mercredi 18 avril 2012

Le réalisme spirituel de Thérèse

Thérèse de Lisieux est la sainte de l'exploitation du quotidien, de la sainteté de semaine. Elle faisait quelque chose, elle avait réagi de telle façon. Elle réfléchissait immédiatement là-dessus, puis engageait un nouveau pas. Aucun saint n'a autant collé aux petits riens de la vie. C'est pour cela qu'on peut la croire quand elle dit et redit pour nous épargner des irréalismes : avec votre vie telle quelle, le Seigneur peut faire des choses immenses, mais... Mais ? Il faut avoir confiance.

Quand je suis faible, je suis fort

Avoir confiance, avoir «foi » en Dieu ? Doctrine si classique! Mais elle ne mord pas sur nous, elle n'a jamais mordu. Essayons de nous faire saisir par ces paroles de vie, les seules réalistes.
« Hors de moi, vous ne porterez aucun fruit spirituel. Si vous demeurez en moi, demandez ce que vous voudrez » (Jean 15, 5-7).
« Ma grâce te suffit, ma puissance se déploie dans la faiblesse. Je me vanterai donc de mes faiblesses, afin qu'habite en moi la puissance du Christ. Quand je suis faible, je suis fort » (2 Cor. 12, 8).
Je lis : « Quand je suis faible, je suis fort. » Mais je continue de gémir : « Il y a ça qui ne va pas, et puis ça, et puis ça. »
- Alors, si tu es faible, tu vas pouvoir être fort ? C'est Paul qui le dit.
- Paul! Paul! S'il était dans ma situation!
Plus réaliste, du réalisme très spécial de la foi, Thérèse prenait au mot Jésus, Paul, Isaïe. «Parole de Dieu», comme nous disons. Thérèse déduisait : donc, parole pour vivre.
Comment vivre ceci : quand on est faible on est fort ? Les brèves années de Thérèse au Carmel ont été hantées par cette question. Ne pouvant retracer ici son chemin, je vais essayer un schéma, sans citations. Si cela vous agrée, vous pourrez nourrir vous-même ce schéma en lisant Thérèse et ce que d'excellents spécialistes ont écrit sur elle.

L'envol thérésien

Peu à peu, un réflexe a gouverné toute la vie de Thérèse : l'envol vers Dieu. Pour la clarté, je décomposerai ce mouvement en trois phases. Mais elles peuvent parfaitement être liées en un seul réflexe, ou se chevaucher, ou changer d'ordre. Je regrette de durcir ce qui fut pour Thérèse une très grande spontanéité et qu'elle enseigna à ses novices et à ses correspondants comme réaction souple, vivante, pas du tout comme un truc mécanique.

- L'envol proprement dit
Une tuile m'arrive, ennui de santé, vacherie de X.., tentation maxi, tâche décourageante... Chacun peut ici allonger la liste ou préciser la tuile.
Alors, dit Thérèse, ne restez pas seul dans votre coin. Lâchez tout, immédiatement, pour bondir vers Dieu, en Dieu.
La vie de Thérèse, ce qu'on a dit et dira de sa doctrine, tout, exactement tout, se ramène à cet élan vers Dieu pour ne rien vivre seul.

- La minute de vérité
L'immense bénéfice de l'envol, c'est la lucidité, le réalisme. Près de Dieu, pas question d'exagérer, c'est la minute de vérité. Un peu d'humour (j'excepte évidemment les coups extrêmement durs) est très indiqué On analyse le plus calmement possible la situation. Si l'on fréquente assez l'Evangile on arrive à voir, près de Jésus, sous quel angle il examinerait notre problème
On cherche alors deux choses. Comment là, je dois aimer. Et qu'est-ce qui pour moi est tout de suite possible. Ce que le Seigneur et la vie ont appris à Thérèse, c'est premièrement de revenir opiniâtrement à l'exigence d'amour, seul commandement de Dieu.
Et, deuxièmement, d'avoir le courage de faire d'abord tout le possible. On découvre vite que c'est énorme. Chacun de nous, quel qu'il soit, a reçu un joli lot de forces physiques et morales. Avec elles, ayant bien vu en Dieu et avec Dieu de quoi il s'agit, on peut très souvent se mettre à la tâche sans attendre, sans se plaindre, sans dire si. Trois attitudes irréalistes.
Le bond en Dieu aura réveillé notre courage, décelé le vrai point d'application de nos forces. Et, surtout, c'est capital, nous aura replacé dans le sens du dessein de Dieu sur nous: l'exigence d'aimer ici et tout de suite, dans cette situation. Tout le reste étant chimère et gaspillage de vie.
Mais ce même bond en Dieu, nous ayant hissé jusqu'à un lieu de grande lucidité, nous fera mesurer avec plus de vérité que d'ordinaire nos limites et notre faiblesse. C'est là que nous retrouverons le « quand tu es faible, tu es fort ».

- La folle confiance
Vous m'avez probablement suivi jusqu'ici avec un brin d'ironie. « Gentil, mais ça ne va pas loin, la vie est autrement coriace. Dans les vrais coups durs, vos petits exercices de lucidité et de courage ça ne résiste pas. La définition même du coup dur c'est qu'on ne peut plus être lucide et courageux, on peut seulement se révolter, pleurer ou se laisser glisser. »
C'est vrai, c'est ce qu'a appris Thérèse. Elle ne manquait pas de courage, elle l'a montré à quinze ans, renversant les obstacles pour forcer le Carmel. Elle a cru qu'elle prendrait aussi la sainteté d'assaut. Mais elle s'est heurtée à l'obstacle qui ne se renverse pas : ses désirs fous de sainteté ne correspondaient pas à sa faiblesse.
« Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à posséder la plénitude de l'amour ? 0 Jésus, mon premier, mon seul ami, toi que j'aime uniquement, dis-moi quel est ce mystère ? »
C'est aussi notre mystère. Chaque fois que nous avons voulu quelque chose de grand et que nous n'avons pas pu. Il fallait aimer et nous avons été pitoyable. Faible, faible, faible.
Essayons de nous rappeler. Avons-nous bondi en Dieu ? « Sans toi, ce serait impensable, mais avec toi ? Avec toi. »
C'est le quitte ou double de la sainteté. Se battre seul et caler. Ou demander, réellement demander, la force pour le pas impossible. Lui faire follement confiance. Mais follement, ici, dit tout.
Ensuite, se battre avec ce qui sera donné. Car là encore, la vie de Thérèse est garante : elle n'a pas reçu une vie plus douce, mais de quoi vivre durement. La vie matérielle (le froid de Lisieux !), la vie sur-réglementée, les problèmes de caractère dans un couvent fermé qui fermentait. La tuberculose soignée comme elle l'était à l'époque. Et, en plus, des tourments de la foi. « Quand je suis faible, je suis forte. »
Nous sommes aimés.
Quelle que soit notre vie, la parole vaut pour nous nous : pourrions être forts si nous acceptions d'être faibles. Thérèse n'a rien inventé, mais elle a vécu. Elle a vérifié au jour le jour que le Seigneur aime les petits parce qu'ils sont petits. Sa trouvaille est d'avoir compris qu'on peut vivre grandement dans la petitesse, dans la faiblesse jusqu'au bout. J'ai mis longtemps à admettre cela, qui est pourtant la clé de la doctrine thérésienne. Dieu ne nous donne pas de devenir forts, mais de quoi vivre forts en restant dans la faiblesse qui attire ses, dons. Le « petit », c'est celui à qui il peut donner. Le «grand », c'est celui qui commence à penser qu'il peut très bien se débrouiller tout seul. Il est perdu. Perdu pour la sainteté. Il se débrouillera, mais dans de minces ambitions. Il n'aura pas appris à demander des forces pour des désirs fous et pour des combats extrêmes.
Mais pourquoi, puisque cela a l'air si simple, n'y a-t-il pas des milliers de Thérèse ? Des milliers de faibles arrachant juste ce qu'il faut pour aimer au moment même où ça paraît impossible d'aimer ?
Il semble que c'est parce qu'on ne nous a pas assez appris à vivre comme des êtres aimés de Dieu. Tant que Thérèse a voulu aimer, elle a piétiné et cherché. Ce n'était pas ça. L'illumination grandissante fut de se savoir aimée. La vie, alors, bascule. D'abord se laisser aimer, se laisser faire, recevoir, s'ouvrir à l'action créatrice. Puis agir dans l'amour. Recevoir n'est plus humiliant (mais qui, d'ailleurs, a inventé que recevoir de Dieu était humiliant ?). Et surtout, ce n'est plus une chose incroyable à croire. L'avortement des saintetés est là : ne pas arriver à croire ce que Dieu pourrait faire avec nous.
Quand on suit la vie de Thérèse, de mois en mois. on discerne très nettement les étapes de sa marche vers la confiance d'amour. Une confiance telle qu'elle cherchait les adjectifs les plus inconditionnels : confiance folle, confiance aveugle, confiance téméraire. Puis à la fin, seulement amour. Si l'amour n'est pas follement confiant, pourquoi l'appeler amour ?
Mais si je ne peux pas avoir aussi follement confiance ?
Ultime objection, ultime résistance intérieure : s'il faut croire aussi follement que je suis aimé, rien ne va plus. Je n'ai pas cette conviction au degré qui m'apparaît maintenant nécessaire.
Réponse de Thérèse : toujours la vie, le réalisme. Vivre tout de suite avec ce que l'on a comme conviction. Avec une petite confiance, on demandera chichement, mais l'essentiel est de ne pas vivre dans notre coin. Essayer des envols gauches vers Dieu, des lucidités pas très réussies, des demandes hésitantes. Mais commencer.
Ce qui aura tant tué de vies qui voulaient être magnifiques, c'est que ces êtres généreux rêvaient de faire de grands pas. Thérèse nous apprend à commencer par de petits pas. Et à continuer pareil. Les petits font toujours des petits pas. Mais si la droite de Dieu les saisit...

Extrait de 30 minutes pour Dieu, André Sève

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire