samedi 21 avril 2012

Pierre Teilhard de Chardin : Sur le Bonheur,

I. Les axes théoriques du Bonheur

A. À l'origine du problème :
     3 attitudes différentes en face de la vie


Afin de mieux comprendre comment se pose à nous le problème du bonheur, et pourquoi, devant lui, nous sommes amenés à hésiter, il est indispensable, pour commencer, de faire un tour d'horizon, c'est-à-dire de distinguer trois attitudes initiales, fondamentales, adoptées en fait par les hommes en face de la Vie.
Guidons-nous, si vous le voulez bien, par une comparaison.

Supposons des excursionnistes partis pour l'escalade d'un sommet difficile; et considérons leur groupe quelques heures après le départ. À ce moment on peut imaginer que l'équipe se divise en trois sortes d'éléments.

Les uns regrettent d'avoir quitté l'auberge. La fatigue, les dangers leur paraissent disproportionnés avec l'intérêt du succès. Ils décident de revenir en arrière.

Les autres ne sont pas fâchés d'être partis. Le soleil brille, la vue est belle. Mais pourquoi monter plus haut ? Ne vaut-il pas mieux jouir de la montagne là où on se trouve, en pleine prairie ou en plein bois ? - Et ils s'étendent sur l'herbe où explorent les environs, en attendant l'heure du pique-nique.

D'autres enfin, les vrais alpinistes, ne détachent pas leurs yeux des cimes qu'ils se sont jurés d'atteindre. Et ils repartent en avant.

Des fatigués, - des bons vivants, - des ardents.

Trois types d'Hommes que nous portons en germe, chacun au fond de nous-mêmes, - et entre lesquels, en fait, se divise depuis toujours l'Humanité autour de nous.

1. Des fatigués (ou des pessimistes), d'abord
Pour cette première catégorie d'hommes, l'existence est une erreur ou un raté. Nous sommes mal engagés, - et par conséquent il s'agit, le plus habilement possible, de quitter le jeu. - Portée à l'extrême, et systématisée en doctrine savante, cette attitude aboutit à la sagesse hindoue, pour qui l'Univers est une illusion et une chaîne, - ou à un pessimisme « schopenhauerien ». Mais, sous une forme atténuée et commune, la même disposition apparaît et se trahit dans une foule de jugements pratiques que vous connaissez bien. « À quoi bon chercher ?... Pourquoi ne pas laisser les sauvages à leur sauvagerie, et les ignorants à leur ignorance ? Pourquoi la Science et pourquoi la Machine ? N'est-on pas mieux étendu que debout ? mort que couché ? » - Tout ceci revient à dire, au moins implicitement, qu'il vaut mieux être moins qu'être plus, - et que le mieux serait de ne pas être du tout.

2. Des bons vivants (ou des jouisseurs), ensuite
Pour les hommes de cette deuxième espèce, il vaut mieux certainement être que ne pas être. Mais « être », prenons-y garde, prend alors un sens tout particulier. Etre, vivre, pour les disciples de cette école, ce n'est pas agir, mais c'est se remplir de l'instant présent. Jouir de chaque moment et de chaque chose, jalousement, sans en rien laisser perdre, - et surtout sans se préoccuper de changer de plan : en ceci consiste la sagesse. Que la satiété vienne, on se retournera sur l'herbe, on se dégourdira les jambes, on changera de point de vue; et ce faisant, du reste, on ne se privera pas de descendre. Mais, pour et sur l'avenir on ne risque rien, - à moins que, par un excès de raffinement, on s'intoxique à jouir du risque pour lui-même, que ce soit pour goûter le frémissement d'oser ou pour sentir le frisson d'avoir peur.

Tel nous représentons-nous, sous une forme simpliste, l'ancien hédonisme païen, de l'école d'Épicure. Telle était en tout cas, il n'y a pas longtemps, dans les cercles littéraires, la tendance d'un Paul Morand, ou celle d'un Montherlant - ou, beaucoup plus subtile, celle d'un Gide (celui des Nourritures Terrestres), pour qui l'idéal de la vie est de boire sans jamais étancher (mais plutôt de façon à augmenter) sa soif - nullement avec l'idée de reprendre des forces, mais par souci de rester prêt à se pencher, toujours plus avidement, sur toute source nouvelle.


3. Et des ardents, enfin - ceux-là, veux-je dire, pour qui vivre est une ascension et une découverte. Non seulement, pour les hommes formant cette troisième catégorie, il vaut mieux être que ne pas être, mais encore il est toujours possible, et uniquement intéressant, de devenir plus. Aux yeux de ces conquérants épris d'aventures, l'être est inépuisable, - non pas à la manière gidienne, comme un joyau à facettes innombrables, qu'on peut tourner en tous sens sans se lasser, - mais comme un foyer de chaleur et de lumière dont il est possible de se rapprocher toujours plus. - On peut plaisanter ces hommes, les traiter de naïfs, ou les trouver gênants. Mais en attendant ce sont eux qui nous ont faits, et c'est d'eux que s'apprête à sortir la Terre de demain.

Pessimisme et retour au Passé; jouissance du moment présent; élan vers l'Avenir. Trois attitudes fondamentales, je disais bien, en face de la Vie. Et par suite, inévitablement, voilà qui nous replace au coeur même de notre sujet - trois formes opposées de bonheur en présence.

a) Bonheur de tranquillité, d'abord. Pas d'ennuis, pas de risques, pas d'efforts. Diminuons les contacts restreignons nos besoins - baissons nos lumières - durcissons notre épiderme - rentrons dans notre coquille.
- L'homme heureux est celui qui pensera, sentira et désirera le moins.

b) Bonheur de plaisir, ensuite, - plaisir immobile, ou, mieux encore, plaisir incessamment renouvelé. Le but de la vie n'est pas d'agir et de créer, mais de profiter. Donc, moindre effort encore, ou juste l'effort nécessaire pour changer de coupe et de liqueur. S'étaler le plus possible, comme la feuille aux rayons du soleil varier à chaque instant sa position pour mieux sentir: voilà la recette du bonheur. - L'homme heureux est celui qui saura savourer le plus complètement l'instant qu'il tient entre les mains.

c) Bonheur de croissance, enfin. De ce troisième point de vue, le bonheur n'existe pas ni ne vaut par lui même, comme un objet que nous puissions poursuivre et saisir en soi; mais il n'est que le signe, l'effet, et comme la récompense de l'action convenablement dirigée. « Un sous-produit de l'effort », dit quelque part A . Huxley. Ce n'est donc pas assez, comme le suggère l'hédonisme moderne, de se renouveler n'importe comment pour être heureux. Nul changement ne béatifie, à moins qu'il ne s'opère en montant. - L'homme heureux est donc celui qui, sans chercher directement le bonheur, trouve inévitablement la joie, par surcroît, dans l'acte de parvenir à la plénitude et au bout de lui-même, en avant.
Bonheur de tranquillité, bonheur de plaisir, bonheur de développement.

Entre ces trois lignes de marche la Vie, au niveau de l'Homme, hésite et divise son courant, sous nos yeux.

Pour motiver notre choix, n'y aurait-il vraiment, comme on le répète, qu'une préférence individuelle de goût et de tempérament ?

Ou bien pouvons-nous trouver quelque part une raison, indiscutable parce que objective, de décider qu'une des trois voies est absolument la meilleure, et par conséquent la seule qui puisse authentiquement nous béatifier?


B. La réponse des faits

1. Solution générale : vers la plus grande Conscience

Je suis absolument convaincu, pour ma part, qu'un tel critère, indiscutable et objectif, existe - non point mystérieux et caché, mais étalé à tous les yeux; et je tiens que, pour l'apercevoir, il nous suffit de regarder autour de nous la Nature, à la lumière des dernières conquêtes de la Physique et de la Biologie - c'est-à-dire à la lumière de nos idées nouvelles sur le grand phénomène de l'Évolution.
Personne, vous le savez, n'en doute plus sérieusement aujourd'hui. L'Univers n'est pas fixe « ontologiquement » - mais il se meut, depuis toujours, dans le tréfonds de sa masse entière, suivant deux grands courants contraires: l'un entraînant la Matière vers des états de désagrégation extrême; l'autre aboutissant à l'édification d'unités organiques dont les types supérieurs, astronomiquement complexes, forment ce que nous appelons « le monde vivant ».

Ceci posé, considérons plus particulièrement le deuxième de ces courants, c'est-à-dire celui de la Vie, auquel nous appartenons. Pendant un bon siècle les savants, tout en admettant la réalité d'une Évolution biologique, ont discuté pour savoir si le mouvement qui nous emporte n'est qu'une sorte de tourbillonnement circulaire fermé, ou bien s'il correspond à une dérive définie, menant la fraction animée du Monde vers quelque état supérieur déterminé Or aujourd'hui c'est la deuxième de ces hypothèses qui, de l'avis presque unanime, semble décidément correspondre à la réalité. La Vie ne se complique pas sans lois, et comme au hasard. Mais, prise aussi bien dans son ensemble que dans le détail des êtres organisés, elle progresse méthodiquement, irréversiblement, vers des états de conscience de plus en plus élevés. En sorte que l'apparition finale, et toute récente, de l'Homme sur la Terre, n'est que le résultat, régulier et logique, d'un processus ébauché dès les origines de notre planète.

Historiquement la Vie (c'est-à-dire en fait l'Univers lui-même, pris dans sa portion la plus active) est une montée de Conscience. - N'apercevez-vous pas immédiatement la conséquence directe de cette proposition sur notre attitude et notre conduite intérieures ?

Nous dissertons à perte de vue, disais-je il y a un instant, sur la meilleure attitude à prendre en face de nos vies. Mais, ce faisant, ne ressemblons-nous pas à un voyageur qui, emporté par un train rapide entre Paris et Marseille, se demanderait encore si c'est vers le Nord ou vers le Sud qu'il vaut mieux pour lui aller? Nous discutons: mais à quoi bon, puisque la décision a déjà été prise en dehors de nous, et que nous sommes embarqués. Depuis plus de 400 millions d'années sur notre Terre (il serait plus exact de dire: depuis toujours, dans l'Univers) l'immense masse d'êtres dont nous faisons partie s'élève, tenacement, inlassablement, vers plus de liberté, plus de sensibilité, plus de vision intérieure et nous nous demandons encore où il faut aller?...

En vérité, à la lumière des grandes lois cosmiques, l'ombre des faux problèmes s'évanouit. Sous peine de contradiction physique (Cest-à-dire sous peine de nier tout ce que nous sommes et tout ce qui nous a faits) nous ne pouvons qu'adopter, chacun pour nous, le choix primordial impliqué dans le Monde dont nous sommes les éléments réfléchis. Reculer pour moins être, s'arrêter pour jouir: ces deux gestes par lesquels nous chercherions à naviguer à contre-courant du flot universel apparaissent comme d'absurdes impossibilités.

Ainsi, à gauche et à droite, les routes se ferment et seule reste ouverte l'issue en avant.

Scientifiquement et objectivement, l'unique réponse faisable aux appels de la Vie est la marche du progrès.

Et, par suite, scientifiquement et objectivement aussi, le seul vrai bonheur est ce que nous avons appelé le bonheur de croissance ou de mouvement.

Comme et avec le Monde, voulons-nous donc être heureux? Laissons les fatigués et les pessimistes glisser en arrière. Laissons les jouisseurs s'allonger bourgeoisement sur la pente. Et joignons-nous sans hésiter au groupe de ceux qui veulent risquer l'ascension jusqu'au dernier sommet. En avant!...

Mais ce n'est pas tout d'avoir opté pour l'ascension. Reste encore à ne pas se tromper de sentier. C'est très bien de se lever pour partir. Mais, pour gagner la cime avec allégresse, quel est le bon chemin ?

Ici encore, de manière à rester sur un terrain solide, observons les démarches de la Nature, - interrogeons les sciences de la Vie.

2. Solution détaillée : les trois temps de la personnalisation

Dans le Monde, disais-je, la vie s'élève vers toujours plus de conscience pour toujours plus de complexité, comme si la complication grandissante des organismes avait pour effet d'approfondir le centre de leur être.

Or, comment s'opère-t-elle, en fait et dans le détail, cette marche à la plus haute unité ?
Pour plus de clarté et de simplicité, limitons-nous au cas de l'Homme - l'Homme, le plus élevé psychiquement, et pour nous, le mieux connu aussi de tous les vivants.

Trois phases, trois pas, trois mouvements successifs et conjugués sont reconnaissables, à l'examen, dans le processus de notre unification intérieure, c'est-à-dire de notre personnalisation. Pour être pleinement soi et vivant, l'Homme doit: 1. se centrer sur soi; 2. se décentrer sur « l'autre » 3. se sur centrer sur un plus grand que soi.


Définissons et expliquons l'un après l'autre ces trois mouvements en avant, auxquels (puisque le bonheur, nous l'avons décidé, est un effet de croissance) doivent nécessairement correspondre trois formes de béatification.

1. Centration, d'abord. - Non seulement physiquement, mais intellectuellement et moralement, l'homme n'est Homme qu'à condition de se cultiver. Et non pas seulement jusqu'à l'âge de vingt ans!... Pour être pleinement nous-mêmes, nous devons donc travailler toute notre vie durant à nous organiser, c'est-à-dire à porter toujours plus d'ordre, plus d'unité dans nos idées, nos sentiments, notre conduite. Tout le programme, ici, tout l'intérêt (mais aussi tout l'effort!) de la vie intérieure, avec sa dérive inévitable vers des objets de plus en plus spirituels, de plus en plus élevés... Chacun de nous, au cours de cette première phase, nous avons à reprendre et à répéter, pour notre compte personnel, le labeur général de la Vie. Être, c'est d'abord se faire et se trouver.

2. Décentration, ensuite. La tentation ou illusion élémentaire qui guette, dès sa naissance, le centre réfléchi que nous abritons chacun au fond de nous serait de s'imaginer que pour grandir il lui est bon de s'isoler sur soi, et de poursuivre égoïstement, en soi seul, le travail original de son achèvement: se couper des autres, ou tout ramener à soi. Or il n'y a pas qu'un seul homme sur la Terre. Il y en a, au contraire, et il ne peut y en avoir qu'une myriade en même temps. Ce fait est d'une évidence banale. Et cependant replacé dans les perspectives générales de la Physique, il prend une importance capitale, - car il signifie tout bonnement que, si individualisés par nature que soient les êtres pensants, chaque homme ne représente encore qu'un atome, ou, si vous préférez, une très grosse molécule avec toutes les autres semblables, un système corpusculaire défini, auquel il ne peut échapper. Physiquement, biologiquement, l'Homme, comme tout ce qui existe dans la Nature, est essentiellement plural. Il correspond à un « phénomène de masse ». Ceci veut dire, en première approximation, que nous ne pouvons progresser jusqu'au bout de nous mêmes sans sortir de nous-mêmes en nous unissant aux autres, de façon à développer par cette union un surcroît de conscience - conformément à la grande Loi de Complexité. - De là les urgences, de là le sens profond de l'amour qui, sous toutes ses formes, nous pousse à associer notre centre individuel avec d'autres centres choisis et privilégiés, l'amour, dont la fonction et le charme essentiels sont de nous compléter.

3. Sur-centration, enfin. - Et ceci, bien que moins évident, est absolument nécessaire à comprendre.
Pour être pleinement nous-mêmes, disais-je, nous nous trouvons forcés d'élargir la base de notre être, c'est-à-dire, de nous adjoindre « de l'Autre ». Or, une fois amorcé un petit nombre d'affections privilégiées, ce mouvement d'expansion ne s'arrête plus: mais il nous aspire insensiblement, de proche en proche, sur des cercles de rayon toujours plus grand. Voilà ce qui est particulièrement manifeste dans le Monde d'aujourd'hui. - Depuis toujours, sans doute, l'Homme a été vaguement conscient d'appartenir à une seule grande Humanité. Ce n'est toutefois que pour nos générations modernes que ce sens social confus commence à prendre sa réelle et complète signification. Au cours des dix derniers millénaires (période durant laquelle la civilisation s'est brusquement accélérée) les hommes se sont abandonnés sans beaucoup réfléchir aux forces multiples, plus profondes que toute guerre, qui peu à peu les rapprochaient entre eux. Or, en ce moment, nos yeux se dessillent; et nous commençons à apercevoir deux choses. La première, c'est que, dans le moule étroit et inextensible représenté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d'une population et sous l'action de liaisons économiques qui ne cessent de se multiplier, nous ne formons déjà plus qu'un seul corps. Et la seconde c'est que, dans ce corps lui-même, par suite de l'établissement graduel d'un système uniforme et universel d'industrie et de science, nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules d'un même cerveau. Qu'est-ce à dire sinon que, la transformation poursuivant sa ligne naturelle, nous pouvons prévoir le moment où les hommes sauront ce que c'est, comme par un seul coeur, de désirer, d'espérer, d'aimer tous ensemble la même chose en même temps...

L'Humanité de demain, - quelque « super-Humanité » beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre, sort des limbes de l'avenir, elle prend figure sous nos yeux. Et simultanément (je vais y revenir) le sentiment s'éveille au fond de nous-mêmes que, pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d'associer notre existence avec une dizaine d'autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, - mais qu'il nous faut faire bloc avec toutes à la fois.

Que conclure de ce double phénomène, externe et interne, sinon ceci ce que la Vie nous demande, en fin de compte, de faire pour être, c'est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée dont nous ne sommes, cosmiquement, que les parcelles conscientes. Un centre d'ordre supérieur nous attend, déjà il apparaît - non plus seulement à côté, mais au delà et au-dessus de nous-mêmes.

Non plus seulement se développer soi-même, donc, ni même seulement se donner à un autre égal à soi mais encore soumettre et ramener sa vie à un plus grand que soi.

Autrement dit, être d'abord. Aimer, ensuite. Et, finalement, adorer.

Telles sont les phases naturelles de notre personnalisation.

Trois degrés enchaînés, vous le voyez, dans le mouvement ascensionnel de la Vie; et par conséquent, aussi, trois degrés superposés de bonheur, - si le bonheur est bien, comme nous l'avons reconnu, indissolublement associé au geste de monter.

Bonheur de grandir, - bonheur d'aimer, - et bonheur d'adorer.

Voilà en dernière analyse, la triple béatitude que la théorie nous permet de prévoir en partant des lois de la Vie.

Or quel est, sur ce point, le verdict de l'expérience?

Essayons un peu de vérifier sur les faits, par des mesures directes, la justesse de nos déductions.

Bonheur de grandir au fond de soi, - en forces, en sensibilité, en possession de soi-même. Bonheur, aussi de se rejoindre les uns les autres, entre corps et âmes faits pour se compléter et pour s'unir.

Sur la pureté et l'intensité de ces deux premières formes de joie, inutile d'insister. Tout le monde, au fond, est d'accord pour les célébrer.

Mais bonheur de s'immerger et de se perdre, dans l'avenir, en un plus grand que soi... Ne sommes-nous pas ici en pleine spéculation ou en plein rêve ? - Se réjouir de ce qui nous dépasse, et de ce que nous ne pouvons encore ni voir ni toucher.. Qui donc, à part quelques illuminés, se soucie de pareille chose, dans le monde positiviste et matérialiste où nous sommes plongés!

Qui donc s'en soucie ?

Mais rendez-vous seulement compte un peu de ce qui se passe autour de nous!

Il y a quelques mois, au cours d'une réunion semblable je vous décrivais le cas des deux Curie, - cet homme et cette femme dont le bonheur a été de se lancer dans une aventure, la découverte du Radium, où ils avaient conscience que perdre leur vie était la gagner. Eh bien, soit plus modestement, soit avec des modalités différentes, combien d'autres hommes, hier et aujourd'hui, n'ont-ils pas été saisis ou ne sont-ils pas encore possédés, jusqu'à en mourir, par le Démon de la Recherche ? Essayez de compter.

Ceux de l'Arctique et de l'Antarctique : Nansen, André, Shackleton, Charcot, et tant d'autres.

Ceux de la haute montagne: les grimpeurs de l'Everest.

Ceux des laboratoires dangereux: tués par les rayons ou les substances qu'ils maniaient, - morts d'une piqûre atomique...

Ceux de la conquête de l'air: une légion...

Ceux de la conquête de l'Homme par l'Homme: tous ceux qui risquent ou ont effectivement donné leur vie pour une idée.

Faites approximativement le compte, je répète. Et, ceci fait, prenez, si elles existent, les notes ou les lettres laissées par ces hommes, depuis les plus notables d'entre eux (ceux dont on parle), jusqu'aux plus humbles (les anonymes) tels ces pilotes postaux qui, il y a vingt-cinq ans, frayaient à travers l'Amérique, quitte à se tuer l'un après l'autre, une voie aérienne à la pensée et aux affections humaines. Que lisez-vous dans ces confidences? La joie, une joie supérieure et profonde, - une joie puissante : la joie explosive d'une vie qui a enfin trouvé pour s'épandre un espace interminable.

Joie de l'Interminable, -je dis bien.

Ce qui mine et empoisonne généralement notre bonheur, c'est de sentir si proche le fond et la fin de tout ce qui nous attire : souffrance des séparations et de l'usure, - angoisse du temps qui passe, - terreur devant la fragilité des biens possédés, -déception de parvenir si vite au bout de ce que nous sommes et de ce que nous aimons...

Pour qui a découvert, dans un Idéal ou une Cause, le secret de collaborer et de s'identifier, de proche ou de loin, avec l'Univers en progrès, toutes ces ombres s'évanouissent. Refluant, pour les dilater, et les consolider, nullement pour les diminuer ou les détruire, sur la joie d'être et sur la joie d'aimer (Curie, Termier ont été d'admirables amis, pères et époux) la joie d'adorer comporte et apporte, dans sa plénitude, une merveilleuse paix. L'objet qui la nourrit est inépuisable, puisqu'il se confond, de proche en proche, avec la consommation même du Monde autour de nous. Il échappe, par le fait même, à toute menace de mort et de corruption. Enfin, d'une manière ou d'une autre, il est sans cesse à notre portée, puisque la meilleure façon que nous ayons de l'atteindre est simplement de faire du mieux possible, chacun à notre place, ce que nous pouvons.

La joie de l'élément devenu conscient du Tout qu'il sert et en lequel il s'achève, - la joie puisée par l'atome réfléchi dans le sentiment de son rôle et de sa complétion au sein de l'Univers qui le porte: telle est, en droit et en fait, la forme la plus haute et la plus progressive de bonheur qu'il me soit possible de vous proposer, et de vous souhaiter.


II. Les Règles fondamentales du Bonheur

Laissons maintenant la théorie pure, et abordons ses applications à nos vies individuelles.
- Le vrai bonheur, venons-nous de préciser, est un bonheur de croissance, - et comme tel il nous attend dans une direction marquée:


a) par l'unification de nous-mêmes au coeur de nous mêmes;

b) par l'union de notre être avec d'autres êtres, nos égaux;

c) par la subordination de notre vie à une vie plus grande que la nôtre.

Que résulte-t-il de ces définitions pour notre conduite de chaque jour? Comment devons-nous agir pratiquement pour être heureux ?
Ici, bien entendu, il ne m'est possible d'indiquer que des directions extrêmement générales à votre curiosité et à votre bonne volonté. Car c'est ici qu'apparaissent, légitimement, les multiples questions de goûts, de chances et de tempérament. La Vie ne s'établit elle ne progresse par nature et structure, que grâce à l'immense variété de ses léments. Chacun de nous voit et aborde le Monde sous un angle particulier, avec une réserve et des nuances de vitalité incommunicables (diversité complémentaire qui fonde, soit dit en passant, la valeur biologique de « la personnalité »). Chacun de nous, dès lors, est seul à pouvoir découvrir en dernière analyse, pour soi, l'attitude, le geste inimitable qui le feront cohérent au maximum, c'est-à-dire en état de paix béatifiante, avec l'Univers en marche autour de lui.

Ces réserves faites, il reste que l'on peut, en agrément avec les perspectives ci-dessus développées, formuler les trois règles de bonheur que voici.


1. Pour être heureux, premièrement, il faut réagir contre la tendance au moindre effort qui nous porte, ou bien à rester sur place, ou bien à chercher de préférence dans l'agitation extérieure le renouvellement de nos vies. Dans les riches et tangibles réalités matérielles qui nous entourent il faut sans doute que nous poussions des racines profondes. Mais c'est dans le travail de notre perfection intérieure, - intellectuelle, artistique, morale -, que pour finir le bonheur nous attend. La chose la plus importante dans la vie, disait Nansen, c'est de se trouver soi-même. L'esprit laborieusement construit à travers et au-delà de la matière. - Centration.

2. Pour être heureux, deuxièmement, il faut réagir contre l'égoïsme qui nous pousse, ou bien à nous fermer en nous-mêmes, ou bien à réduire les autres sous notre domination. Il y a une façon d'aimer, - mauvaise, stérile -, par laquelle nous cherchons à posséder, au lieu de nous donner. Et c'est ici que reparaît, dans le cas du couple ou du groupe, la loi du plus grand effort qui déjà réglait la course intérieure de notre développement. Le seul amour vraiment béatifiant est celui qui s'exprime par un progrès spirituel réalisé en commun. - Décentration.

3. Et pour être heureux, - tout à fait heureux, troisièmement - il nous faut, d'une manière ou de l'autre, directement ou à la faveur d'intermédiaires graduellement élargis (une recherche, une entreprise, une idée, une cause ... ) transporter l'intérêt final de nos existences dans la marche et le succès du Monde autour de nous. Comme les Curie, comme Termier, comme Nansen, comme les premiers aviateurs, comme tous les pionniers dont je vous parlais plus haut, il faut, pour atteindre la zone des grandes joies stables, que nous transférions le pôle de notre existence dans le plus grand que nous. Ce qui ne suppose pas, rassurez-vous, que nous devions pour être heureux faire des actions remarquables, extraordinaires, mais seulement, ce qui est à la portée de tous, que, devenus conscients de notre Solidarité vivante avec une grande Chose, nous fassions grandement la moindre des choses. Ajouter un seul point, si petit soit-il, à la magnifique broderie de la Vie; discerner l'Immense qui se fait et qui nous attire au coeur et au terme de nos activités infimes; le discerner et y adhérer: - tel est, au bout du compte, le grand secret du bonheur. « C'est dans une profonde et instinctive union avec le courant total de la Vie que gît la plus grande de toutes les joies », reconnaît Bertrand Russell lui-même, un des esprits les plus aigus et les moins spiritualistes de la moderne Angleterre. - Surcentration.
Or, parvenu en ce point qui est le fin mot de ce que je puis vous dire, laissez-moi placer en terminant une remarque que je vous dois et que je me dois, pour être absolument vrai.

Je lisais dernièrement un curieux livre (Wells, Anatomy of Frustration) où le romancier et philosophe anglais Wells expose les vues originales laissées par un Américain, biologiste et homme d'affaires, William Burrough Steele, précisément sur la question que nous avons discutée ce soir, celle du bonheur humain. Avec beaucoup de raison et de force, Steele cherche à établir (juste comme je l'ai fait ici) que, le bonheur n'étant pas séparable de quelque idée d'immortalité, l'homme ne peut être pleinement heureux que s'il immerge ses intérêts et ses espoirs dans ceux du Monde, et plus particulièrement dans ceux de l'Humanité. Et cependant, ajoute-t-il, cette solution, telle quelle, demeure encore incomplète. Car enfin, pour arriver à se donner à fond, il faut pouvoir aimer.

Or comment aimer une réalité collective, impersonnelle, - monstrueuse, à certains égards - telle que le Monde ou même l'Humanité!...

L'objection que Steele trouve au fond de son coeur et à laquelle il ne répond pas, est terriblement, cruellement, juste. Je ne serais donc ni complet, ni sincère si je ne vous faisais observer que le mouvement indéniable qui porte sous nos yeux la masse humaine à se mettre au service du Progrès n'est pas « self-suffisant »; mais que cet élan terrestre, auquel je vous convie, demande, pour se soutenir, de se syntoniser et de se synthétiser avec l'élan chrétien.

Autour de nous, la mystique de la Recherche, les mystiques sociales, se lancent avec une foi admirable à la conquête de l'avenir. Mais aucun sommet précis, et, ce qui est plus grave, aucun objet aimable ne se présentent à leur adoration. Et voilà pourquoi, au fond, l'enthousiasme et les dévouements qu'elles suscitent sont durs, secs, froids, tristes, c'est-à-dire inquiétants pour qui les observe, et finalement, pour ceux qui s'y élèvent, incomplètement béatifiants.

Or, à côté, et jusqu'ici en marge, de ces mystiques humaines, la mystique chrétienne ne cesse pas, depuis deux mille ans, de pousser toujours plus loin (sans que beaucoup s'en doutent) ses perspectives d'un Dieu personnel, non seulement créateur, mais animateur et totalisateur d'un Univers qu'Il ramène à soi par le jeu de toutes les forces que nous groupons sous le nom d'Évolution. Sous l'effort persistant de la pensée chrétienne, l'énormité angoissante du Monde converge peu à peu vers le haut jusqu'à se transfigurer en un foyer d'énergie aimante!...

Comment ne pas voir, je vous le demande, que ces deux courants puissants, entre lesquels se divise présentement l'impact des énergies religieuses humaines, celui du Progrès humain, et celui de la grande charité, ne demandent qu'à se combiner et à se compléter ?

Imaginons, d'une part, que le jaillissement juvénile des aspirations humaines, prodigieusement accru par nos conceptions nouvelles du Temps, de l'Espace, de la Matière et de la Vie, passe dans la sève chrétienne pour l'enrichir et la stimuler. Et imaginons en même temps, d'autre part, que la figure si moderne d'un Christ universel, tel que l'élabore en ce moment même la conscience chrétienne, vienne se placer, apparaisse, rayonne au sommet de nos rêves de Progrès, de manière à les préciser, à les humaniser, à les personnaliser. Ne serait-ce pas là une réponse, la réponse complète aux difficultés devant lesquelles se débat notre action?

Faute de l'infusion d'un sang matériel nouveau, le spiritualisme chrétien risque de se débiliter et de se perdre dans les nuages. Et faute de l'infusion de quelque principe d'amour universel, bien plus sûrement encore, le sens humain du Progrès menace de se détourner avec horreur de l'effrayante machine. cosmique où il se découvre engagé.

Joignons le corps à la tête, - la base au sommet; et, brusquement, c'est une plénitude qui jaillit.

En vérité, la solution complète au problème du bonheur, je la vois dans la direction d'un Humanisme chrétien, ou, si vous préférez, dans celle d'un Christianisme super-humain, au sein duquel chaque homme comprendra un jour qu'il lui est possible, à tout moment et en toute situation, non seulement de servir (ce qui n'est pas assez) mais de chérir en toutes choses (les plus douces et les plus belles, comme les plus austères et les plus banales) un Univers chargé d'amour dans son Évolution.




TROIS DISCOURS DE MARIAGE

Mariage d'Odette Bacot et de Jean Teilhard d’Eyry

Mademoiselle, Mon cher Jean,

En vous voyant ici tous les deux, réunis pour toujours, je ne puis m'empêcher (vieille habitude professionnelle) de jeter un regard vers l'arrière sur les deux chemins, vos deux chemins, qui, après avoir paru longtemps si indépendants l'un de l'autre, viennent soudain de converger, et vont dans un instant se confondre ici. Et vous ne vous étonnerez pas que, en face d'une rencontre si inattendue, et pourtant si longuement préparée, je m'émerveille et me réjouisse comme devant un beau succès de la vie.
Ta route à toi, Jean, elle a commencé bien loin d'ici, sous les lourdes nuées des tropiques, parmi les rizières plates que ferme la silhouette bleue du cap Saint Jacques. Il ne fallait pas moins que ce mélange vigoureux de froide Auvergne et d'Extrême-Orient pour prolonger dignement en toi une mère hardie et voyageuse, et aussi ce légendaire « oncle Georges » dont, tout enfant, je contemplais admirativement, de loin en loin, la figure, près de l'aïeule aux cheveux déjà blancs, dans le salon un peu sombre, et à demi chinois, de la rue Savaron.

Par tradition et par naissance, tu es d'Asie. Et voilà pourquoi, périodiquement, tu es revenu près d'elle pour la respirer.

Mais que sont ces voyages du coeur et de l'esprit? Seul tu pourrais le lever, le plan des étapes et des détours par où a dû passer ton être avant qu'apparût, enfin, l'homme que tu es aujourd'hui. En famille, à l'École, partout, que d'influences, que de rencontres, que d'attraits, que de choix!... À quel réseau de fibres Ténues ne sont donc pas suspendues nos vies...

Enfin, à travers le labyrinthe mouvant des puissances du dehors et du dedans, te voici parvenu à découvrir ton âme. En ce lieu intérieur (bien plus qu'extérieur) où t'a porté la vie, ne vas-tu pas te trouver seul, et comme égaré? Sur les chemins de pierre et de terre, les Hommes se pressent et se coudoient. Au sein des airs, leurs ailes arrivent encore à se frôler. Mais dans le domaine mille fois plus vaste et compliqué de l'esprit, chacun de nous, plus il est humain (et donc unique), n'est-il pas condamné, par sa réussite même, à errer, Indéfiniment perdu? Tu pouvais craindre, Jean, que, là où tant de chances avaient poussé ta barque, nulle autre barque, par une chance plus grande encore, ne se rencontrerait.

C'est alors, Mademoiselle, que, comme dans les contes de fées, là précisément dans cette région des âmes où il semblait impossible que deux êtres se retrouvent, vous êtes tout naturellement apparue. Parmi quelques milliers d'humains, la rencontre de deux regards est une coïncidence qui a déjà son prix. Mais que dire de la rencontre de deux esprits!

Pendant que tu accomplissais, Jean, le long périple où mûrissait en toi ce fond essentiel de tout vivant qui est son pouvoir d'aimer, vous, Mademoiselle suivant une courbe différente, mais par une approche merveilleusement rythmée, vous franchissiez l'un après l'autre, les cycles dont nous voyons l'aboutissement ici, aujourd'hui.

Par votre famille, vous aussi, vous fleurissiez sur une souche enracinée dans une vieille province de France la Touraine au lieu de l'Auvergne - quelque chose de plus souriant et de plus doux, avec, pour finir, cet achèvement irremplaçable que donne l'atmosphère de Paris. Vous aussi, vous appreniez, dès l'enfance, à révérer la grande École, et la science technique des plus belles armes. Vous aussi vous trouviez, près d'une mère exceptionnelle, dans un cercle de trois enfants où ne manquait même pas une Jacqueline, l'éducation largement ouverte et solidement chrétienne qui vous a si merveilleusement et harmonieusement épanouie. Et c'est ainsi (étonnante symétrie des destinées!) que vous montiez graduellement, sans vous en douter, à la rencontre de celui qui, sans le savoir davantage, se rapprochait de vous.

J'ai parlé, tout à l'heure, de contes de fées. Quelle est la fée qui, sans briser jamais son fil, a tissé, isolément, de manière à les faire se rejoindre si parfaitement aujourd'hui, le double réseau de vos vies ?

Serait-ce le hasard seulement qui, à l'aveugle, opérait ce prodige ? Devons-nous vraiment nous résigner à croire que le prix des plus belles choses, autour de nous, tient simplement à ce qu'il y a d'imprévu, de rare, et donc de fragile, dans la confluence des éléments dont elles nous paraissent issues ?

Il est vrai : le Monde, à certains jours, ressemble à un Immense chaos. Sa confusion est grande, - si grande qu'à nous regarder nous-mêmes, il nous arrive d'être pris de vertige devant notre existence même. Parmi tant de chances adverses, n'est-il pas invraisemblable de nous trouver réunis et vivants - seuls, ou bien plus encore deux réunis ? Nous nous demandons, alors, si la vraie sagesse ne consisterait pas à tenir et à épuiser immédiatement la chance offerte tant qu'elle dure. Ne serait-ce pas folie de risquer plus loin sur l'avenir, et de nous efforcer vers une vie plus improbable, puisque plus haute encore ?

Chaque jour de mon existence depuis des années, Jean, j'ai vécu par nécessité de travail en face de l'invraisemblance des succès de la vie. Et voici que c'est elle, une fois de plus, cette invraisemblance, qui, dans le spectacle de votre bonheur à tous les deux, se présente à mes yeux.

Eh bien, puisque tu m'as demandé de te parler aujourd'hui, laisse-moi te dire quelle est, après une longue confrontation avec la splendide réalité du monde, ma conviction la plus chère et la plus profonde. J'ai d'abord été impressionné, comme chacun, par l'espèce de priorité que détiennent, dans les événements, l'Inférieur et le Passé. Et puis, sous peine de ne plus rien comprendre en moi ni autour de moi, il m'a bien fallu, renversant la perspective, accorder toute suréminence à l'Avenir et au Plus Grand.

Non, je le crois, ce qui fait la consistance de l'Univers autour de nous, ce n'est pas l'apparente solidité des matériaux éphémères dont se construisent les corps. Mais c'est la flamme d'organisation qui, depuis l'origine, traverse le monde et s'y propage. De tout son poids, le monde porte sur un centre placé en avant de lui. Loin d'être fragiles et accidentelles, ce sont les âmes, les alliances d'âmes, les puissances d'âmes, qui seules progressent infailliblement, et seules doivent durer. Ce qui est impondérable, au Monde, est plus que ce que nous y touchons. Ce qui rayonne des êtres est meilleur que leurs caresses. Ce qui n'est pas encore arrivé est plus précieux que ce qui est déjà né. Voilà pourquoi, la parole que je veux te dire, - que je veux vous dire, - en ce moment, la voici : « Si vous voulez, tous les deux, correspondre à l'appel, (disons mieux: à la grâce) que la Vie animée par Dieu vous fait aujourd'hui, appuyez-vous, sans doute, sans hésiter, sur la matière tangible, prenez sur elle un indispensable appui; mais, à travers elle, par-dessus elle croyez à l'intangible appui. »

Croyez à l'esprit en arrière de vous, c'est-à-dire à la longue suite d'unions pareilles à la vôtre, qui ont accumulé, d'âge en âge, pour vous le passer, un trésor de santé, de sagesse et de liberté. Ce trésor est remis aujourd'hui entre vos mains. Souvenez-vous que vous en portez, devant Dieu et l'Univers, la responsabilité.

Croyez, par suite, à l'esprit en avant de vous. La création ne s'arrête jamais. La vie veut se prolonger à travers vous deux. Que votre union, donc, ne soit pas un Embrassement fermé; mais qu'elle se réalise dans le pote, mille fois plus unissant que tout repos, de l'effort Vers un même but, toujours plus grand, passionnément aimé.

Croyez dès lors, (et ce mot résume tous les autres), à l'esprit entre vous. L'un à l'autre, vous êtes offerts Comme un champ indéfini de compréhension, d'enrichissement, de sensibilisation réciproques. C'est donc pu une pénétration et un échange constant des pensées, des affections, des rêves, de la prière, que vous vous rencontrerez surtout. Là seulement, vous le savez, dans l'esprit à travers la chair, n'existent ni satiété, ni déceptions, ni limites. Là seulement, pour votre amour, est l'air libre, la grande issue.

Cet Esprit, auquel je vous convie, ne le sentez-vous pas, en ce moment, concentré sur vous, tendu autour de vous ?

Affections jointes de tant de parents et amis rassemblés, désirs si chauds et si purs apportés, par quelque milieu subtil, d'Auvergne, de Touraine ou de Poitou, et aussi de la Côte d'Argent; bénédictions envoyées par ceux que nous ne voyons plus; par-dessus tout, immense tendresse de Celui qui voit se nouer, en votre couple, un précieux chaînon de plus dans sa grande oeuvre d'Union créatrice.

Certes, bien plus que la pompe extérieure, matérielle, qui vous fête et vous entoure, les forces accumulées d'une bienveillance invisible remplissent cette église.

Que cette ardeur spirituelle descende sur votre amour naissant, et le garde pour la vie éternelle. Ainsi soit-il.

14 juin 1928.



Mariage de M. et Mme de la Goublaye de Ménorval


Mademoiselle, Monsieur,

En cet instant où viennent, dans cette chapelle, se joindre vos deux vies, je ne vois rien de plus approprié, ni de plus précieux à vous offrir qu'un éloge de l'Unité.
Unité: expression abstraite, peut-être, où se complaisent les philosophes; mais qualité bien concrète, surtout, dont nous rêvons tous de parer nos oeuvres et le monde autour de nous. Sur la dispersion apparente des éléments matériels, sur les capricieux mouvements de la Nature, sur l'irrégularité des couleurs et des sons, sur l'agitation des masses humaines, sur l'indiscipline et les fluctuations de nos aspirations et de nos pensées, que cherchons-nous, par les meilleurs de nos actes, sinon à faire régner toujours un peu plus d'unité. - Science, Art, Politique, Morale, Pensée, Mystique: autant de formes diverses d'un même effort d'harmonisation où s'exprime, à travers nos opérations humaines, la destinée et comme l'essence de l'univers. Bonheur, pouvoir, richesse, sagesse, sainteté : autant de synonymes d'une victoire sur la multitude. - Au fond de tout être la création rêve du Principe qui organisera un jour ses trésors dispersés. Dieu est unité.

Or par quel geste poursuivre et atteindre cette divine Unité ?

Serait-ce par hasard en nous érigeant chacun au coeur de notre petit monde, en centre exclusif de domination et de jouissance ? Notre bonheur consiste-t-il à ramener le plus possible tout le reste à nous-mêmes ? Serons nous heureux à la condition de devenir nous-mêmes, à chacun, notre petit Dieu ?

Votre double présence en ce lieu, Mademoiselle, Monsieur, prouve combien a passé loin de vous cette Illusion de l'égoïsme. La concentration fermée de l'élément sur lui-même (un des plus pernicieux mirages rencontrés par la Vie en s'éveillant à l'intelligence) ne vous a pas séduits. En chacun de nous, vous l'avez compris, l'être n'a pas son pÔle définitif : mais il représente une particule destinée à de plus hautes synthèses. Non pas l'unité d'isolement, nous dit votre exemple, - mais l'unité d'union.

Vous avez opté pour l'unité d'union. Et vous avez bien choisi. Mais comment précisément peut-elle atteindre sa perfection en vous deux, cette unité supérieure promise aux éléments qui se poursuivent au sein d'un principe commun qui les rassemble? Comment serez-vous vraiment plus un en étant deux ? - C'est ici que venant au point précis que voudrait exposer ce bref discours, je répondrai : « En ne ralentissant jamais l'effort de devenir davantage vous-mêmes en vous donnant. »

L'union peut, à cause de la plénitude qu'elle apporte, prendre les apparences d'un terme et d'un repos. En réalité, rien plus qu'elle ne participe à la nature incessamment progressive de la vie. - Afin de pouvoir se prendre, il faut d'abord que les éléments préparent longuement en eux-mêmes les valeurs complémentaires qui se peuvent associer. Et, lorsqu'ils se sont enfin rencontrés, ils ne peuvent encore s'atteindre qu'en se portant toujours plus loin sur la ligne propre de leur achèvement. - La véritable union différencie dans la mesure même où elle rapproche. Elle est une incessante découverte et une continuelle conquête.

J'aime à trouver, Mademoiselle, Monsieur, dans ces formules un peu pesantes, l'explication de votre passé, et les promesses réservées à votre avenir.

Votre passé...

En vous regardant, Mademoiselle, dans ce décor de fête, il se pourrait que nous, vos amis, qui vous avons vue si souvent penchée sur les roches et sur les cartes, nous qui vous avons suivie par la pensée dans des expéditions dangereuses et lointaines, nous ayons le vague sentiment que votre vie a bifurqué, et que vous êtes devenue une autre femme. « À quoi bon avoir conquis ceci pour choisir finalement cela?... » « À quoi bon ceci ? faut-il nous répondre mais justement à préparer cela. » - Ah! ne regrettez jamais, Mademoiselle (si par Impossible vous en étiez tentée), ne regrettez jamais les longues heures de laboratoire, la lente rédaction des gros mémoires, les dures traversées de la brousse malgache. Au cours de ces aventures de l'esprit et du corps, ne développiez-vous pas précisément en vous la parfaite compagne de celui qui, lui aussi, n'est-il pas vrai, Monsieur, appartient à la race des travailleurs et des explorateurs de la terre ? Il avait fallu, Mademoiselle, des millions d'années à la Vie pour former, sous l'action créatrice, le coeur et l'intelligence que votre mère vous a transmis. Il fallait encore tout ce labeur et tous ces risques de votre première jeunesse pour achever en vous un être capable de se donner.

Et maintenant, disais-je, la même loi qui voulait que vous vous prépariez l'un et l'autre, isolément, pour l'union, attend encore que vous vous acheviez l'un l'autre, l'un par l'autre, dans l'union. - Que sera cette histoire, jamais terminée, de votre mutuelle conquête ?

Dieu seul le sait, qui va vous bénir. Mais moi, ce que, au nom de toute l'expérience humaine, je puis vous assurer, c'est que votre bonheur dépend du champ que vous donnerez à vos espérances. Une affection étroitement fermée sur elle-même étouffe le corps et l'esprit. Pour assurer les continuels progrès nécessaires à la fécondité de votre union, il vous faut élargir encore les horizons où vous avez grandi.

Vous ne serez heureux, autant que le désirent nos prières et nos voeux, que si vos deux vies se rencontrent et se propagent, aventureusement penchées vers l'avenir, dans la passion d'un plus grand que vous.

15 juin 1935.




Mariage de Christine Dresch et de Claude-Marie Haardt


Ma chère Christine, Mon cher Claude,



Décidément, la vie est pleine de coïncidences étranges, et peut-être de mystérieuses intentions... Qui eût dit, aux approches de Noël 1932, alors que je traversais avec Georges-Marie Haardt les déserts d'Asie centrale, - qui eût dit que, seize ans plus tard, j'aurais à vous adresser ces paroles, au moment où vous allez vous engager à votre tour dans une autre grande aventure : celle de vos deux vies réunies. - Et puisque la coïncidence recouvre probablement une intention secrète de la destinée, pourquoi ne serait-elle pas, cette intention des choses (ou de la Providence), que je vous transmette à tous les deux, - et plus spécialement à vous, mon cher Claude, - en la présence de la mère à qui vous devez tant - l'avertissement, le mot d'ordre, que le grand animateur et le grand voyageur qu'était votre père n'a pas cessé de nous donner par son exemple tout au long des routes de l'Asie: « Regardez toujours très haut en avant! »

Les traversées du Sahara, de l'Afrique, de la Chine ces diverses entreprises avaient (comme toute réalité Vivante) leur solide structure matérielle. Elles tendaient chacune vers un résultat précis, et soigneusement calculé. Et cependant, par-delà tout but économique, c'est toujours vers une sorte de rêve pressenti que, guidée par son chef, la flottille des camions et des chenilles naviguait dans les sables. Pour tous ceux qui ont eu l'honneur d'y participer, ces croisières ont toujours été un Peu, elles resteront toujours dans leur souvenir, comme des sortes de marche à l'étoile...



Ma chère Christine, Mon cher Claude,



Reproduisant, dans un domaine différent, mais avec un esprit identique, le geste paternel, entrez à votre tour dans la vie, les pieds solidement fixés au sol, mais les yeux tournés vers ce qui est plus grand et plus beau que vous-mêmes. La tentation et la stérilisation de l'amour, vous le savez, c'est le repos dans la possession, - c'est l'égoïsme à deux. Afin de vous trouver l'un l'autre, afin de vous joindre vraiment, ne cherchez pas d'autre route que celle d'une forte passion pour  un idéal commun. Entre vous deux (sur ce point c'est la structure même du monde qui vous impose une loi infrangible), - entre vous deux, dis-je, pas de belle union possible sinon en quelque centre supérieur qui vous rassemble. Que ce centre soit bientôt l'enfant! Que ce centre, en tous les cas, soit l'intérêt et la joie de vous découvrir et de vous compléter toujours plus l'un l'autre, dans le coeur et dans l'esprit!  Et que ce centre, surtout, d'une façon ou d'une autre (suivant votre mode propre) soit le Dieu devant qui et en qui vous allez associer dans un instant, et pour toujours, vos deux existences; - Dieu le seul centre définitif de l'Univers; - Dieu non pas conventionnel et lointain: mais Dieu tel qu'il doit et veut se manifester incommunicablement à vous si seulement vous obéissez jusqu'au bout à la force intérieure qui agit en ce moment pour vous rapprocher.

21 décembre 1948.

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