mardi 29 mars 2011

Brûlé, cet îlot...saluer poliment les étoiles et je dormais.

"Brûlé, cet îlot, comme une galette des rois trop longtemps laissée dans le four. Et vide, absolument, de plantes, d’êtres vivants, de constructions, l’endroit champion du monde catégorie désert, imbattable au Livre Guiness des records (chapitre « Rien »). Un plateau rocheux marron foncé, détergé, délavé, récuré… Tel était l’endroit de charme où nous avions débarqué.
Drôle de choix pour une excursion ! Monsieur Henri ne tarda pas à nous donner la raison de notre venue.
- Vous savez pourquoi les déserts avancent, un peu partout sur notre Terre ? … Il suffirait de fermer les paupières pour la voir avancer vers nous, cette terrible armée de sable. On nous parle de réchauffement de la planète, de forêts dévastées… C’est sans doute vrai. Mais l’on oublie l’essentiel. Ici, il y a cent ans, vivaient deux villages, avec tout ce qu’il faut pour être heureux, des plantes, des paillotes, de l’eau douce, des femmes, des hommes, des enfants, des animaux…
Je ne pouvais y croire.
Ici, de la vie ! Sur ce carré de la désolation . Allons donc ! Je forçais mon cerveau à imaginer mais il refusait, il renâclait, il me prenait pour une folle.
-… Un jour, une tempête aussi forte que la vôtre a soufflé sur cette île. Des arbres ont été arrachés, bien sûr, et des maisons se sont envolées. Mais tout le reste demeurait. Il suffisait de rebatir et l’existence aurait repris, comme avant, jusqu’à la prochaine tempête.
Depuis quelque temps, je voyais sur la mer se multiplier des triangles noirs. Ils tournaient et retournaient autour de nous comme une ronde. Je ne compris pas tout de suite que c’étaient les requins. Peut-être que ces bêtes-là ne se nourrissent pas seulement de chair fraîche mais aussi d’histoires sinistres ? Et celle que contait Monsieur Henri n’avait rien de gai.
- Les habitants s’étaient fait, comme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au lieu de venir chez nous les réapprendre, ils ont cru qu’ils pourraient vivre dans le silence. Ils n’ont plus rien nommé. Mettez-vous à la place des choses, de l’herbe, des ananas, des chèvres… A force de n’être jamais appelées, elles sont devenues tristes, de plus en plus maigres, et puis elles sont mortes. Mortes, faute de preuves d’attention ; mortes, une à une, de désamour. Et les hommes et les femmes, qui avaient fait le choix du silence, sont morts à leur tour. Le soleil les a desséchés. Il n’est bientôt plus resté de chacun d’entre eux qu’une peau, mince et brune comme une feuille de papier d’emballage, que le vent, facilement, a emportée.
Monsieur Henri s’est tu. Des larmes lui étaient montées. Sans doute avait-il des grands-mères, des grands-pères parmi les desséchés ? Il nous a reconduits à la pirogue. Les requins, après la fin de l’histoire, avaient disparu.
- Vous savez combien de langues meurent chaque année ?
Comment, privés des mots et encore plus des chiffres, aurions-nous pu lui répondre ? Je vous rappelle qu’après les cahots de la tempête et les agressions du vent, nos pauvres têtes ne pouvaient plus fabriquer la moindre phrase ! Nous parvenions tout juste à comprendre ce qu’on nous disait.
-Vingt-cinq ! Vingt-cinq langues meurent chaque années ! Elles meurent, faute d’avoir été parlées. Et les choses que désignent ces langues s’éteignent avec elles. Voilà pourquoi les déserts peu à peu nous envahissent. A bon entendeur, salut ! Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin.
Il nous regardait fixement, l’un puis l’autre, Thomas et moi. Sa gaité, sa gentillesse s’étaient évanouies, avalées par une gravité terrible. Il marmonnait pour lui-même, d’une main il tenait le hors-bord, de l’autre il comptait sur ses doigts vingt-cinq de moins chaque année, comme il reste cinq mille langues vivantes sur la Terre, en 2100, il n’en restera plus que la moitié, et après ?
La nuit en tombant, lui retira sa colère. Comme si l’obscurité était, avec la musique, la seule vraie maison de Monsieur Henri, l’endroit où il pouvait vivre à sa guise sans plus craindre aucun danger.
Une fois touchée la plage, il nous laissa ranger la pirogue et partit rejoindre un orchestre, un peu plus haut, à la lisière des arbres.
Le temps de m’allonger sur le sable, de saluer poliment les étoiles et je dormais. »

Eric Orsena - La grammaire est une chanson douce

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