistes. Mais leur survie ne les rend pas pour autant respectables ; on ne leur accorde ni reconnaissance officielle ni statut philosophique. À l'égal de l'alcool et de la prostitution, les formes primitives d'idolâtrie sont tolérées mais non pas approuvées. La place qu'elles occupent dans la hiérarchie des valeurs spirituelles est extrêmement médiocre.


Très différent est le cas des formes évoluées et civilisées d'idolâtrie. Celles-là ont réussi non seulement à survivre, mais encore à acquérir une très grande respectabilité. Les pasteurs et les maîtres du monde contemporain ne se lassent pas de recommander ces formes d'idolâtrie. Et, non contents de les recommander, nombre de philosophes et même d'hommes d'Église sortent de leur rôle pour affirmer leur identité avec la vraie foi et l'adoration de Dieu.

Cet état de choses est déplorable mais il n'est guère surprenant. Car, si elle limite le risque de succomber à l'idolâtrie primitive, l'éducation (celle, en tout cas, qui est donnée le plus souvent) a tendance à rendre plus attrayante l'idolâtrie évoluée. On peut définir cette idolâtrie évoluée comme la foi en l'homme et l'adoration de l'homme mis à la place de Dieu. Du point de vue moral comme du point de vue intellectuel, l'éducation courante est strictement humaniste et opposée à la transcendance. Elle décourage le fétichisme et l'idolâtrie primitive mais elle décourage également toute préoccupation pour la réalité spirituelle. On peut s'attendre, par conséquent, à ce que ceux qui ont été entièrement soumis à ce processus éducatif soient les plus ardents représentants de la théorie et de la pratique de l'idolâtrie évoluée. Dans les cercles académiques, les mystiques sont presque aussi rares que les fétichistes ; mais les dévots enthousiastes d'un certain idéalisme social et politique sont aussi nombreux que les grains de sable dans la mer. Il est assez significatif de constater, ainsi que je l'ai fait, que les livres sur la religion sont moins empruntés dans les bibliothèques universitaires que dans les bibliothèques publiques fréquentées par des gens qui n'ont pas bénéficié des avantages et des désavantages accordés à ceux qui sont très cultivés.

L'idolâtrie évoluée peut se subdiviser en trois catégories l'idolâtrie technologique, l'idolâtrie politique et l'idolâtrie morale. L'idolâtrie technologique est la plus ingénue et la plus primitive des trois -, car ses adeptes, à l'instar des idolâtres primitifs, croient que leur rédemption et leur libération dépendent d'objets matériels, machines et gadgets. L'idolâtrie technologique est une religion dont les doctrines s'affichent explicitement ou implicitement sur les encarts publicitaires des journaux et des magazines, source à laquelle des millions d'hommes, de femmes et d'enfants puisent aujourd'hui leur philosophie. Dans la Russie soviétique des années de l'industrialisation, l'idolâtrie technologique a été élevée au rang de religion d'État. Plus récemment, l'arrivée des années de guerre a beaucoup stimulé ce culte dans tous les pays belligérants. Les succès militaires reposent largement sur l'emploi des machines. En raison de cela, on a eu tendance à croire que les machines avaient le pouvoir d'apporter le succès dans tous les domaines et de résoudre tous les problèmes, sociaux et personnels autant que militaires et techniques. La foi dans les idoles technologiques est si enracinée qu'il est difficile de découvrir, dans la pensée populaire de notre temps, la moindre trace de l'ancienne doctrine si profondément réaliste de l'hubris et de la némésis. Chez les Grecs, l'hubris désignait toute forme de présomption et d'excès. Quand les hommes ou les sociétés allaient trop loin, soit en dominant d'autres hommes ou d'autres sociétés, soit en exploitant les ressources de la nature à leur seul profit, un jour venait où il fallait payer cet orgueil outrecuidant. En d'autres termes, l'hubris provoquait la némésis. L'idée est exprimée de façon très claire et très belle dans Les Perses d'Eschyle. On y voit Xerxès étaler une hubris démesurée, non seulement en essayant de conquérir ses voisins par la force des armes, mais aussi en tentant de plier la nature à sa volonté plus qu'il n'est permis à un homme. Pour Eschyle, le pont jeté par Xerxès sur le Bosphore est un acte aussi plein d'hubris que l'invasion de la Grèce, et qui ne réclame pas moins l'intervention de la némésis. Aujourd'hui, nos idolâtres au coeur candide semblent croire qu'ils peuvent jouir de tous les avantages d'une civilisation industrielle très avancée sans en subir les inconvénients.

Les idolâtres politiques sont à peine moins ingénus. À l'adoration d'objets matériels, ils ont substitué l'adoration d'organisations économiques et sociales. Imposons aux hommes la bonne organisation sociale, disent-ils, et tous les problèmes, le malheur et le péché, la guerre et l'élimination des déchets, se résoudront automatiquement. Une fois de plus, on cherchera en vain la trace de cette ancienne sagesse qui s'exprime de manière si juste dans le Tao-têking - la sagesse qui reconnaît (et avec quel réalisme !) que les organisations et les lois ont très peu de chances de faire du bien si les organisateurs et les législateurs, d'un côté, et ceux qui obéissent aux lois et aux organisations, de l'autre, ne communiquent pas avec le Tao, la Voie, l'ultime réalité qui est derrière les phénomènes.

Le grand mérite des idolâtres moraux est de reconnaître clairement que le changement individuel est la condition nécessaire et préalable du changement social. Ils savent que les machines et les institutions peuvent servir au bien comme au mal, selon que ceux qui en usent sont personnellement bons ou mauvais. Pour les idolâtres technologiques et pour les idolâtres politiques, la question de la morale personnelle est secondaire. Dans un avenir assez proche, selon leur credo, les machines et les organisations seront tellement parfaites que les hommes seront également parfaits, parce qu'il leur sera impossible d'être autrement. Il n'est donc pas nécessaire de se soucier outre mesure de la morale individuelle. Il suffit d'avoir l'assiduité, la patience et l'ingénuité de continuer à produire des gadgets meilleurs et plus nombreux, il suffit de combiner ces vertus avec un certain courage et une nature impitoyable, pour mettre en place les organisations économiques et sociales adéquates et les imposer par la guerre et la révolution au reste de l'espèce humaine - tout cela, bien sûr, pour le plus grand bien de l'espèce en question. Les idolâtres moraux savent très bien que les choses ne sont pas aussi simples que cela et que, parmi les conditions du changement social, le changement individuel occupe une place des plus importantes. Leur erreur consiste à adorer leurs propres idéaux éthiques au lieu d'adorer Dieu, à considérer l'acquisition de la vertu comme une fin en soi et non comme un moyen, comme l'indispensable condition de la connaissance unitive de Dieu.

« Le fanatisme est de l'idolâtrie. » (Je cite des extraits d'une lettre écrite par Thomas Arnold en 1836 à son bio; graphe et ancien élève A. P. Stanley.) « Le fanatisme est l'idolâtrie ; et il porte en lui le mal moral de l'idolâtrie ; à savoir qu'un fanatique adore quelque chose qui est la création de ses propres désirs et que, donc, sa dévotion n'est qu'une dévotion apparente ; car, en fait, il offre en sacrifice la part de sa nature ou de son esprit qu'il estime le moins à la part qu'il estime le plus. Sa faute morale, telle qu'elle m'apparait, est de l'idolâtrie - il exalte une idée qui a de fortes affinités avec son esprit et la met à la place du Christ qui est seul à ne pouvoir être idolâtré, parce qu'Il combine toutes les idées de perfection et les présente dans leur juste harmonie. Mon propre esprit, parce que c'est sa pente naturelle - je veux dire : ce qu'il y a de meilleur dans mon esprit -, aurait tendance à faire de la justice et de la vérité des idoles que j'adorerais. Et ce seraient des idoles, parce qu'elles n'apporteraient pas à mon esprit toute la nourriture dont il a besoin ; et tandis que je les adorerais, j'oublierais facilement le respect, l'humilité et la tendresse. Seul le Christ Lui-même inclut à la fois la vérité et la justice et toutes ces autres qualités... L'étroitesse d'esprit engendre la perversité, parce qu'elle n'étend pas sa vigilance à tous les aspects de notre nature morale et que cette négligence nourrit la perversité des aspects ainsi négligés. »
C'est un admirable morceau d'analyse psychologique. Mais cette analyse ne va pas assez loin ; car elle oublie de prendre en considération ce qu'on appelle la grâce. La grâce est ce qui est donné à l'homme qui abandonne sa volonté personnelle et s'en remet à la volonté de Dieu. Par la grâce, notre vide est rempli, notre faiblesse devient force et notre dépravation est métamorphosée. Il y a, bien sûr, des pseudo grâces et des grâces véritables, les accès de force, par exemple, qui découlent de la dévotion aux idoles politiques et morales. Distinguer la vraie grâce de la fausse est souvent difficile ; mais quand le temps et les circonstances révèlent toute l'étendue de leurs conséquences sur la personnalité, il devient possible de faire la différence, même à qui n'est pas spécialement doué pour l'observation. Lorsqu'une grâce est authentiquement « surnaturelle », l'amélioration d'un aspect de la personnalité ne se paie pas par l'atrophie ou par la détérioration d'un autre aspect. On atteint la vertu sans avoir à le payer par la dureté, le fanatisme, le manque de charité et l'orgueil spirituel qui sont le prix ordinaire de la démarche stoïcienne. Sans qu'il soit nécessaire de s'améliorer au prix d'un effort personnel, qu'il soit aidé ou non par les pseudo-grâces qui sont données à l'individu par la dévotion à une cause qui n'est pas Dieu mais la simple projection d'une de ses idées favorites. L'adoration idolâtre des valeurs éthiques en elles-mêmes et pour elles-mêmes n'atteint pas son objectif, non seulement, comme le note justement Arnold, parce qu'il y a manque de vigilance, mais aussi et surtout parce que l'idolâtrie morale, même la plus évoluée, éclipse Dieu, parce qu'elle est la garantie absolue que l'idolâtre n'atteindra pas la connaissance unitive de la réalité.

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