mercredi 18 avril 2012

Réflexions sur le Notre-Père

Extrait de Dieu et moi, Aldous Huxley

Familiarité ne veut pas nécessairement dire compréhension ; en fait la familiarité occulte souvent la compréhension. Nous tenons pour acquise une chose qui nous est familière sans même tenter de savoir ce qu'elle est. Pour des millions d'hommes et de femmes, il n'est pas de mots plus familiers que ceux du Notre-Père. Et pourtant, voilà des mots qui sont bien mal compris. C'est pourquoi ils ont fait l'objet de tant de commentaires par le passé ; et c'est pourquoi il m'a paru opportun de leur ajouter quelques brefs commentaires.
L'invocation définit la nature du Dieu à qui la prière s'adresse. Et on ne peut mieux faire apparaître l'entière signification de la prière qu'en insistant tour à tour sur chacun des mots qui la composent.
« Notre Père qui es aux cieux. »
Dieu est nôtre au sens où Il est la source et le principe universels, l'être de tout être, la vie de toute vie, l'esprit de chaque âme. Il est présent dans toutes les créatures mais toutes les créatures ne sont pas également conscientes de Sa présence. Ce degré de conscience varie avec la nature de ce qui est conscient, car la connaissance est toujours une fonction de l'être. La nature de Dieu n'est pleinement compréhensible qu'à Dieu Lui-même. Parmi les créatures, la connaissance de Dieu grandit et devient plus adéquate à mesure que celui qui connaît est de plus en plus semblable à Dieu. Ainsi que saint Bernard l'établit: « Dieu qui, dans sa simple substance, est partout égal à Lui-même paraît néanmoins différent aux créatures rationnelles et aux créatures irrationnelles, aux bonnes créatures rationnelles et aux mauvaises. Les créatures irrationnelles ne peuvent comprendre Sa présence en elles ; toutes les créatures rationnelles peuvent Le comprendre par la connaissance ; mais seules celles qui sont bonnes peuvent Le comprendre par l'amour », et, pourrions-nous ajouter, par la contemplation qui est l'expression la plus haute de l'amour de Dieu.
L'objet ultime de la vie humaine est le suivant : devenir capable d'appréhender la présence de Dieu en soi-même comme en autrui. La valeur de tout ce que pense et fait un homme doit se mesurer en fonction de sa capacité à appréhender Dieu. Les pensées et les actions sont bonnes lorsqu'elles nous rendent moralement et spirituellement capables d'appréhender ce Dieu qui est nôtre, immanent à chaque âme et transcendant en tant que principe universel qui nous confère vie, mouvement et être. Elles sont mauvaises lorsqu'elles tendent à renforcer les barrières érigées entre Dieu et notre âme, entre notre âme et l'âme d'autrui.
« Notre Père qui es aux cieux. »
Un père engendre, soutient et éduque, aime et néanmoins punit.
Tous les êtres sensibles sont capables de désobéir à la volonté de leur père, et surtout l'homme. Inversement, c'est surtout l'homme qui est capable d'obéir.
Dieu, tel qu'Il est en Lui-même, ne peut être connu que de ceux qui sont « parfaits comme leur Père qui est aux cieux est parfait ». Par conséquent, la nature intrinsèque de l'amour que Dieu porte au monde reste un mystère pour la plupart des êtres humains. Mais, de notre point de vue, nous pouvons nous former une idée suffisamment claire de l'amour que nous porte Dieu. Et aussi de ce qu'on appelle la colère de Dieu, l'aspect sévère du Père divin. Toute désobéissance à la volonté de Dieu, tout défi à la nature des choses, tout manquement aux normes qui gouvernent les univers de la matière, de la conscience et de l'esprit ont des conséquences plus ou moins graves pour ceux qui sont responsables directement ou indirectement de la transgression. Certaines de ces conséquences indésirables sont d'ordre physique, comme lorsque, par exemple, le défi aux lois de la Nature ou de la nature humaine conduit l'individu à la maladie ou le corps politique à la guerre. D'autres sont de nature spirituelle, comme ces mauvaises habitudes de pensée et de comportement qui mènent à la dégénérescence de la personnalité et à l'érection de barrières insurmontables entre l'âme et Dieu. Ces fruits de la désobéissance humaine sont considérés ordinairement comme l'expression de la colère de Dieu.
De manière analogue, on considère ordinairement les conséquences physiquement, moralement ou spirituellement désirables qui découlent de l'obéissance à la volonté divine et du respect de la nature des choses comme l'expression de l'amour de Dieu. C'est en ce sens que, pour l'« homme naturel », Dieu est notre Père à la fois aimant et sévère. Dieu le Père tel qu'en Lui-même ne peut être connu de nous que si nous sommes préparés à la vision béatifique de la réalité divine.
« Notre Père qui es aux cieux. »
C'est le mot clé de l'invocation ; car le fait ultime de Dieu est le fait de Son existence. « Qui est-Il ? » (Je cite encore saint Bernard.) « Je ne peux concevoir de meilleure réponse que : Il est Celui qui est. Si vous dites que Dieu est bon, ou grand, ou béni, ou sage, ou quoi que ce soit de cet ordre, c'est déjà présent dans ces mots : Il est. »
Les philosophes ont écrit interminablement sur l'Être, l'essence, les entités. La plupart de ces spéculations sont dénuées de sens et n'auraient jamais été entreprises si les philosophes en question s'étaient donnés la peine d'analyser la manière dont ils s'exprimaient. Dans les langues indoeuropéennes, le verbe être est employé de différentes manières et dans des sens qui ne sont pas moins différents. C'est la raison pour laquelle, grâce aux progrès de la linguistique, on peut interpréter comme des erreurs grammaticales ce qui, jusque-là, passait pour de la métaphysique. Est-ce vrai d'une proposition comme : Dieu est Celui qui est ? La réponse est non. Car cette proposition - Dieu est Celui qui est - peut être vérifiée, dans une certaine mesure, par tout homme qui s'évertue à remplir les conditions d'une vision mystique de la réalité. Car, dans la contemplation, le mystique a l'intuition directe d'un mode d'être incomparablement plus réel et substantiel que ne le sont les existences - la sienne et celle des autres, êtres et choses - dont, par une intuition directe comparable, il a conscience en temps ordinaire. L'existence de Dieu est un fait dont l'homme peut réellement faire l'expérience, et c'est le fait le plus important dont il puisse faire l'expérience.
Tout ce qu'on peut dire à propos de Dieu « est contenu dans ces mots : Il est ». Parce qu'Il est, nous L'appréhendons comme nôtre et comme père. Et, parce qu'Il est, nous L'appréhendons comme étant « aux cieux ».
« Notre Père qui es aux cieux. »
Dans la prière, les cieux s'opposent à la terre comme une chose de nature différente. Le terme « cieux » n'a évidemment pas de signification spatiale. La conscience est sa demeure, et c'est là que se trouve le royaume des cieux. Autrement dit, les cieux sont un mode de conscience autre et supérieur. C'est-à-dire qu'à la manière naturelle et non régénérée dont nous pensons, sentons et voulons il faut substituer une autre manière de penser, de sentir et de vouloir. Il faut perdre sa vie terrestre pour gagner la vie céleste. D'abord ainsi que tous les mystiques l'ont dit, ce mode de conscience que nous appelons « céleste » ne se livre entièrement à nous que dans la contemplation. Mais ultérieurement samsara et nirvana sont un ; le monde est vu sub specie aeternitatis ; le mystique est capable de vivre de manière ininterrompue dans la présence divine. Il continue à œuvrer parmi ses semblables, ici, sur terre, mais son Esprit est « aux cieux » parce qu'il s'est assimilé à Dieu.
Voilà pour il invocation ; considérons maintenant la prière elle-même. Elle est formulée à l'impératif ; mais pour en saisir tout le sens, il convient de la transposer à l'indicatif et d'en considérer les différentes propositions comme autant d'énoncés sur le but de la vie humaine et sur les moyens d'atteindre ce but.
Il convient aussi de se rappeler que, si ces propositions sont énoncées successivement, chacune d'elles, étant à la fois cause et effet, est reliée à toutes les autres. Si l'on voulait représenter la prière par un diagramme, il serait incorrect de lui donner la forme d'une ligne droite ou d'une courbe ouverte. Le symbole le plus approprié serait une figure fermée, sans commencement ni fin, dont chaque section précéderait toutes les autres et leur succéderait -, un cercle ou, mieux, une spirale, où les réitérations seraient progressives et représenteraient, une fois remplies les conditions de ce progrès, des points d'accomplissement de plus en plus élevés.
« Que Ton nom soit sanctifié. »
Appliqué à l'être humain, le mot « sainteté » désigne le renoncement volontaire et l'abandon de soi au profit du bien le plus haut et le plus réel. La sanctification, ou action de rendre saint, est l'affirmation, en paroles et en actes, que la chose sanctifiée fait partie de ce bien le plus réel et le plus haut. Que seul peut être sanctifié (et nous devons prier pour avoir la force de le sanctifier toujours plus) le nom de Dieu - le Dieu qui est, et qui est donc nôtre, le Père qui est aux cieux.
« Le nom de Dieu » est une expression qui véhicule deux sens principaux. Dans la mesure où les Juifs, comme beaucoup d'autres peuples de l'Antiquité, considéraient le nom d'une chose comme identique à son principe interne ou à son essence, cette expression signifie simplement « Dieu ». « Que Ton nom soit sanctifié » équivaut à: « Que Tu sois sanctifié. » La proposition affirme que Dieu est le bien le plus réel et le plus haut et que c'est au service de ce seul bien que nous devons consacrer notre vie. Ce que nous prions, en répétant cette proposition, c'est la connaissance vivante et vécue de ce fait, et la force inébranlable d'agir sur cette connaissance.
Voilà pour le premier sens de « Que Ton nom soit sanctifié ». Son autre signification reflète la manière dont la langue a évolué à l'époque moderne. Pour nous, le nom d'une chose est essentiellement différent de ce qu'il nomme. Les mots ne sont pas les choses qu'ils représentent mais des outils qui nous permettent de penser les choses. Pour celui qui adopte le point de vue moderne « le nom de Dieu » n'équivaut pas à « Dieu ». Il fait plutôt partie de ces concepts verbaux qui nous permettent de penser Dieu. Ces concepts doivent être sanctifiés, non pas, bien sûr, pour eux-mêmes (ce ne serait que de la magie), mais en tant qu'ils nous permettent de sanctifier Dieu dans notre vie de manière efficace et permanente. La connaissance est l'une des conditions de l'amour et les mots sont l'une des conditions de toute forme de connaissance rationnelle. D'où l'importance, dans la vie spirituelle, d'une hypothèse de travail concernant le bien le plus réel et le plus haut. Sanctifier le nom de Dieu, c'est penser verbalement à Dieu pour passer de la simple connaissance intellectuelle à J'expérience vivante de la réalité. La méditation discursive est une préparation qui précède la contemplation ; on peut accéder à Dieu Lui-même en usant comme il faut du nom de Dieu. Cela est vrai non seulement au sens large que le mot a revêtu jusqu'ici, mais aussi dans un sens plus limité et plus littéral. Partout où la religion a prospéré, on s'est rendu compte que la répétition des noms sacrés pouvait avoir pour effet de concentrer l'esprit sur un seul but et de le préparer à la contemplation.
La relation entre la première proposition de la prière et les suivantes peut se résumer brièvement. La sanctification de Dieu et de Son nom est la condition indispensable à la réalisation des autres buts que mentionne la prière - à savoir l'avènement du royaume de Dieu et l'accomplissement de Sa volonté, la préparation de l'âme à recevoir la grâce, le pardon et la libération de Dieu. Inversement, plus nous accomplissons la volonté de Dieu et plus nous faisons advenir Son royaume par la libération, le pardon et la grâce, plus nous sommes capables de sanctifier le nom de Dieu et Dieu Lui-même.
« Que Ton royaume vienne... sur la terre comme au ciel. »
Le but de l'existence humaine est d'utiliser les occasions que lui ménage l'espace-temps pour parvenir à la connaissance du royaume de Dieu, de la réalité intemporelle - ou de faire en sorte d'être à même d'accepter la manifestation de la réalité par Lui et en Lui. Le mot « comme », dans « sur la terre comme au ciel », nous aide à prendre clairement conscience du sens de notre prière : donne-nous la force de réaliser l'éternité ici, dans le temps, pour que l'éternité ait une chance de nous posséder, pas seulement virtuellement, mais réellement. Pour les saints contemplatifs, qui sont « parfaits comme le Père qui est aux cieux est parfait », samsara et nirvana sont un, le royaume de Dieu est sur terre comme au ciel. Le changement n'est pas simplement personnel et subjectif. Le pouvoir des saints peut influer sur le monde où ils vivent.
Le but de la vie humaine ne peut être atteint par un individu tout seul. Ce que peut et doit faire l'individu, c'est de se tenir prêt à entrer en contact avec la réalité et à recevoir la grâce dont l'aide lui permettra de réaliser son véritable but. Si nous voulons être prêts pour Dieu, il nous faut remplir certaines conditions qui sont énoncées dans la prière. Nous devons sanctifier le nom de Dieu, faire Sa volonté et pardonner ceux qui nous ont offensés. En agissant ainsi, nous serons délivrés du mal qu'est l'égoïsme, pardonnés du péché d'être séparés et bénis par le pain de la grâce, sans quoi notre contemplation sera illusoire, et vains nos efforts pour nous amender.
« Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »
Cette phrase a deux sens. Concernant la réalité ultime, la volonté de Dieu est identique à l'être de Dieu ou au royaume. Prier pour que la volonté de Dieu s'accomplisse sur la terre comme au ciel, c'est, en d'autres termes, prier pour l'avènement du royaume éternel dans le monde temporel. Mais ces mots ne s'appliquent pas seulement à la réalité ultime ; ils s'appliquent également aux êtres humains. En ce qui nous concerne, « faire la volonté de Dieu » c'est faire ce qu'il faut pour nous préparer à la grâce et à l'illumination.
II n'y a pas de commune mesure entre la terre et le ciel, le temps et l'éternité, l'ego et l'esprit. Le royaume de Dieu ne peut advenir que dans la mesure où le royaume de l'homme naturel est renversé. Pour gagner notre vie d'union, nous devons perdre notre vie de passions, notre vie de simple curiosité, notre vie de distractions, qui est la vie ordinaire des hommes. « Combats-toi toi-même, dit sainte Catherine de Sienne, et tu ne connaîtras plus ni peur ni ennemi. »
Tout cela est très facile à lire et à écrire mais terriblement difficile à mettre en pratique. La purgation est laborieuse et douloureuse ; mais la purgation est la condition de l'illumination et de l'union. Inversement, un certain degré d'illumination est la condition d'une purgation efficace. Le stoïcien pense à se nier lui-même par des actes de volonté superficielle. Mais la volonté superficielle est la volonté du moi, et les mortifications qu'elle induit tendent plutôt à renforcer le moi qu'à l'éliminer, à lui permettre de devenir, selon les mots terribles de William Blake, « un ennemi de la droiture ». Ayant nié un aspect de son ego pour en renforcer un autre plus dangereux, le stoïcien finit par être encore plus imperméable à Dieu qu'il ne l'était avant de s'imposer cette discipline. Combattre le moi avec les seules forces du moi n'aboutit qu'à accroître l'égoïsme. Dans le domaine psychologique, rien ne peut être déplacé qui ne doive être remplacé. La préoccupation du moi doit graduellement faire place à la préoccupation de la réalité. Il ne peut y avoir de mortification efficace visant à l'illumination sans méditation ou dévotion, sans détournement de l'attention qu'on porte au moi au profit d'une réalité plus haute. Ainsi que je l'ai déjà noté, tout processus spirituel prend la forme d'un cercle ou, mieux, d'une spirale. Pour remplir les conditions de l'illumination, nous devons avoir la vision fugitive faute de l'illumination elle-même - de ce qu'est l'illumination. Si le royaume de Dieu doit advenir en nous, c'est nous qui devons accomplir la volonté de Dieu -, et le royaume de Dieu n'adviendra que si nous accomplissons Sa volonté.
« Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. »
Il est possible que le mot que l'on traduit par « quotidien » ait une autre signification et qu'il faille lire la phrase ainsi : « Donne-nous aujourd'hui notre pain du jour (éternel). » Cela mettrait l'accent sur le fait, assez évident pour qui est familier avec la langue des Évangiles, que le pain dont il est question est une nourriture divine et spirituelle, la grâce de Dieu. La traduction traditionnelle tient pour acquis que ce pain est de nature spirituelle et insiste sur la pensée déjà exprimée par l'« aujourd'hui ».
Un homme ne peut se nourrir de ce qu'il mangera demain, ni du souvenir de ce qu'il a mangé la semaine dernière. Le pain ne remplit son office que s'il est consommé « aujourd'hui », ici et maintenant. Il en est de même des nourritures spirituelles. Le remords des actions passées et le pieux espoir d'un avenir meilleur ne contiennent aucun aliment pour l'âme qui vit toujours dans le présent et dans aucun autre moment du temps. En passant du niveau végétatif et animal au niveau spirituel, la vie passe de ce qu'on pourrait appeler l'éternité physiologique de l'existence sans conscience au monde humain de la mémoire et de l'anticipation, pour accéder enfin à une autre éternité plus haute, le royaume éternel de Dieu. Dans la spirale ascendante de l'être, le saint contemplatif occupe un point qui correspond exactement, mais à un niveau supérieur, à la place qu'occupent la fleur ou l'oiseau. Ils habitent tous l'éternité ; mais, alors que l'éternité de la fleur ou de l'oiseau n'est que l'éternel présent sans conscience du processus naturel, l'éternité du saint est union avec cette pure conscience qu'est la réalité ultime. Entre ces deux mondes gît l'univers humain, fait de regards en arrière et de prévisions, de craintes et de désirs, de souvenirs et de conditionnements, d'espoirs et de plans, de rêveries et de remords. C'est un monde riche, aussi plein de bien et de beauté qu'il est plein de mal et de laideur; mais c'est un monde qui n'est pas le monde de la réalité ; car c'est notre monde, fait de main d'homme, produit des pensées et des actions d'êtres qui ont oublié leur véritable but et se sont tournés vers des choses qui ne sont pas leur bien. Telle est la vérité clamée par tous les grands maîtres spirituels de l'histoire : l'illumination, la libération, le salut, appelez cela comme il vous plaira, ne peut être donné qu'à ceux qui vivent au présent dans la contemplation de l'éternelle réalité et non dans l'évocation du passé ou de l'avenir de l'homme, dans l'évocation de ses habitudes, de ses désirs et de ses craintes.
Le Christ a particulièrement insisté sur l'urgente nécessité de vivre dans le présent spirituel. Il a exhorté ses disciples à modeler leur vie sur la vie des fleurs et des oiseaux et à n'accorder aucune pensée au lendemain. À s'en remettre non à leur anxiété, mais à la grâce de Dieu qui devait leur être donnée en proportion exacte des prétentions et de la volonté personnelle qu'ils avaient abandonnées. La phrase du Notre-Père qui nous occupe ici résume tout ce que dit l'Évangile à ce propos. C'est maintenant que nous devons demander la grâce à Dieu, pour la bonne raison que, par nature, la grâce ne peut venir qu'à ceux qui vivent dans l'éternel présent.
Comme d'habitude, le problème pratique est terriblement ardu. La libération ne peut advenir que si l'on abandonne toute pensée du lendemain pour vivre dans l'éternel présent. Mais, en même temps, la prudence reste l'une des vertus cardinales et il n'est pas bon de tenter la Providence en étant irréfléchi et vide de toute pensée.
Ô ennuyeuse condition humaine ! Être né sous une loi pour connaître d'autres limites Engendré en vain pour oublier la vanité Créé malade alors qu'il faut être sain.
Pour un tel être (et la description de Fulke Greville est vraiment pertinente) tout problème ne peut qu'être ardu. Ce problème particulier - l'établissement d'une relation juste entre le monde de l'éternelle réalité et le monde humain du temps - est certainement l'un des plus ardus qui soit. Nous avons besoin de la grâce pour être apte à recevoir la grâce.
« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
« Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » est une proposition qui doit être conçue comme un résumé de toutes les dimensions présentes dans la prière. Le pardon n'est qu'une forme particulière de don, terme qui recense tous les aspects de la vie non égoïste, à la fois condition et résultat de l'illumination. À mesure que nous pardonnons, ou, en d'autres termes, à mesure que nous changeons notre attitude « naturellement » égoïste envers nos semblables, nous devenons de plus en plus capables de sanctifier le nom de Dieu, de faire la volonté de Dieu et de coopérer avec Lui pour qu'advienne Son royaume. De plus, le pain quotidien de la grâce, sans lequel rien ne peut être accompli, nous est donné dans la mesure exacte où nous donnons et où nous pardonnons. Si l'on aime Dieu comme il convient, on doit aimer son prochain comme il convient, et le prochain c'est aussi celui qui nous a offensé. Inversement, on doit aimer Dieu si l'on aime son prochain comme il convient. Dans la vie spirituelle, toute cause est aussi effet et tout effet est cause.
Voyons à présent dans quel sens Dieu nous pardonne nos offenses et nos dettes comme nous pardonnons nos débiteurs et ceux qui nous ont offensés.
À l'échelle humaine, le pardon est le renoncement au droit reconnu d'être payé ou de punir. Certains de ces droits reconnus sont purement arbitraires ou purement conventionnels. D'autres, au contraire, semblent plus fondamentaux, plus étroitement en accord avec ce qui est tenu pour juste. Mais ces notions fondamentales de justice sont des notions qui appartiennent à l'homme « naturel », non régénéré. Tous les grands maîtres religieux ont affirmé que ces notions doivent faire place à d'autres - les pensées et les intuitions de l'homme libéré et illuminé. La vieille loi doit laisser place à une loi nouvelle, qui est la loi de l'amour, de mahakarun, de la compassion universelle. Si les hommes ne font pas valoir leurs « droits » à être payés ou à punir, Dieu ne les fait pas valoir non plus. Il est absurde, en effet, de dire que de tels droits doivent leur existence à Dieu. S'ils existent parmi les hommes, ce n'est qu'en vertu du fait que nous sommes soit des êtres isolés, soit, au mieux, des membres autosacrifiés de groupes qui possèdent le caractère du moi et dont la conduite égoïste satisfait par procuration les sentiments égoïstes de ceux qui se sont sacrifiés à ces groupes. L'homme « naturel » est motivé soit par l'égoïsme, soit par la sublimation sociale de l'égoïsme que Philip Leon nomme avec pertinence alter-égoïsme. Mais ce n'est pas parce que Dieu ne fait valoir aucun des droits qu'hommes et sociétés font valoir devant la justice que nos actes sont sans conséquences, que ces conséquences soient bonnes ou mauvaises. Là encore, les grands maîtres religieux sont unanimes. Il existe une loi du karma ; on ne se moque pas de Dieu, et l'homme récolte ce qu'il a semé. Parfois, la nature de la récolte est évidente, comme dans le cas de l'ivrogne qui récolte maladie et dégénérescence mentale. Mais, très souvent, la récolte est d'une nature telle qu'il est difficile de la détecter, sauf pour des yeux illuminés. Jésus, par exemple, ne cessait d'invectiver les scribes et les pharisiens. Mais les scribes et les pharisiens étaient de bons citoyens, modèles d'austérité et de respectabilité. Le seul problème avec eux était que leur vertu n'était que vertu d'hommes non régénérés - et une telle vertu passe aux yeux de Dieu pour de « répugnants haillons » ; car même la vertu de ceux qui ne sont pas régénérés éclipse Dieu et empêche ceux qui la pratiquent d'avancer vers la connaissance de la réalité ultime, qui est le but de la vie. Ce que récoltent scribes et pharisiens c'est l'incapacité plus ou moins complète à connaître le Dieu qu'ils s'imaginent servir. Dieu ne les punit pas plus qu'Il ne punit celui qui, par inadvertance, fait un faux pas au sommet d'une falaise. La nature du monde est telle que quiconque ne réussit pas à se conformer à ses lois devra en assumer les conséquences, qu'elles soient immédiates et spectaculaires, comme dans le cas de l'homme qui fait un faux pas sur la falaise, ou lointaines, subtiles et peu évidentes, comme dans le cas du vertueux qui n'est vertueux qu'à la manière des scribes et des pharisiens.
Parce que Dieu n'a pas de « droits » à faire valoir, on ne peut en aucun cas penser qu'Il a renoncé à ces « droits ». Et parce qu'Il est le principe du monde, Il ne peut ni suspendre ces lois, ni faire d'exception aux règles qui sont la manifestation de ce principe. Cela signifie-t-il donc que Dieu ne peut nous pardonner nos dettes et nos offenses ? En un certain sens, oui. Mais il existe un autre sens où l'idée de pardon divin a une validité et une signification profondes. Les bonnes pensées et les bonnes actions ont des conséquences qui neutralisent ou mettent un terme aux mauvaises pensées et aux mauvaises actions. Car lorsqu'on abandonne la vie du moi (et notez que, tout comme le pardon, le repentir et l'humilité sont des formes particulières de don), lorsqu'on abandonne ce que les mystiques germaniques appellent « le je, le moi, le mien », on devient peu à peu apte à recevoir la grâce. La grâce nous rend capables de connaître plus complètement la réalité, et cette connaissance de la réalité nous aide à nous défaire de plus en plus de la vie du moi - et ainsi de suite en une spirale montante d'illumination et de régénération. Nous devenons différents de ce que nous étions et, devenant différents, nous cessons d'être à la merci du destin que nous avions, êtres « naturels » et non régénérés, forgés par nous-mêmes par nos mauvaises pensées et nos mauvaises actions. Ainsi, le pharisien qui abandonne sa vie faite de respectabilité, d'estime de soi et de droiture sans charité, devient-il capable de recevoir une parcelle de grâce ; il cesse d'être pharisien et, de ce fait, d'être soumis au destin forgé par l'homme qu'il était et qu'il n'est plus. Se rendre apte à recevoir la grâce est un repentir et une expiation des plus efficaces ; et la faveur de la grâce est le divin pardon des péchés.
Cette vérité s'exprime de manière assez fruste dans la doctrine qui enseigne que les mérites ont le pouvoir d'éliminer leur contraire. En outre, si le pardon divin est une faveur de la grâce, on peut comprendre que le sacrifice consenti par autrui et les mérites d'autrui puissent profiter à l'âme. L'être illuminé se transforme lui-même mais, dans une certaine mesure, il transforme aussi le monde autour de lui. L'individu non régénéré est plus ou moins complètement privé de vraie liberté ; seuls les êtres illuminés sont capables de choix authentiquement libres et d'actes authentiquement créatifs. Cela étant, il leur est possible de modifier pour le mieux les destins qui s'épanouissent autour d'eux en inspirant à ceux qui forgent ces destins le désir et le pouvoir de donner, pour qu'ils deviennent capables de recevoir la grâce qui les transformera et les délivrera du destin qu'ils s'étaient préparé.
« Ne nous induis pas en tentation mais délivre-nous du mal ; car à Toi reviennent le royaume, la puissance et la gloire. »
La nature du mal dont nous prions qu'on nous délivre est définie par inférence dans la proposition suivante. Le mal consiste à oublier que le royaume, la puissance et la gloire appartiennent à Dieu, et à agir en croyant de manière folle et criminelle qu'ils nous appartiennent. Tant que nous restons des individus ordinaires, sensuels et non régénérés, nous sommes sans cesse tentés d'exclure Dieu de nos pensées et de L'éclipser par nos actions. Mais ces tentations ne cessent pas à partir du moment où nous empruntons le chemin de l'illumination. Ce qui se produit c'est qu'à chaque progrès accompli, les tentations se font plus subtiles, moins grossières, moins évidentes, infiniment plus dangereuses. Bélial et Mammon n'ont pas de pouvoir sur ceux qui sont avancés ; ceux-là ne succombent pas non plus aux tentations matérielles que leur tend Lucifer, puissance et empire. Mais aux âmes de qualité, Lucifer offre des tentations plus rares, et nombreux sont ceux parmi les plus avancés sur le chemin de l'illumination à avoir succombé à l'orgueil spirituel. À ceux qui sont parfaitement illuminés et totalement libérés, et à eux seuls, les tentations ne s'offrent pas.
La proposition finale de la prière réaffirme son thème central et dominant, à savoir que Dieu est tout et que l'homme, en tant qu'homme, n'est rien. De fait, l'homme, en tant qu'homme, est moins que rien; car c'est un rien capable de mal, c'est-à-dire capable d'affirmer siennes des choses qui sont à Dieu ; et, de ce fait, il est susceptible de se couper de Dieu. Mais bien que l'homme, en tant qu'homme, ne soit rien et puisse devenir moins que rien en faisant le mal, il est, en tant que celui qui connaît et aime Dieu, possesseur d'une étincelle latente et inaliénable de bien, il est potentiellement tout. Selon les mots du cardinal de Bérulle: « L'homme est un rien assiégé par Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et empli de Dieu si tel est son désir. » Telle est la vérité centrale de toute religion spirituelle, vérité qui est, pour ainsi dire, la prémisse majeure du Notre-Père. C'est une vérité que l'homme ordinaire et non régénéré juge difficile à accepter en théorie et plus difficile encore à mettre en actes. Les grands maîtres religieux ont mis Dieu au centre de leurs pensées et de leurs actes ; la plupart des gens ordinaires placent l'homme au centre de leurs pensées et de leurs actes. La prière qui vient naturellement à de telles gens est la supplique, supplique pour obtenir des avantages concrets et une aide immédiate quand ils ont des ennuis. Comme c'est différent de la prière de celui qui est illuminé ! Celui-là ne prie pas du tout pour lui-même, il prie pour que Dieu soit adoré, aimé et connu de lui comme il convient que Dieu soit adoré, aimé et connu - pour que la réalité latente et potentielle qui réside en son âme s'accomplisse totalement. On peut même voir une sorte d'ironie dans le fait que la prière du Christ - prière théocentrique d'un être suprêmement illuminé - soit devenue la prière la plus fréquemment répétée par des millions d'hommes et de femmes qui n'ont qu'une idée très imparfaite de ce qu'elle signifie et qui, s'ils comprenaient toute sa portée révolutionnaire, qui est à des lieues de l'humanisme aimable qui gouverne leur vie, se sentiraient sans doute choqués et indignés. Mais, dans les affaires de l'esprit, il est absurde de raisonner en termes de multitude et d'opinion publique. Il se peut que le Notre-Père soit généralement mal compris, voire pas compris du tout. Il est bon, néanmoins, qu'il reste la prière la plus familière d'une religion qui, particulièrement dans ses manifestations contemporaines les plus « libérales », s'est fourvoyée, loin du théocentrisme de son fondateur, dans un anthropocentrisme complètement hérétique que nous préférons, aujourd'hui, appeler « humanisme ». Le Notre-Père reste pour nous le témoignage énigmatique et bref d'une spiritualité sans compromis. Ceux que ne satisfait pas l'anthropocentrisme à la mode n'ont qu'à sonder ses profondeurs par trop familières et, par conséquent, incomprises pour découvrir une philosophie de la vie et une ligne de conduite qu'ils ont cherchées en vain jusque-là.

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